Une gestion commune à l’autonomisation de la sûreté

Une gestion commune à l’autonomisation de la sûreté

C’est essentiellement par une relecture des travaux d’historiens des chemins de fer que nous retraçons ici les pratiques de problématisations des enjeux de sécurité et de sûreté ferroviaires. Deux types de travaux historiques sont mobilisés : d’un côté les histoires économiques, sociales et techniques (essentiellement les travaux de François Caron sur le développement des chemins de fer et de Georges Ribeill sur la constitution des compagnies ferroviaires, de la technique ferroviaire et du groupe professionnel des cheminots) ; de l’autre les histoires culturelles (essentiellement les travaux de Stéphanie Sauget sur les gares parisiennes au XIXe siècle et de Karen Bowie sur le patrimoine ferroviaire). La complémentarité de ces travaux – les premiers donnant des éléments clefs de compréhension des enjeux politiques et économiques du développement des chemins de fer et de leurs acteurs, les seconds resituant ces enjeux et acteurs dans leurs rapports plus larges avec le reste de la société et leurs « imaginaires sociaux » – permet d’éclairer la constitution de la sécurité et de la sûreté en problèmes, objet de ce premier chapitre. Si ces travaux sont largement suffisants pour les enjeux de sécurité et de prévention des accidents, une exploration limitée des archives de la SNCF fut nécessaire pour reconstituer plus précisément l’histoire de la Surveillance Générale, le service interne de sûreté de la SNCF. En guise d’introduction, il nous faut dresser à grands traits l’histoire des chemins de fer que proposent ces travaux, afin d’y réinscrire celle des problématisations de la sécurité et de la sûreté.

Du projet d’aménagement spatial du territoire national…

Comme l’explique Caron, dès ses premiers développements dans les années 1830, « le réseau de chemin de fer fut clairement, comme le réseau routier et le réseau des voies navigables, un instrument majeur de la construction du territoire national » (Caron, 1997, p. 77‑ 78). Cette conception de l’aménagement du territoire est fortement portée par le corps des Ponts et Chaussées, qui applique une « culture de réseau » aux chemins de fer devant renforcer la centralisation du territoire français et assurer un rayonnement économique, militaire et culturel. La pensée saint-simonienne, plus portée par les ingénieurs civils (notamment de l’Ecole Centrale), est également favorable au développement du ferroviaire (Ribeill, 1986). En accélérant les déplacements de marchandises (les premières lignes y sont exclusivement dédiées) et de la population, les chemins de fer doivent être à la fois vecteur de développement économique et d’intégration nationale des territoires et des populations. Ce projet d’aménagement spatial est incarné par le schéma en étoile que propose Legrand, directeur des Ponts et Chaussées, adopté par le législateur en 1842. Sept lignes partant de Paris rejoignent les grandes villes portuaires et les frontières du pays.

Cette conception du transport ferroviaire ne va une gestion commune à l’autonomisation de la sûreté Chapitre 1. D’une gestion commune à l’autonomisation de la sûreté 85 cependant pas de soi, et a été l’objet d’intenses débats. Schématiquement, on oppose la vision des ingénieurs des Ponts et Chaussées, porteurs d’une vision étatique et promouvant un réseau national basé sur le système de communication des routes et des voies navigables et sous tutelle de l’État, et celles des ingénieurs civils et entrepreneurs privés, porteurs d’une vision saint-simonienne, voulant plutôt suivre le modèle anglais basé sur la confiance en l’initiative privée et le libéralisme économique86. Si les efforts de Legrand pour classer les chemins de fer dans le domaine public sont payants (et assure un contrôle du corps des Ponts et Chaussées sur le développement du réseau, les constructions de lignes et leur surveillance), c’est tout de même un régime d’économie mixte qu’instaure la loi de 1842 (cf. l’encadré 1). L’État est propriétaire des lignes et c’est un système de concession à des compagnies privées qui est mis en place. C’est essentiellement pour des raisons budgétaires que l’État fait appel à des compagnies privées pour l’aider à construire les lignes87. La mainmise de l’Etat, et sa définition du transport ferroviaire comme service public, se traduisent cependant par une « forte tutelle commerciale, en imposant un cahier des charges exigeant par exemple un minimum de trains quotidiens sur chaque ligne exploitée, en fixant les tarifs par nature de trafic, ou en contrôlant de près la bonne exécution du service ferroviaire par des fonctionnaires spéciaux » (Ribeill, 1984, p. 12). Comme nous le verrons, la loi du 15 juillet 1845 précise cette police des chemins de fer et porte tant sur les aspects de sécurité que de sûreté. C’est sous ce régime d’économie mixte que se développent les chemins de fer en France pendant près d’un siècle.

…à la Société Nationale des Chemins de fer Français

Au moment de la naissance de la SNCF en 1937, les compagnies sont lourdement déficitaires, et ce malgré le soutien financier de l’État88. De son côté, l’infrastructure ferroviaire est lourdement endommagée par la guerre89. Cette nationalisation n’est pourtant pas brutale. L’Administration des chemins de fer de l’Etat – créée en 1878 pour exploiter plus de 2 500 km de lignes déficitaires que les compagnies voulaient abandonner – rachète dès 1908 la compagnie de l’Ouest (pour des raisons plus pragmatiques que doctrinales), puis le réseau d’Alsace-Lorraine en 1919 (Caron, 2005, p. 361 et suiv.). Vingt ans avant la naissance de la SNCF, l’État est déjà un opérateur ferroviaire majeur. Débutées sous le Front Populaire, les négociations entre les actionnaires des compagnies privées et le ministère des Travaux Publics prendront plusieurs années. Pour Ribeill, il s’agit plus d’une étatisation qu’une nationalisation : le capital de la société anonyme qu’est la SNCF est réparti à 51 % pour l’État et à 49 % pour les actionnaires des compagnies. Il est tout de même prévu que toutes les actions soient rétrocédées à l’État à la fin de la convention d’une durée de 45 ans. Il s’agit en fait d’un compromis financier : l’État ne pouvant acquérir toutes les parts des actionnaires, il étale son rachat. En 1982, cette convention prend fin et le gouvernement socialiste décide de transformer la SNCF en un établissement public à vocation industrielle et commerciale90. Cette genèse publique-privée des chemins de fer porte en elle les germes des conflits entre les représentants de l’État et les représentants des compagnies sur la définition et la « propriété » des problèmes de sécurité et de sûreté dans le milieu ferroviaire. 

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