Aden Arabie

Aden Arabie

À quoi ressemblait notre monde ? Il avait l’air du chaos que les Grecs mettaient à l’origine de l’univers dans les nuées de la fabrication. Seulement on croyait y voir le commencement de la fin, de la vraie fin, et non de celle qui est le commencement d’un commencement. Devant des transformations épuisantes dont un nombre infime de témoins s’efforçait de découvrir la clef, on pouvait simplement apercevoir que la confusion conduisait à la belle mort de ce qui existait. Tout ressemblait au désordre qui conclut les maladies : avant la mort qui se charge de rendre tous les corps invisibles, l’unité de la chair se dissipe, chaque partie dans cette multiplication tire dans son sens. Cela finit par la pourriture qui ne comporte pas de résurrection. Très peu d’hommes se sentaient alors assez clairvoyants pour débrouiller les forces déjà à l’œuvre derrière les grands débris pourrissants. On ne savait rien de ce qu’il eût fallu savoir : la culture était trop compliquée pour permettre de comprendre autre chose que les rides de la surface. Elle se consumait en subtilités dans un monde rangé de raisons et presque tous ses professionnels étaient incapables d’épeler les textes qu’ils commentaient. L’erreur est toujours moins simple que le vrai. On avait besoin d’A.B.C. composés de ce qu’il y avait réellement d’important. Mais au lieu d’apprendre à lire, ceux qu’un tourment sincère empêchait quelquefois de dormir imaginaient des conclusions qui reposaient toutes sur l’étude des décadences comparées :

conclusions par l’invasion des barbares, le triomphe des machines, les visions à Pathmos, les recours à Genève et à Dieu. Comme tout le monde était intelligent ! Mais ces malins avaient la vue trop basse pour regarder par-dessus leurs lunettes plus loin que les naufrages. Et les jeunes gens avaient confiance en eux. Condamnations sans appel, sentences impératives : « Vous allez mou¬rir. » Les gens de mon âge, empêchés de reprendre haleine, oppressés comme des victimes à qui on maintient la tête sous l’eau, se demandaient s’il restait de l’air quelque part : il fallait pourtant les envoyer rejoindre entre deux eaux leurs familles de noyés. Comme l’on me classait parmi les intellectuels, je n’avais jamais rencontré d’autres êtres que des techniciens sans ressources : des ingénieurs, des avocats, des chartistes, des professeurs. Je ne peux même plus me souvenir de cette pauvreté.Des hasards scolaires, des conseils prudents m’avaient porté vers l’École Normale et cet exercice officiel qu’on appelle encore philosophie : l’une et l’autre m’inspirèrent bientôt tout le dégoût dont j’étais déjà capable. Si l’on demande pourquoi je restais là, c’était par paresse, incertitude, ignorance des métiers, et parce que l’État me nourrissait, me logeait, me prêtait gratuitement des livres et m’accordait cent francs par mois. L’École Normale est une institution que les nations envient à la République : elle est une des têtes de la France qui est pourvue de chefs comme une hydre. On y dresse une partie de cette troupe orgueilleuse de magiciens que ceux qui paient pour la former nomment l’Élite et qui a pour mission de maintenir le peuple dans le chemin de la complaisance et du respect, vertus qui sont le Bien.

Il y règne l’esprit de corps des séminaires et des régiments : on arrive aisément à faire croire à des jeunes gens que leur faiblesse privée incline à l’orgueil collectif, que l’École Normale est un être réel, qui a une âme — et une belle âme — une personne morale plus aimable que la vérité, la justice et les hommes. Dans ce lieu habité par des entités transparentes, comme le Jardin de la Rose. Hypocrisie est reine. La plupart des normaliens portent sur eux-mêmes les seuls jugements qui affirment leur participation à l’Élite : élite chrétiennes, beaucoup d’entre eux aiment la mes¬se. Élite universitaire : on en voit qui qui préparent comme un grand voyage les étapes d’une belle carrière et projettent à vingt ans des mariages avec les filles de célèbres professeurs : Le Bulletin de l’École Normale publie d’orgueilleuses et risibles généalogies. Élite politique : plusieurs nagent dans les eaux sales des sections socialistes, des ligues radicales avec une habileté de vieux poissons. Mais toujours élites de l’Esprit. Ces pensées ambitieuses limitent la plupart des méditations sur la valeur des hommes. On propose là à des adolescents fatigués par des années de lycée, corrompus par les humanités, par la morale et la cuisine bourgeoises de leurs familles, l’exemple de prédécesseurs illustres : Pasteur, Taine, Lemaitre, Giraudoux, François-Poncet. On leur promet la Croix à leur tour de bêtes et l’Institut à la fin de leurs jours : mais personne ne leur raconte la vie d’Évariste Galois.

 

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