Textes en débat

Textes en débat

La volonté de dialogue qui préside aux journaux littéraires, leur multiplication et leur contenu critique contribuent à la mise en scène de débats à la fois dans ces périodiques et entre eux. Les rédacteurs sont amenés à se distinguer et à préciser leur point de vue par rapport aux réactions de leurs concurrents et de leurs lecteurs. Nous avons ainsi déjà pu évoquer les différences de conception sur la littérature ainsi que les positions affirmées de certains rédacteurs tels Desfontaines ou Fréron. Les journaux littéraires font naître un dialogue polémique avec d’autres périodiques, comme nous allons le voir en première partie de ce chapitre. Ils rendent compte des débats occasionnés par les découvertes scientifiques, ce que montre notre seconde partie et finalement, ils apparaissent comme des invitations au débat pour les lecteurs anonymes. Le public des journaux littéraires se voit progressivement formé à la culture des textes par l’intermédiaire du dialogue et de l’échange. Il observe les pratiques liées à la défense des idées et à l’argumentation. Chacun peut tester son jugement critique grâce à la diversité des opinions et des démonstrations représentées. 6.1. Un dialogue polémique Les rédacteurs attachent une grande importance aux publications des autres journaux. Ils s’intéressent aux nouveaux périodiques qui paraissent et en rendent compte dans leurs annonces d’ouvrages. Ils y sont très attentifs notamment s’il s’agit de potentiels concurrents. Ce regard porté sur les autres journaux va d’ailleurs plus loin puisqu’il est susceptible d’influencer le rédacteur lorsqu’il rédige son journal. Il arrive en effet que les Textes en débat SECONDE PARTIE – CHAPITRE 6 288 rédacteurs réagissent à ce qu’ils ont lu dans un autre périodique, ou bien qu’ils défendent un point de vue qui ne sera pas partagé par les autres. Cela se constate d’abord à travers les articles de critique. Les dialogues engagés entre les périodiques révèlent de profondes dissensions et font naître des débats qui placent le lecteur en situation de témoin. Discours sur les autres journaux Les journaux du début du siècle consacrent assez peu d’articles aux autres périodiques publiés en même temps, ce qui ne veut pas dire que les rédacteurs ignorent leur existence. Le Nouvelliste du Parnasse propose néanmoins un certain nombre d’articles qui visent à informer le lecteur de l’existence de ces périodiques. Il s’interroge sur le contenu des journaux étrangers, qu’il compare avec ceux publiés en France et plus particulièrement renseigne le lecteur sur les Bibliothèques, ces sortes de périodiques littéraires qui offrent des comptes-rendus des ouvrages parus mais sans cette diversité caractéristique des journaux littéraires489 . En effet, ces Bibliothèques, comme leur nom l’indique, ne s’appuient pas sur une illusion de dialogue avec les lecteurs. Desfontaines et Granet publient un article de compte-rendu de l’ouvrage de Camusat, Histoire des Journaux Littéraires, dans le troisième tome de leur périodique490. Les rédacteurs proposent un commentaire rigoureux de l’ouvrage, au même titre que s’il s’agissait d’une œuvre sans rapport avec les journaux. Ils s’intéressent particulièrement aux périodiques publiés hors de France, notamment à La Haye, mais sans établir de comparaison avec leur propre journal491 . Ce type d’articles possède la même fonction que les articles de comptes rendus d’ouvrages non périodiques. Toutefois, il est possible d’y voir également une volonté de hiérarchiser les périodiques : le Nouvelliste du Parnasse devient celui qui parle des autres, qui les surplombe, qui est en situation de les juger, position insoutenable s’il se mettait au même niveau que les autres. Ce faisant, Desfontaines et Granet distinguent leur périodique, et donc leur travail. Le périodique de Prévost procède de la même façon. Proportionnellement au Nouvelliste du Parnasse, il présente assez peu d’articles sur les journaux, la plupart du temps il présente les journaux anglais et s’inspire de leur contenu. Néanmoins, il publie en 1736 un article sur le Mercure de France et le Journal de Verdun, qui distingue le journal de lettres et le journal de nouvelles492 : Nous avons dans le Mercure de France & dans le Journal de Verdun, deux exemples qui font également honneur, & à la confiance du Public, qui ne se rebute jamais de ce qui lui paraît utile & agréable, & à celle des Auteurs de ces deux Ouvrages, qui marchent depuis si longtemps dans la même carrière sans aucune marque de lassitude. Leur but se ressemble beaucoup, sans être tout à fait le même. On trouve constamment dans l’un & dans l’autre un mélange de Nouvelles & de Littérature ; mais le Mercure faisant son objet principal des Lettres & de tout ce qui concerne les Sciences, les Arts & les Spectacles, n’accorde qu’une partie de ses soins aux Nouvelles ; & le Journal s’attachant au contraire à recueillir tout ce qui peut satisfaire les Nouvellistes, n’y mêle quelques Articles littéraires que pour les faire servir d’intermèdes à ses Relations historiques. Ainsi la préférence de l’un ou de l’autre dépend du goût particulier des Lecteurs ; & comme on peut dire en général que la curiosité du Public n’a guère d’autre objet aujourd’hui que les Belles-Lettres ou les Nouvelles, il n’est pas surprenant que dans ce partage le Mercure & le Journal aient chacun des Partisans en grand nombre493 . Prévost, dont le périodique semble être un savant mélange des deux journaux dont il est question, n’hésite pas à faire la louange de ces journaux et met en avant le goût du public pour leur lecture. Il propose une analyse relativement détaillée de ces périodiques publiés en France et explique leur succès. L’article de Prévost signale le développement, le succès et la diversification des périodiques. Malgré la possible concurrence entre son Pour et Contre et les deux journaux, Prévost en dresse un tableau louangeur. Il souligne les qualités du mensuel et réagit aux critiques habituelles qui lui sont adressées : La nécessité où il est de [se procurer un certain nombre de pièces fugitives] chaque mois […] pour donner une juste grosseur à son volume, l’oblige souvent d’être un peu moins sévère sur le choix ; mais il y supplée quelquefois par son propre travail, & ce qui vient de lui n’est pas ce qui fait le moins d’honneur à l’Ouvrage. Bien des gens souhaiteraient qu’il pût trouver le moyen de rejoindre, parmi tant de Pièces utiles, celles qui ont quelque rapport l’une à l’autre, ou du moins qu’il donnât quelque méthode pour les retrouver facilement dans le besoin. […]Il se trouve après cette énumération que le Mercure est un Ouvrage universel. Quelle serait l’injustice de ceux qui exigeraient trop rigoureusement, qu’un Recueil de cette nature, qui se trouve rempli tous les mois avec beaucoup de régularité, ne contint jamais rien que de parfait & d’admirable ? Ecrivains délicats, qui vous plaignez d’y voir quelquefois des productions médiocres, songez que c’est au Mercure à se plaindre de vous-mêmes, qui ne lui fournissez pas de quoi faire cesser vos reproches.

Leçons de sciences

La curiosité caractéristique de la société des Lumières explique l’engouement très fort pour l’analyse des savoirs et leur mise en discussion. Les sciences sont en pleine expansion et tous les domaines de la vie courante, de la médecine à l’agriculture en passant par la chimie ou l’électricité, font l’objet d’études et d’expériences. Les savants ne sont plus les seuls à s’y intéresser, et les pratiques amateurs se multiplient. Ce goût pour le savoir est largement conditionné par le désir d’augmenter le confort matériel et la qualité de vie. Les découvertes autour de l’électricité qui traversent le siècle font l’objet de nombreux comptes rendus dans les périodiques littéraires. Fréron signale cet engouement dans un article de 1760 intitulé « Recherches sur les différents mouvements de la matière Electrique » : L’Electricité, par les phénomènes singuliers qu’elle produit, attire depuis longtemps l’admiration de tout le monde : les uns font leur amusement de ses effets extraordinaires, les  autres s’amusent à en rechercher les causes ; les plus grands Physiciens ont exercé leur génie sur cet objet intéressant ; chacun a hasardé son opinion. Mais les hypothèses les plus ingénieuses, telles que celles de M. l’Abbé Nollet & de M. Franklin, n’expliquaient pas également toutes les expériences, & laissaient plusieurs difficultés à résoudre. M. Dutour, correspondant de l’Académie Royale des Sciences, tâche de lever ces difficultés dans ses Mémoires sur l’Electricité, qu’il vient de donner au Public535 . Le rédacteur de l’Année littéraire justifie cet article par l’intérêt du sujet pour bon nombre de personnes. Il rappelle que l’électricité attire tant les savants que les amateurs, et que de nombreuses théories sont régulièrement proposées sur le sujet. Sans prendre parti, il informe ses lecteurs des divergences d’opinions des physiciens et retrace les expériences significatives qui ont déjà été effectuées. De la même façon, en 1740, Prévost publie ses commentaires des théories de l’abbé Nollet dans le nombre  de son périodique. Après avoir consacré plusieurs articles à Newton et à l’électricité dans les tomes 15 et 16 du Pour et Contre, il s’adapte au goût du public pour l’électricité et rend compte de la diversité des théories publiées sur le sujet536. Tous les périodiques reflètent cet intérêt des lecteurs, qui contribuent plus que de coutume à l’élaboration des volumes en envoyant leurs propres réflexions, comme lorsque le Mercure de France publie un compte rendu des « Mémoires sur l’électricité » en juin 1733 ou une « lettre sur l’électricité » en 1746. Le sujet intéresse à tel point qu’il peut faire l’objet de poèmes, comme dans cet extrait de l’Année littéraire : Dans ce poème qui m’a été envoyé manuscrit, vous trouverez, Monsieur, que l’auteur, M. l’Abbé Grollet de Prades, a vaincu souvent avec succès la difficulté de rendre en vers des matières physiques. […] L’un tourne sur son axe avec rapidité Un globe au même instant par un autre frotté ; Le fer électrisé, pétillant d’étincelles, Déjà d’un or léger agite les parcelles ; De son flux & reflux le merveilleux essor Les attire, les pousse & les attire encor538 . Fréron publie un « Poème sur l’électricité » qui expose son mode de fonctionnement par l’intermédiaire du langage poétique. Cette diversification des types de textes, ainsi que la publication accrue des productions de lecteurs sur le sujet, témoigne du développement de cette science et de l’intérêt du public.Les divergences des scientifiques contribuent à la mise en place de discussions, susceptibles de se transformer en débat, lorsque les désaccords sont nombreux et que les méthodes d’expérimentation varient de façon conséquente. Par exemple, lorsque le Mercure de France décide de publier une « Lettre d’un Chirurgien de Soissons, à M. Foubert, Maître Chirurgien de Paris, sur l’Opération de la Taille », suivie de sa réponse, il participe de la formation de ses lecteurs à différentes méthodes d’opération de la taille539. Il contribue à enrichir l’actualité scientifique en publiant les dernières expériences, ou théories, sur tel ou tel sujet. La publication des deux courriers, donc de la correspondance, permet de contraster les propos, de les mettre en opposition et place le lecteur en position de détective. À lui de poursuivre l’enquête s’il souhaite connaître la méthode la plus probante. Les articles concernant l’inoculation de la petite vérole témoignent de cette mise en débat du savoir540. Comme pour l’électricité, les théories sont nombreuses et souvent contradictoires, comme en témoigne cet article du Pour et Contre au sujet d’une lettre du Docteur Cliston : Les ravages terribles que la petite Vérole a faits à Edimbourg, & les justes raisons qu’on a de craindre après une saison si rigoureuse qu’elle ne se répande dans les autres Parties du Royaume avec des suites encore plus dangereuses, m’autorisent à publier une nouvelle méthode pour le traitement de cette redoutable maladie. Celle du Docteur Freind, qui consiste dans les purgations, & celle qui nous était venue de Turquie sous le nom d’inoculation, sont enfin abandonnées, par l’expérience qu’on a faite plusieurs années de leur insuffisance. La mienne a réussi heureusement. C’est la meilleure recommandation dont je puisse l’accompagner en la publiant. Dans cette lettre, le lecteur constate que pas moins de trois médecines sont proposées dans le traitement de la maladie de la variole. Le docteur Cliston s’oppose frontalement à ces prédécesseurs et se présente comme le nouvel espoir de guérison. Néanmoins, ce n’est pas par prétention ni par désir de se mettre en avant que le courrier est publié. Il s’agit plutôt, selon le docteur Cliston, d’intervenir pour sauver l’humanité, et notamment pour réagir face aux nombreux dégâts provoqués par la maladie. Le débat est facilité par la notion de bien public, moins évidente concernant l’électricité. Les rédacteurs des journaux littéraires rappellent sans cesse combien la petite vérole est une préoccupation constante de leurs lecteurs. Ils multiplient les articles sur le sujet et font part de chaque nouvelle théorie susceptible de faire avancer la recherche, comme dans cet « Extrait de l’histoire de la petite vérole », publié dans le Mercure de France : Nous nous hâtons de faire part au public d’un ouvrage annoncé dans notre second Mercure de janvier, qui a pour titre : histoire de la petite vérole, avec les moyens d’en préserver les enfants & d’en arrêter la contagion en France, suivie d’une traduction du traité de la petite vérole […]. Il semblait qu’il n’y avait plus rien à dire sur une matière qui fait depuis si longtemps l’objet des discussions & des recherches des plus grands Médecins de l’Europe, & qui fixe les yeux des Magistrats, des Souverains & de toutes les nations.

Invitation au débat

Tous les périodiques, quels qu’ils soient, s’attachent à rendre compte des nouvelles théories. Leur succès tient d’ailleurs en partie à cette attention portée à ces nouveaux savoirs. Ils n’hésitent pas à publier des articles aux hypothèses contradictoires pour témoigner de la diversité des réflexions. L’espace de dialogue des périodiques littéraires offre une réelle opportunité de participer aux débats d’idées. Ceux-ci peuvent d’ailleurs être mis en scène pour souligner l’importance du dialogue et de l’échange dans la construction de la critique. Le rédacteur du Pour et Contre utilise facilement cette technique comme lorsqu’il propose le compte rendu du recueil des Causes célèbres & intéressantes. Il imagine les reproches qui pourraient être adressés à l’ouvrage avant de livrer la réponse proposée par l’auteur du recueil : M. Gaïot de Pitaval ne manquerait pas de répondre à de pareils reproches […] Dans cette longue réponse, que je mets dans la bouche de M. de Pitaval, je n’ai fait que compiler ses propres paroles, ainsi brièvement qu’il l’aurait pu faire lui-même ; & je souhaite que ses Confrères se contentent de ce qu’il vient de leur dire pour sa justification551 .Le journaliste reprend des extraits des préfaces des tomes de l’ouvrage commenté pour rédiger une réponse argumentée à de possibles critiques. Ce faisant, il réécrit le texte initial et l’inscrit dans une démarche de dialogue avec les confrères de l’auteur, et plus largement avec le public. La pratique de la critique s’inscrit dans une démarche de discussion autour d’un texte ou d’un objet et implique nécessairement le lecteur. Elle initie le public à l’expression de l’opinion et à la réflexion distancée sur un objet. Elle apparaît comme une étape préalable à la confrontation des idées. Dans le Mercure de France par exemple, la critique par un lecteur, d’une traduction de Virgile, se conclut par une invitation au débat et à la discussion : On vous a dit, M. que j’ai trouvé, lisant la nouvelle Traduction de Virgile, plusieurs endroits qui souffrent difficulté, & vous demandez que je vous en fasse part ; je le veux bien, mais ce sera à condition que je ne perdrai pas la peine que je vais prendre de vous mettre sur le papier un certain nombre de petites critiques : je veux dire, que je compte que vous me direz votre sentiment, & que vous critiquerez mes critiques mêmes552 . Le Mercure de France publie une « Lettre de M…. écrite de Paris le 15 septembre 1743 à un de ses Amis, au sujet de la nouvelle Traduction de Virgile, par M. l’Abbé Desfontaines » dans laquelle l’auteur accepte de faire part de son opinion à la condition que celle-ci trouve une réponse, voire une critique. Les lecteurs des journaux littéraires participent à l’entreprise périodique en réagissant aux publications. Ils se montrent désireux de créer le débat et d’entretenir des discussions avec d’autres lecteurs. Dans ce cas, le journal littéraire prend alors la forme d’une simple tribune. Il ne prend pas forcément parti mais publie les doléances de ses lecteurs, sans commentaire ni jugement spécifique, comme dans cette « Lettre de M. B.**, à M.L.C.D.L.R. au sujet de la Chronologie & Topographie du Bréviaire de Paris » publiée dans le Mercure de France : Quelque dessein, Monsieur, que j’aye formé de n’opposer que le silence aux Critiques mal fondées que l’on pourrait faire à l’avenir au sujet de mon Ouvrage sur le Bréviaire de Paris, je me suis cependant cru obligé, autant pour le respect dû au Public, que pour ma propre justification, de répondre encore ici aux Observations de M…, contenues dans une Lettre insérée au Mercure du mois d’Août dernier. […] Voilà, Monsieur, tout ce que j’avais à vous exposer sur le sujet qui m’intéresse. Je laisse à votre discernement à juger de la valeur de mes raisons.

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