Vivre et travailler : l’héritage du bureau paysager

Vivre et travailler sont, dans l’imaginaire commun, identifié comme deux réalités distinctes. Héritage fordiste , elles évoquent deux lieux, fictifs ou réels, très précis; l’un la maison et l’autre le bureau, l’usine, l’atelier. Néanmoins, toutes les typologies spatiales ont une relation parallèle et intrinsèque aux autres formes de vie. Nous dessinons ces lieux à travers nos actions sur un espace réel, peu importe l’échelle du territoire; une colline ou un bureau. La place de notre ordinateur n’a pas moins d’importance qu’un drapeau planté sur le sol lunaire par les astronautes américains.

Représenter et organiser tout type d’espace de production a des conséquences directes dans notre vie privée et sociale, dans notre habitation, dans notre ville. Souligné par l’architecte théoricien Andreas Rumpfhuber, dans tous les discours architecturaux modernes, les sites de production sont toujours des conceptions qui modifient les conditions des travailleurs en les isolant des conditions de vie existantes. Ils pourvoient toujours à un environnement propice à la production et, en même temps, une sphère de vie la plus agréable possible ou du moins tolérable.

À partir des années 60, le vieux dicton de simultanéité spatiale et temporelle des processus de travail et l’attribution d’espaces de production bien définis se désintègre. Dans la mesure où l’économie est attribuée essentiellement aux industries audiovisuelles, publicitaires, marketing, logiciels, formations, conseils, ventes… la conception du travail s’élargit vers «l’économie cognitive », une économie basée sur la production du savoir à travers le capital cognitif du travailleur. Le changement promeut un concept de travail de plus en plus diffus et de plus en plus «immatériel».

Contrairement aux utopies de la fin du travail, le «travail immatériel» pénètre tous les aspects de l’activité humaine, le temps de travail et les loisirs se confondent, et l’emploi actuel devient impossible à distinguer de l’éducation et de la formation professionnelle. La Vie Privée et la Vita Activa se mêlent.

« Dans sa forme la plus élémentaire, cela se traduit par l’extension de la journée de travail lorsque, par exemple, une idée ou une image peuvent nous apparaître non seulement au bureau, mais sous la douche ou dans nos rêves. » .

L’importance du capitalisme cognitif depuis les années 60, tel un outil d’analyse, réside dans sa capacité de décrire le mode de production croissant des pays industrialisés occidentaux et de jouer ainsi un rôle d’analyse de la sphère privée et publique de notre société. Le développement de l’automatisation et du tertiaire requiert différentes figurations spatiales ? Trouvons-nous, parallèlement à une pratique culturelle dominante du travail immatériel, de nouvelles formes et de nouveaux ordres d’architecture?

LA (RE-)FORME BUREAU
Les projets expérimentaux des années 1960, à rebours de l’hyper fonctionnalisme d’après-guerre, encadrent le discours mentionné sur l’automatisation et la société de loisir. L’une des nouvelles formes de vie qui a été propagée fut la cybernétique. Son principe consiste à surmonter les formes de gouvernance despotiques et disciplinaires par le biais de la gestion et du contrôle.

La cybernétique a fasciné les architectes et inspiré certaines des conceptions architecturales les plus radicales de l’époque telles que le Fun Palace – un centre d’art interdisciplinaire – de Cedric Price, Joan Littlewood et Gordon Pask (1961-1966), le projet urbain New Babylon de Constant Nieuwenhuys (1956-1974) et La ville spatiale publiée dans le livre « Les Utopies réalisables » de Yona Friedman (1976). La plupart de ces projets n’ont pas été réalisés, mais les consultants en management Wolfgang et Eberhard Schnelle ont appliqué les principes cybernétiques à un large éventail de projets de construction avec l’invention du Bürolandschaft, le bureau paysager.

EN TROIS TEMPS
Pour répondre à ces questions, une perspective s’impose. Il me semble donc existentiel de décortiquer brièvement la relation intrinsèque, antagoniste et changeante entre la Vie et le Travail. Pouvons-nous considérer notre Vie Active comme la totalité de notre vie ? Quand commençons-nous à travailler ? La vie Active correspond-elle à cette période qui va du premier jour où nous recevons un salaire jusqu’à la pension ? De fait, la définition de Vie Active amène à comprendre l’évolution de l’idéologie du travail dans la société. En approfondissant le développement de la valeur et du détachement/attachement de l’individu au monde de la production, j’aimerais comprendre le décor spatial précédant le développement du bureau paysager.

Symbole spatial et architectural de l’économie cognitive, le « Bureau » s’ouvre alors comme scène sociale et culturelle. Il désigne à la fois un élément de mobilier et un espace. Le représenter, c’est dessiner tout à la fois un espace réel et un espace mental, une organisation cérébrale du travail et son équivalent ou sa traduction matérielle. Il permet ainsi d’identifier et d’analyser la création d’une architecture à l’image d’un changement des modes de production et des conditions de travail d’une pratique immatérielle de valorisation. « Ainsi par métonymies successives, on est passé dudit tapis de table à la table à écrire elle-même, puis de ladite table à la pièce dans laquelle elle était installée, puis à l’ensemble des meubles constituant cette pièce, et enfin aux activités qui s’y exercent, aux pouvoirs qui s’y rattachent, voire même aux services qui s’y rendent. » .

De l’espace restreint et isolé des moines copistes jusqu’à son annexion à l’usine lors de mécanisation fordiste de XIXe , le concept de bureau n’a cessé de se modifier. Comprendre les éléments phares de cette modification depuis la première moitié des années XXe, me semble essentiel pour relater la création d’une forme architecturale cognitive à l’intérieure d’une économie encore principalement industrielle. D’autre part, il me permettra d’appréhender les principes qui ont nécessité, après la Seconde Guerre mondiale, de donner forme à de nouvelles formes de vie.

Grâce à cette première approche historique du chapitre 0, métaphore d’un point de départ, le chapitre 1 prend en charge l’analyse architecturale et théorique de l’application du travail immatériel, de la cybernétique en appréhendant la création du bureau paysager. En partie réactifs, en partie – vus d’aujourd’hui – prophétiques, le premier bureau paysager Bunch und Ton, pour l’entreprise Bertelsmann de Eberhard et Wolfgang Schnelle, traite de deux choses: premièrement, l’extension sans fin des lieux de travail dans la société en terme de temps et d’espace ; deuxièmement, les modes de vie en commun. Entre théorie et pratique, quels éléments de sa conception font le succès du bureau paysager ?

LA VIE ACTIVE

La Vie active, dans le langage courant actuel, représente métaphoriquement la somme de temps dans laquelle l’être humain se consacre à ses travaux. «Active» étant aujourd’hui synonyme de travail ou comme indiqué par le Grand Robert, «l’ensemble des actes coordonnés et des travaux de l’être humain.» Le travail en tant qu’activité́ économique est apparu avec la sédentarisation des premières populations. Par contre, la valeur et l’organisation même du travail sont directement reliées aux techniques et aux changements de chaque époque et ainsi sa relation aux espaces de production évolue parallèlement.

La signification première de Vie active s’éloigne fortement de notre philosophie. Lors du procès de Socrate  , elle se revendiquait par le culte du beau et la contemplation des choses éternelles. Ainsi, seule l’action était mise en avant, la vie consacrée aux affaires de la Polis, à la politique et au plaisir. Le travail, mode de vie de l’esclave, et l’œuvre, vie laborieuse de l’artisan, n’ont pas assez de dignité pour les hommes libres. En tant que telle, la maison était le lieu de l’économie, de oikos, maison. Seulement à l’intérieur de cette dernière est socialement accepté d’accomplir les tâches artisanales et ménagères.

Lorsque la cité antique disparut, l’expression Vie Activa perdit son sens politique pour indiquer toute espèce d’activités dans les affaires de ce monde. Le travail restera tout de même le symbole de l’exploitation de la population au profit des castes supérieures. Ce dernier incarne alors l’image de l’esclave et représente l’aliénation de l’homme sur Terre. Jusqu’au XVIe, travail définissait en ce fait « l’état d’une personne qui souffre, qui est tourmenté; activité pénible.» Le contexte se transforme peu jusqu’à la fin du Moyen-âge.

VIRTUEUSE
Le rapport idéologique au travail se transforme radicalement à partir du XVIIIe siècle, grâce à la nouvelle bourgeoisie naissante et au mouvement philosophe des Lumières. En 1759, Voltaire, un des pères fondateurs de l’idéologie du travail écrit dans la conclusion de Candice : « Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin.» Jacques Ellul appréhende historiquement cette métamorphose men- tale et morale à travers son article : « l’idéologie du travail »  . Selon lui, l’entrée du monde occidental dans le capitalisme industriel changera foncièrement l’ordre de la Vie active.

D’une part, au-delà de la bourgeoise, l’élite tout entière affiche une forte perte de croyance à l’égard du christianisme et une préoccupation croissante envers le système économique. Selon Max Weber : « En raison de sa conduite sur le plan économique, la classe petite-bourgeoise était naturellement plus portée vers une religiosité rationnelle et éthique partout où les conditions de l’éclosion de celle-ci étaient données. » » À partir de ce moment, la classe dirigeante travaille aussi et met en valeur leurs plus grands atouts, la production et l’organisation. À partir du moment où celui qui organise le travail est lui-même travailleur, tout le monde se transforme en travailleur.

D’autre part, la population arrachée aux villages et à leurs traditions mute dans la grande ville insalubre. Sous la pression hiérarchique, le passage de la manufacture à la production à la chaîne rend le travail de plus en plus pénible. Le salaire, étant inférieur à la valeur produite, oblige hommes, femmes et enfants à travailler pour survivre. Dès lors, la vie de famille est rythmée seulement par les machines de l’usine. Il est alors autant indispensable de récréer une nouvelle source d’espoir dans la population ouvrière : travailles bien  et tu seras libre.

Enfin, Ellul insiste sur la création de l’idéologie du travail comme forme de substitution à un manque. Une élaboration spontanée vers la valorisation et l’idéalisation d’une réalité moins plaisante. Ennoblie et vertueuse, l’œuvre de chaque personne devient le nouveau centre social. Le travailleur est libre grâce à sa production matérielle, il ne dépend que de son vouloir. Ainsi, le travail, à l’origine de toute réalité, se trouve transformé en une idéologie surréelle. La valeur de l’homme n’est reconnue dans la société qu’à travers ce dernier. « Il est porteur de l’avenir. Celui-ci, qu’il s’agisse de l’avenir individuel ou de celui de la collectivité́, repose sur l’effectivité́, la généralité́ du travail.» .

Table des matières

INTRODUCTION
PARTIE 0 | VIVRE ET TRAVAILLER | – 1952
I. LA VIE ACTIVE
A. VIRTUESE
B. MULTIPLE
II. L’USINE DE PRODUCTION
A. UNE SCIENCE
B. UN CLOITRE
C. UNE POINTEUSE
III. DE L’USINE (comme) AU BUREAU
A. UN OUTIL
B. UNE LUMIÈRE TRANSCANDANTE
C. UN CADRE NEUTRE
D. LA GRILLE (SUR) MULTIPLIÉE
PARTIE 1 | LE BUREAU PAYSAGER | 1957-61
I. L’USINE SOCIALE
A IMMATÉRIEL
B DISSOUS
C. AMUSANT
II. L’USINE AY RYTHMA IRRÉGULIER
A. DANS LE PAYSAGE
Une approche de groupe
B. (entre) L’HOMME ET LA MACHINE
C. (en) THÉORIE DÉMOCRATIQUE
D. BIEN ÊTRE (en) PRATIQUE
E. EFFET SPATIAL
La grille neutre
Îles autonomes
F. L’AUTORITÉ DU MOBILIER
Structurant
Dessiné
G. FLOW D’INFORMATIONS
PARTIE 1 | HÉRITAGE | 1959-2010
I. CONTINUUM UTOPIQUE
II. (TRI-)REDIMENSIONÉE
A. LA VILLE DANS LA VILLE
B. DES ÎLES STRUCTURÉES
C. APPROPRIATION PROVOCATRICE
D. DISSOCIATION CONCEPTUELLE
II. RENOUVEAU CRÉATIF
A. SANS PAPIER NI SANS FIL
B. SANS ASSIGNATION
C. PARTAGÉ
D. NOMADE
II. RENOUVEAU PAYSAGER
A. ESPACE FLOTTANT
Interrompu
Milieu
B. SPATIALISATION DU PLAN
Flux structurel
Îcone paysagère
C. EFFACEMENT DES LIMITES
One Room Space
CONCLUSION 

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