Test des inégalités de Bell avec des variables continues

Test des inégalités de Bell avec des variables continues

Validations expérimentales de la physique quantique

L’intrication quantique est un des aspects les plus surprenants de la physique quantique. Ses conséquences sont tellement différentes du sens commun qu’elles ont conduit Einstein, Podolsky et Rosen à affirmer en 1935 que la mécanique quantique est incomplète [132]. Leur argument se base sur le fait que toute théorie physique doit être à la fois “locale” et “réaliste”, c’est-àdire que les mesures faites en un endroit A ne peuvent influencer les résultats de mesures en un endroit B différent (hypothèse de localité) et que les propriétés physiques possèdent des valeurs définies, qui existent indépendamment de l’observation (hypothèse de réalisme). Les conséquences déroutantes de l’intrication quantique par rapport à nos intuitions sont discutées par exemple dans la référence [165]. 210 Test des inégalités de Bell avec des variables continues 211 Pour quantifier le débat entre la mécanique quantique et les théories à variables supplémentaires cachées, John Bell introduit en 1964 un ensemble d’inégalités devant être vérifiées par toute théorie locale et réaliste, alors que la mécanique quantique prévoit une violation de ces inégalités [166, 167, 168]. Ces inégalités ont dès lors permis de transposer le débat du domaine de l’épistémologie à la physique expérimentale [173]. Ainsi, au début des années 1980, les expériences menées par Alain Aspect, Jean Dalibard, Philippe Grangier et Gérard Roger [170, 171, 172] ont vérifié de manière très claire les prévisions de la mécanique quantique. Si ces résultats convainquent l’immense majorité des physiciens que la nature ne peut être à la fois “locale” et “réaliste”, il faut néanmoins reconnaître que deux points faibles ou “échappatoires” (loopholes) affectent le dispositif expérimental. Ces points faibles sont un problème expérimental majeur car ils empêchent l’exclusion de toutes les théories à variables cachées (voir par exemple la référence [174]). Les tests effectués ne permettent donc pas de valider complètement et définitivement la mécanique quantique face aux autres théories. Le premier de ces points faibles, appelé “échappatoire de localité”, intervient dès que la séparation entre les systèmes de détection n’est pas suffisante pour rejeter toute possibilité d’échange d’information de vitesse inférieure à la vitesse de la lumière durant la mesure [169, 175]. La seconde faiblesse, ou “échappatoire d’efficacité de détection”, apparaît lorsque l’efficacité des systèmes de détection n’est pas suffisamment élevée, de telle sorte que les événements mesurés pourraient ne pas être représentatifs de la statistique de l’ensemble [176, 177]. En 1982, Alain Aspect et ses collaborateurs [172] ont réalisé une première expérience de test des inégalités de Bell avec des analyseurs qui varient rapidement par rapport au temps de vol des photons intriqués. Ceci permet de séparer les détecteurs par des intervalles de genre espace et de clore l’échappatoire de localité. Cette expérience a depuis été reprise en 1998 par Anton Zeilinger et son équipe [178] qui utilisent une séparation des détecteurs de près de 400 m et des analyseurs rapides. Ces expériences ont permis de valider les prédictions de la physique quantique par rapport à l’échappatoire de localité, mais l’efficacité des détecteurs employés n’était malheureusement pas suffisante pour fermer la deuxième échappatoire. En 2001, David Wineland et son équipe ont mesuré les corrélations quantiques entre deux ions de Beryllium [179] avec une efficacité de détection de près de 80%, suffisante pour clore l’échappatoire d’efficacité de détection, mais dans le même temps, la séparation des deux ions (environ 8 µm) est trop faible pour éviter l’échappatoire de localité. Dans ce contexte, un défi expérimental majeur est de concevoir et de réaliser une expérience permettant de fermer simultanément les deux échappatoires pour permettre un test complet des théories réalistes locales.

Utilisation des variables continues

Une expérience de test des inégalités de Bell implique typiquement deux systèmes de détection A et B qui effectuent des mesures simultanées sur deux sous-parties d’un état quantique intriqué. L’optique quantique offre un domaine d’expérimentation intéressant, les photons pouvant être transportés à grande distance tout en n’interagissant que très peu avec leur environnement, ce qui permet des séparations entre les systèmes suffisantes pour fermer l’échappatoire de localité. Par ailleurs, l’utilisation des détections homodynes de fortes efficacités est une alternative prometteuse par rapport aux dispositifs standards de comptage de photons, afin d’éviter l’échappatoire d’efficacité de détection. L’exploitation des variables quantiques continues présente donc toutes les particularités requises pour une validation logique complète de la physique quantique. Malheureusement, les états EPR intriqués en quadratures ne peuvent pas être des candidats potentiels pour tester les inégalités de Bell : leur fonction de Wigner étant positive et gaussienne 1 , 1Le théorème de Hudson-Piquet [18] précise que la seule fonction de Wigner qui soit partout positive est une 212 Test des inégalités de Bell avec des variables continues elle fournit directement la distribution de probabilité des variables cachées supplémentaires pour des mesures homodynes. Une violation d’une inégalité de Bell avec des détections homodynes ne peut être obtenue que pour des états quantiques non-gaussiens de fonctions de Wigner négatives. Au moment où nous débutions nos études dans le domaine précis de l’utilisation des variables continues avec des détections homodynes, quelques propositions théoriques avaient été faites dans ce sens [183, 184, 185]. Cependant, pour ces dispositifs, la violation maximale prédite n’est que de quelques pourcents, ce qui est loin de la plus grande violation atteignable : 2 √ 2 par rapport à 2 (soit 41%) pour l’inégalité dite de Clauser-Horne-Shimony-Holt (CHSH) [167] ou de (1 + √ 2)/2 par rapport à 1 (soit 21%) pour l’inégalité de Clauser-Horne (CH) [168]. Dans la première proposition de test des inégalités de Bell avec des détections homodynes [183, 184], Gilchrist utilise un état défini par : |ΨCi ∝ Z 2π 0 |r0e ıφiA|r0e −ıφiB dφ (11.1) où |r0e ıφi est un état cohérent d’amplitude r0 et de phase φ. Cet état induit une violation de 1.015 (> 1) de l’inégalité CH lors de mesures homodynes. Munro considère quant à lui un état de nombres de photons corrélés [185] : |ΨMi = X 10 n=0 cn|ni|ni (11.2) Les coefficients cn sont optimisés suivant un calcul numérique pour fournir la plus grande violation de Bell lors de mesures homodynes. Avec un choix spécifique pour les dix coefficients utilisés cn (qui sont non-négligeables jusqu’à n = 7), l’inégalité CHSH est violée de 2.076 (> 2) et l’inégalité CH de 1.019 (> 1). Cependant, cet état optimal paraît relativement irréalisable, tant sa décomposition de Fock est particulière. Aucune méthode n’est actuellement envisagée pour le générer expérimentalement. Suivant une approche différente, Auberson et ses collaborateurs introduisent des inégalités de Bell dans l’espace des phases [186] et proposent un état permettant une violation maximale de 2 √ 2 (> 2). Cet état possède la fonction d’onde suivante : ΨA(xA,xB) = 1 2 √ 2 h 1 + e i π 4 sgn(xA)sgn(xB) i f(|xA|) f(|xB|) (11.3) où f(x) est une forme régularisée de √ 1 x de norme R +∞ −∞ f(x) 2 dx = 1. Le principal problème avec cette fonction d’onde se situe dans ses singularités mathématiques et ses sauts de phase. En conséquence, cet état nécessite des régularisations importantes avant de pouvoir être considéré comme un état physique acceptable. Suite à ces différentes propositions, nous avons cherché à déterminer un état physique “simple” (réalisable) induisant une violation significative des inégalités de Bell. Plus précisément, nous avons examiné les deux questions suivantes : 1. Quels sont les états physiques permettant une violation maximale d’une inégalité de Bell lors de mesures homodynes ? 2. Quel dispositif peut-on concevoir en vue d’un test expérimental avec des variables continues ? 

Inégalités de Bell et variables continues 

Retour sur les inégalités de Bell

Le schéma général d’une expérience de test des inégalités de Bell est présenté à la figure 11.1. Un état intriqué à deux modes est analysé par deux détecteurs A et B fournissant tous deux pour chaque mesure individuelle le résultat “+” ou “-”. Dans le cadre des variables continues, ces systèmes de mesure seront des détections homodynes de fortes efficacités pour verrouiller l’échappatoire d’efficacité de détection. Chaque détecteur possède un paramètre ajustable entre les valeurs (a, a′ ) et (b,b′ ). Pour les détections homodynes, ces paramètres sont les phases de référence respectives des oscillateurs locaux des éléments A et B. De plus, les systèmes d’analyse sont supposés suffisamment éloignés pour éviter toute communication de vitesse inférieure à celle de la lumière, ce qui permet de fermer simultanément l’échappatoire de localité. Une remarque judicieuse est d’observer que chaque détection homodyne fournit un résultat variant continûment. La manière dont nous déduisons un résultat binaire (“+” ou “-”) d’une mesure homodyne continue sera détaillée à la section suivante. Pour le moment, nous admettons qu’un processus algorithmique adéquat permet d’obtenir un chiffre binaire à partir d’une mesure de variable continue (par exemple, conserver le bit de signe du résultat de mesure). Pour qu’une expérience de test de la physique quantique face aux théories réalistes et locales soit recevable, il suffit qu’elle induise une violation d’une certaine inégalité de Bell dans une configuration expérimentale particulière [173]. Nous avons choisi d’étudier l’inégalité de Clauser-Horne-Shimony-Holt (CHSH) [167], qui est celle la plus fréquemment utilisée en optique quantique. Dans notre approche de test avec des variables continues, il faut préciser qu’aucune opération de post-sélection des données n’est effectuée : toutes les mesures, correspondant à toutes les impulsions signal sont utilisées. Aucune hypothèse supplémentaire n’est alors nécessaire pour interpréter notre dispositif .

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