Une place au soleil ? : itinéraires d’insertion socioprofessionnelle de travailleurs et travailleuses

Une place au soleil ? : itinéraires d’insertion
socioprofessionnelle de travailleurs et travailleuses

Un sujet au croisement de la sociologie du travail et de la sociologie de la migration (état de la littérature)

Lorsque j’ai entamé cette thèse, la littérature sur les migrations Nord-Sud contemporaines au Maroc était très rare et il n’était pas aisé de trouver de la littérature scientifique, en sciences humaines, sur le sujet spécifique des migrations Nord-Sud au Maroc, en dehors des travaux sur les retraités ou encore sur les touristes. J’ai toutefois bénéficié de l’éclairage de divers champs de recherches. Tout d’abord, parler des migrations ne peut se faire sans aborder les travaux d’Abdelmalek Sayad (1999), pionner de la sociologie des migrations en France. Comme nous le verrons, ses travaux, bien qu’abordant un type de migration différente, voire opposée à celle qui nous intéresse, offre des angles d’analyses, qui, inversés, peuvent m’aider à appréhender mon sujet. 62 Par ailleurs, les travaux d’Anne Catherine Wagner (1998), sur « L’immigration dorée » en France, m’ont menée sur les traces d’une migration différente de la migration Sud-Nord des classes sociales défavorisées, qui sont les plus étudiées par la recherche en sciences humaines. Ces travaux m’ont éclairée et amenée à une meilleure compréhension des migrations chez les classes sociales privilégiées et notamment les classes sociales privilégiées originaires de pays occidentaux. Étant donné que la migration qui m’intéresse survient dans un contexte postcolonial, qu’il s’agit de migrants provenant des anciennes puissances coloniales qui choisissent de s’établir dans une ancienne colonie, les études postcoloniales ont été extrêmement importantes et une grande source d’inspiration dans mon analyse. La théorie de l’intersectionnalité des Black feminists est également une ressource qui permettra d’éclairer le sujet en offrant des angles d’analyses pour tenter de comprendre les spécificités de l’intégration des migrantes au féminin. Au fur et à mesure que j’avançais dans cette recherche, une littérature sur les migrations Nord-Sud au Maroc a fleuri et a grandement enrichi ma recherche. Certaines de ces études ciblaient toutefois les migrations dans des villes autres que Casablanca et Rabat et au style de vie très différent (Marrakech, Fès, Essaouira), d’autres encore visaient des professions bien distinctes, tel que les professeurs français au Maroc ou encore le personnel des organisations internationales. L’ouvrage collectif de Therrien et al., La migration des Français au Maroc. Entre proximité et ambivalence (2016) constitue une étude pluridisciplinaire très poussée des migrants Français au Maroc. Cette recherche est celle qui se rapprochait le plus de mon sujet, et a complété à maints égards ma recherche. 

Un sujet à l’opposé de « l’immigration exemplaire » de Sayad 

Sayad, pionnier de la sociologie de l’immigration en France, décrit dans ses travaux sur les migrants algériens en France, et notamment dans « La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré » (1999) une migration très différente, voire opposée à celle qui intéresse cette thèse, puisqu’il s’agit d’une migration qui survient également en contexte postcolonial, mais dans le sens inverse, c’est-à-dire du 63 pays anciennement colonisé vers l’ancienne colonie. Donc, des migrants, provenant non seulement des anciennes colonies, donc de pays dominés, mais qui de surcroit proviennent des classes rurales précaires. Donc des « dominés » qui doivent s’intégrer dans la société des « dominants », faisant preuve d’ethnorelativisme dans une société incapable de réciproquer, qui attend d’eux une soumission aux normes en vigueur dans la culture dominante : « Dans tout contact entre cultures, c’est à la culture en position dominée que sont demandés l’effort de réinvention le plus grand et le plus urgent et une intelligence relativement plus vraie et plus juste de la culture dominante. L’ethnocentrisme est, d’abord, le fait des dominants, et fait partie de la culture des dominants (culture qui se veut universelle, absolue, la seule culture qui soit culture) : pleinement assurés d’eux-mêmes et de leur culture, il n’y a pour eux rien à « réinventer », rien à comprendre sur le mode pratique. Et quand, par exception, ils se donnent les moyens de comprendre ces « autres » qui leur sont culturellement étrangers, les dominés, cela reste de l’ordre de l’intellection, de la réflexion théorique, et de leur compréhension la plus compréhensive, lors même qu’elle essaie de se garantir contre l’ethnocentrisme, reste encore le produit de leur propre culture. » (Sayad, 1999, p : 168-169). Dans le contexte de mon terrain, le « dominant », l’ancien colon était le migrant, et les membres de la société d’accueil étaient les dominés, anciennement colonisés. Comme nous le verrons tout au long de la thèse, ce n’est pas au migrant de faire preuve d’ethnorelativisme et d’user d’efforts de « réinvention » pour s’intégrer dans la société d’accueil, mais à cette même société d’accueil de faire ces efforts pour accueillir ces migrants. 

 Des similitudes avec « l’immigration dorée » de Wagner 

Je me suis également beaucoup inspirée des travaux d’Anne-Catherine Wagner, afin de comprendre la situation particulière des migrants privilégiés. Dans son ouvrage « Les nouvelles élites de la mondialisation. Une immigration dorée en France » (1998), Wagner met en lumière « l’immigration des cadres supérieurs en France », laquelle est absente des discours politiques sur l’immigration et ses « problèmes ». Ces « étrangers des classes supérieures » représentés comme une « élite internationale »ayant « dépassé les limitations nationales » (Wagner, 1998, p : 110-135 64 sur liseuse), partagent effectivement, selon Wagner une « culture internationale » avec des traits spécifiques, qui toutefois n’efface pas les cultures nationales puisqu’elle les met en relation selon le modèle de la diplomatie (Wagner, 1998, p : 3807 sur liseuse). Cependant, cette culture est tout d’abord l’apanage d’une élite qui se reproduit notamment à travers les institutions scolaires élitistes : « Les séjours à l’étranger, la fréquentation précoce et continue de personnes de diverses nationalités confèrent un rapport fait d’aisance et de naturel aux pays étrangers, que ne sauraient conférer les apprentissages plus tardifs » (Wagner, 1998, p : 3760 sur liseuse). Par ailleurs, au sein même de cette élite internationale, les nationalités de chacun, selon le système de domination entre pays, déterminent leur statut et leur rang : « Ceux qui peuvent faire valoir la valeur “internationale“ de leurs attributs nationaux s’opposent à ceux qui, au contraire, doivent les refouler pour s’acculturer aux normes dominantes. » (Wagner, 1998, p : 1583 sur liseuse) Ainsi, les cadres des pays dominés, bien que faisant partie de cette population, sont exclus des « sphères de sociabilité internationale » (Wagner, 1998, p : 3832 sur liseuse). En ce qui concerne leur intégration, Wagner prévient enfin que malgré la carrière internationale, « les expatriés peuvent traverser un nombre important de pays sans jamais quitter leur milieu; ils ne connaissent souvent de la France qu’un petit nombre de lieux réservés ». Pour ces cadres de diverses origines de classe, vivre à l’étranger leur permet un « brassage social relatif, qui a pour effet de brouiller la perception que les agents ont de leur propre statut social ». « L’intégration en France des cadres étrangers se définit par opposition avec l’assimilation. Les familles expatriées entretiennent des liens étroits avec leurs pays d’origine et elles disposent d’institutions qui leur permettent de transmettre efficacement leur langue et leur culture à leurs enfants ». Ils « refusent une acculturation qui les obligerait à renoncer aux bénéfices de l’accumulation de références culturelles multiples » (Wagner, 1998, p : 3819 sur liseuse). Bien que, dans mon cas, j’aie enquêté des migrants plutôt issus des classes moyennes que d’une « élite internationale », et plus des individus travaillant sous contrat local que des expatriés, j’ai pu faire plusieurs parallèles avec l’immigration dorée décrite par Wagner. Les migrants nord-méditerranéens au Maroc, comme nous le verrons tout au long de la thèse, constituent effectivement un type de migration que l’on pourrait 65 qualifier de « dorée » en raison de leur positionnement social hiérarchique élevé au Maroc, dans un contexte postcolonial, et surtout en les comparant avec la migration SudSud que constituent les migrants provenant d’Afrique Subsaharienne. Comme nous le verrons, les migrants nord-méditerranéens au Maroc ne sont pas dans une logique d’assimilation, et ils transmettent également leur langue et leur culture, à travers des institutions qui leurs sont propres. Enfin, alors qu’ils proviennent souvent des classes moyennes de leurs pays d’origine, ils fréquentent les mêmes espaces et lieux de loisirs que l’élite marocaine, brouillant ainsi leur origine de classe sociale. 

L’éclairage des études postcoloniales 

Étant donné que, comme évoqué précédemment, mon terrain et la migration qui intéresse cette thèse ont lieu dans un contexte postcolonial, entre des migrants issus des anciens colons, et une société d’accueil anciennement colonisée, les études postcoloniales occupent une place très importante dans la bibliographie de cette thèse. Je ne pouvais pas parler des théories postcoloniales en sciences humaines, sans mentionner le psychiatre et philosophe Fanon, dont l’ouvrage « Peau noire. Masques blancs » (1952) a inspiré et inspire encore plusieurs générations de chercheurs qui s’attèlent à comprendre les phénomènes postcoloniaux. Dans cet ouvrage, Fanon dénonce le complexe d’infériorité que ressent le colonisé, par rapport au colon, et mobilise l’histoire de la colonisation mais également celle de l’esclavage du peuple africain, pour expliquer que « le Noir veut être Blanc ». Je ne pouvais pas non plus, et de surcroit étant donné que mon terrain a lieu en un territoire qui fait partie de l’Orient, tel qu’il a été construit dans l’imaginaire Occidental, ne pas mentionner « L’orientalisme » de Saïd (1978). L’Orientalisme, selon l’ouvrage du même nom, de Edward W. Saïd, renvoie à « un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient », qui s’inscrit notamment dans l’histoire de la colonisation et dont l’idéologie est « fondée sur la place particulière que celui-ci tient dans l’expérience de l’Europe occidentale ». Effectivement, Saïd rappelle que L’Orient, en plus d’être « le voisin immédiat de l’Europe », est également « la région où l’Europe a créé les plus vastes, les plus riches et les plus anciennes de ses colonies, la source de ses civilisations et de ses langues, il est son rival culturel et il lui fournit l’une de ses images 66 de l’Autre qui s’impriment le plus profondément en lui » (Saïd, 1978, p : 30). Ainsi, l’Orient aurait « permis de définir l’Europe (ou l’Occident) par contraste : son idée, son image, sa personnalité, son expérience », l’Orient étant dans l’imaginaire de l’Occident « une forme d’elle-même inférieure et refoulée » (Said, 1978, p : 30). L’Orientalisme peut nous aider à comprendre la manière dont les migrants nord-méditerranéens se représentent le Maroc et les Marocains, avant de potentiellement découvrir cet Autre, du moins dans une certaine mesure, et dans le meilleur des cas, rencontrer réellement cet autre, s’acculturer et oublier les stéréotypes véhiculés en Occident. Juliette Sméralda, dans son ouvrage « Peau noire cheveux crépus. L’histoire d’une aliénation » (2004) s’intéresse également à ce complexe d’infériorité que les peuples noirs ressentent vis-à-vis des blancs, avec un angle d’étude qui analyse les impacts de ce complexe d’infériorité sur le corps et l’image qu’ont ces peuples, notamment de leur peau noire et de leurs cheveux crépus. Cette domination intériorisée lors de la colonisation et de l’esclavage pousse plus particulièrement les femmes à rejeter leur négrité et à se défriser le cheveu et à se blanchir la peau à coup de produits irritants, nocifs et potentiellement cancérigènes, pour se rapprocher de l’idéal de beauté « blanc » intériorisé, sans vivre cette dénaturation comme une contrainte, mais comme un choix (Sméralda, 2004). Cet ouvrage m’a aidée à analyser l’attrait qu’éprouvent les Marocain(e)s pour les migrants nord-méditerranéens dans le domaine amoureux et sexuel, en particulier pour le corps de ces migrants. L’ouvrage collectif de Fechter et Walsh (2012) « The new expatriates. Postcolonial approaches to mobile professionnals » s’intéresse aux « professionnels mobiles » des pays du Nord qui vont vivre et travailler dans les pays du Sud, et dans des conditions privilégiées. Ce type de migration, absent du débat politique sur les migrations, est selon eux « the modern-day equivalent of european colonials and settlers» (Fechter et Walsh, 2012, p. 9). Cette migration est analysée tout au long de l’ouvrage collectif, sous le prisme des théories postcoloniales de la race, de la culture et de l’identité afin de comprendre comment cette mobilité s’inscrit dans une continuité avec le passé colonial. Les divers chapitres ont été réalisés dans divers terrains : des « expatriés » anglais à Dubaï, aux migrants allemands en Namibie, en passant par les Occidentaux à la recherche d’authenticité en Inde .

Table des matières

Introduction
Partie 1 – Les Migrations Nord-Sud: un sujet encore peu exploré par les Sciences humaines
Chapitre – 1 : Expatrié ou immigrant ? Conceptualisation de l’immigration Nord-Sud au Maroc
Chapitre – 2 : Un terrain original et une position de chercheuse ambiguë
Chapitre – 3 : Le Maroc, un carrefour migratoire par sa position géographique
Chapitre – 4 : Des lois qui encadrent l’immigration
mais qui sont parfois contournées
Partie 2 : Migrer pour travailler : au croisement des raisons économiques, émotionnelles et liées au parcours de vie
Chapitre – 5 : Une migration de travail dans un contexte de crise économique
Chapitre – 6 : La migration comme élément clef dans
le développement et la trajectoire de vie de l’individu
Chapitre – 7 : Histoires familiales et importance des émotions dans la décision de migrer
Partie 3 : Une intégration et une acculturation partielles, le temps de leur séjour au Maroc
Chapitre – 8 : la domination Nord-Sud et ses conséquences
sur l’intégration des migrants
Chapitre – 9 : Passage d’une culture à l’autre et difficultés d’intégration
Chapitre – 10 : Les jeunes migrant(e)s célibataires au Maroc : des partenaires amoureux idéalisés par les Marocain(e)s, malgré des codes de la séduction qui diffèrent
Chapitre – 11 : Être femme occidentale dans une société patriarcale
Chapitre – 12 : La migration comme moyen de rapprocher les cultures
Conclusion générale
Bibliographie

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