Anatomie de l’œuvre wittiguienne

Mots incarnés et corps illisibles

L’oeuvre littéraire de Monique Wittig

Passage b. « Pour Natacha, avec tout mon amour »

Loin de représenter Monique Wittig à la façon des interviewers dont on a lu les descriptions peu affables, Nathalie Sarraute se souvient d’elle en ces termes : C’est une jeune femme écrivain merveilleusement douée. Je l’avais rencontrée quand elle m’envoya L’Opoponax, pour lequel elle obtint ensuite le prix Médicis. Maintenant elle enseigne à Tucson […], elle n’écrit plus que des livres militants, elle porte gilet et moustache, ne fume que la pipe, interdit aux commerçants de m’appeler Madame, a prétendu empêcher un mariage dans l’église de Chérence, et a organisé cette année un dépôt de gerbes à l’Arc de triomphe, à la mémoire de la veuve du Soldat inconnu. C’est pourtant la plus subtile, la plus généreuse, la plus « féminine » des femmes2 . Comme le remarque Mireille Calle-Gruber3 , avec un certain nombre d’écrivaines, comme Simone de Beauvoir, Renée Vivien, Anna de Noailles, Hélène Cixous, Marguerite Duras, Jeanne Hyvrard et Colette, Sarraute marque surtout la naissance d’une nouvelle écriture des femmes. Il s’agit d’une écriture qui n’est pas toujours féministe et militante, mais qui propose des formes littéraires inédites, devenant porteuse d’une nouvelle poétique et d’un point de vue différent. Parmi toutes ces femmes, Sarraute joue un rôle essentiel dans le mouvement du Nouveau roman, grâce à ses interrogations à propos de la forme romanesque et de sa structure. Avec d’autres représentants de ce courant littéraire, elle fait partie du jury qui confère le prix Médicis à Monique Wittig, en 1964. Après cette première occasion, les deux femmes se rencontreront régulièrement4 . Une amitié bizarre et profonde s’instaure alors entre la très jeune Monique et Nathalie, âgée de 69 ans. Dorénavant, Wittig consacrera plusieurs études à la poétique de Sarraute et organisera aussi un colloque autour de l’œuvre saurrautienne, à Tucson, en avril 19945 . Malgré la distance géographique qui sépare les deux amies, leur rapport dure jusqu’à la mort de Nathalie, en octobre 1999. À cause du décès de Sarraute, Wittig abandonne le projet de publication de son Chantier littéraire, qui aurait dû paraître chez P.O.L. la même année 6 . Parmi les pages de ce texte – qui ne sera publié que posthume, en 2010 – on retrouve fréquemment le nom de sa chère amie. Effectivement, Wittig se révèle une grande connaisseuse de ses œuvres et elle en évoque plusieurs. Comme le remarque Benoît Auclerc, sa poétique se nourrit de celle de Nathalie « au point que, parfois, on ne sait plus si le discours de Wittig est une réflexion critique portant sur l’œuvre de Sarraute, ou si les citations de Sarraute viennent appuyer un propos d’ordre plus général7 . » Ce qui est sans aucun doute très clair, c’est que les textes sarrautiens sont, pour Wittig, la démonstration évidente de sa théorie selon laquelle l’œuvre littéraire doit être une machine de guerre. En effet, en illustrant cette théorie, après avoir défini ce qu’est un Cheval de Troie, elle affirme : « Telle est l’œuvre de Nathalie Sarraute auprès de laquelle je ne nommerai aucune autre8 . » Si parmi les pages sarrautiennes Wittig retrouve les caractéristiques d’une œuvre-Cheval de Troie c’est premièrement parce que « le roman de Sarraute fait exister dans la littérature des phénomènes qui n’ont pas encore de nom ni dans la science ni dans la philosophie . » Elle fait ici notamment allusion au « tropisme », mot scientifique, emprunté à la biologie, que Sarraute utilise pour nommer les mouvements presque imperceptibles, qui ont lieu à l’intérieur de nous-mêmes, à chaque fois qu’on entre en relation avec quelqu’un. L’autrice les définit ainsi :de notre conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent encore constituer la source secrète de notre existence. Comme, tandis que nous accomplissons ces mouvements, aucun mot – pas même les mots du monologue intérieur – ne les exprime, car ils se développent en nous et évanouissent avec une rapidité extrême, sans que nous percevions clairement ce qu’ils sont, produisant en nous souvent des sensations très intenses, mais brèves, il n’était possible de les communiquer au lecteur que par des images qui en donnent des équivalents et lui fassent éprouver des sensations analogues. Le terme « tropisme » donne le titre aussi à la première œuvre de Nathalie Sarraute – une œuvre à laquelle Monique Wittig se réfère fréquemment dans son Chantier littéraire. Il s’agit d’un recueil de récits juxtaposés, où les personnages, caractérisés par l’anonymat, ne sont désignés que par des pronoms. Wittig est fascinée par cette œuvre, qui l’inspire, sans doute à cause de cet usage particulier des pronoms personnels aussi. En plus, avec le tropisme, Sarraute oppose à la psychanalyse – qu’elle rejette comme Wittig – une autre approche du monde intérieur qui est sans doute très intéressant pour notre autrice. Selon Wittig, effectivement, Tropismes est une véritable machine de guerre, non seulement parce que ce livre sape les contraintes traditionnelles de la littérature, mais aussi parce qu’il frappe l’esprit et le corps de la lectrice et du lecteur : Oui certes le langage est matériel et il frappe. Soit la lecture de Tropismes dans son effet comparable. […] La lecture produit une désorientation totale, corporelle et mentale, allant jusqu’à provoquer la nausée dans son extrémité […], effet d’une machine de guerre de mots moderne.

Pourquoi ne lit-on pas Monique Wittig ?

Il faut l’admettre : la spécificité de l’écriture de Monique Wittig peut amener la lectrice et le lecteur à abandonner la lecture de ses œuvres, de guerre lasse. Effectivement, son style ne met pas à l’aise celle ou celui qui lit : au fil des pages wittiguiennes on rencontre des procédés littéraires dérangeants, comme la prétérition, la citation cachée et l’ironie. En plus, l’écrivaine s’efforce de démocratiser le point de vue narrant, de l’universaliser, à travers une utilisation particulière des pronoms personnels. Il faut souligner enfin la création de la part de Wittig d’un intertexte commun à tous ses écrits fictionnels : une sorte de texte dans les textes, où elle peut exprimer ses opinions, en devenant presque un personnage de ses propres histoires. Dans ce chapitre, chaque procédé auquel on vient de faire allusion sera analysé, afin de démontrer dans quelle mesure Monique Wittig non seulement est consciente de l’illisibilité présumée de son écriture, mais elle la recherche aussi. Plusieurs critiques ont exprimé la crainte d’un échec des livres wittiguiens, lors de leur sortie pour le public. Par exemple, on a affirmé que le style littéraire de Wittig et ses choix linguistiques minutieusement soignés rendent quelquefois la lecture lourde et complexe. En outre, celle ou celui qui ne peut pas lire les œuvres littéraires wittiguiennes en français, ne peut pas non plus être sûr de la qualité de leur traduction dans un autre idiome : Wittig exploite au maximum les possibilités que la langue française lui offre, en la poussant à ses limites avec la création de néologismes et en soumettant les mots au processus de « brutification1 . » Par conséquent, la translation des ouvrages wittiguiens risque de modifier complètement le message qu’ils contiennent. Bref, comme le remarque Chloé Jacquesson, dans les écrits de l’autrice on retrouve : « Malaise, étrangeté, polysémie, résistance à l’interprétation – autant de phénomènes dont l’illisibilité pourrait être considérée comme le cas-limite. À bien des égards, l’œuvre de Wittig joue avec la frontière mouvante du lisible2 . » Cependant, il faudrait peut-être s’interroger aussi sur les conséquences d’une telle illisibilité : est-ce que l’autrice souhaite gêner les lecteurs ? Et encore, est-ce que la difficulté à lire nous amène à réfléchir3 ? En effet, on verra que Wittig semble empêcher délibérément la lectrice et le lecteur de s’identifier aux personnages des histoires narrées, en les poussant en même temps à questionner leur propre identité. Cela est possible surtout grâce à la centralité de la corporalité dans les textes de l’autrice : les corps wittiguiens sont cruellement réels et anatomiques, déchirés en morceaux, sujets à métamorphoses. Dit autrement, la normalité de ces corps est tellement amplifiée qu’ils se trouvent à la limite du réel, en perturbant la routine de la lecture et en suscitant des questionnements sur notre corporéité même. Il s’agit de corps illisibles, sans référent assuré, de corps incommodes, presque intolérables. Celle ou celui qui s’apprête à lire l’œuvre wittiguienne doit donc faire face non seulement à une révolution du langage, mais aussi à une révolution corporelle. D’ailleurs, Wittig essaie de lancer un avertissement aux lecteurs, quand, au début de son Corps lesbien, elle écrit : Dans cette géhenne dorée adorée noire fais tes adieux m/a très belle m/a très forte m/a très indomptable m/a très savante m/a très féroce m/a très douce m/a plus aimée, à ce qu’elles nomment l’affection la tendresse ou le gracieux abandon. Ce qui a cours ici, pas une ne l’ignore, n’a pas de nom pour l’heure. Ce chapitre va être ainsi l’occasion pour sonder brièvement les raisons d’une certaine méfiance envers Monique Wittig de la part d’autres féministes et philosophes contemporaines. On verra dans quelle mesure le lien entre littérature et politique – et entre littérature et théorie de la sexualité –, tout comme le recours à l’utopie et à la violence, sont à la base du refus de l’œuvre wittiguienne. Cette méfiance est due aussi aux lectures et interprétations contestables qui ont été faites au fil des années. En particulier, l’analyse de Judith Butler a suscité de nombreuses critiques et on essaiera donc de faire le point sur la question butlerienne, tout en sondant aussi le rapport qui liait la philosophe et l’écrivaine. Finalement, le chapitre se terminera par une brève mise à jour de la réception de Wittig en Europe et dans le monde anglo-saxon, à partir du dixième anniversaire de la mort de l’autrice, en 2013. Ensuite, au lieu de chercher une réponse à la question qui donne le titre au troisième chapitre de notre travail, c’est-à-dire « Pourquoi ne lit-on pas Monique Wittig ? », on s’interrogera sur une question différente : « pourquoi lire Monique Wittig aujourd’hui ? » La réponse réside sans doute encore une fois dans la centralité de cette corporalité gênante qui caractérise les textes wittiguiens.

Corps illisibles 

En 1964, François Nourissier prévoyait l’échec en termes de lisibilité du premier roman wittiguien : « “On” couronnera peut-être bientôt L’Opoponax […] mais on le lira peu, car je crains bien que sa lecture n’apparaisse difficile aux esprits curieux, et fastidieusement inutile aux esprits légers5 . » Toujours à propos de L’Opoponax, Anne Germain remarquait : « Ce livre reste difficile à lire, alors qu’il devrait être par son essence même accessible à beaucoup6 . » Les exemples se multiplient, car la lecture de l’œuvre de Monique Wittig peut vraiment se révéler pénible. Tout d’abord, il faut évidemment se procurer ses livres et il s’agit déjà d’une tâche parfois laborieuse : malgré l’ample diffusion de ses premiers romans, plusieurs textes wittiguiens demeurent inédits ou difficiles à repérer. Par exemple, sa pièce Voyage sans fin n’a été publiée qu’en tant que supplément de la revue Vlasta, en 1985. Aujourd’hui, le numéro qui la contient est presque introuvable. En plus, dans les courtes biographies de l’écrivaine qu’on peut lire dans les volumes qui lui ont été consacrés, quatre pièces de théâtre radiophonique sont toujours citées : la première, L’Amant vert, selon quelqu’un7 a été créé en 1969 et, selon quelqu’un d’autre , en 1967, mais, en tout cas, elle demeure introuvable, dans sa version audio aussi. En revanche, à l’Inathèque de la Bibliothèque nationale de France, on peut écouter Le Grand-Cric-Jules et Récréation, les deux pièces que Monique Wittig a réalisées en 1972 pour Radio Stuttgart, mais leurs textes n’ont été jamais rendus publics. Dialogue pour les deux frères et la sœur, une pièce toujours écrite en 1972 pour Radio Stuttgart, n’est pareillement pas trouvable. Lorsqu’on a réussi à entrer en possession des œuvres wittiguiennes, la lecture continue d’être assez complexe. En effet, la difficulté à lire Monique Wittig réside aussi dans l’usage particulier qu’elle fait du langage : sa façon de choisir ses mots, de les travailler en les « brutifiant », l’invention de néologismes et le rôle décisif accordé aux pronoms personnels rendent quelquefois son écriture peu directe. Peut-être est-ce pour cette raison aussi que son œuvre littéraire a eu du mal à franchir la frontière française, malgré le grand nombre de traductions existantes. Effectivement, si on ne peut pas la lire en langue française, la tâche devient encore plus pénible car l’écriture wittiguienne est tellement soignée et recherchée que sa spécificité ne peut pas être reproduite aisément dans une autre langue. Les choix linguistiques de Wittig sont étroitement liés au contenu de ses textes et ils manifestent l’intention de l’autrice au point que les exigences grammaticales ou lexicales d’une autre langue peuvent modifier profondément le message contenu dans ses œuvres. Par exemple, on l’a déjà souligné, le protagoniste de Les Guérillères n’est que le pronom « elles » dont la traduction devient difficile dans plusieurs idiomes. Cependant, le travail de translation de cet ouvrage dans une autre langue pose un problème dès son titre : il s’agit d’un néologisme basé sur le mélange des mots « guerrières » et « guérilla. » Gabriele Meixner, qui s’est occupée de la version allemande du texte wittiguien, raconte comment elle a exposé ses soucis à l’autrice : Je n’ai rencontré Monique qu’une seule fois : c’était en 1979 à Paris, pour parler avec elle de questions liées à la traduction des Guérillères. […] Monique avait la préoccupation constante de parvenir à une bonne traduction. Elle ne voulait pas que nous utilisions le terme « les femmes » pour elles. […] Lorsque j’ai dit à Monique qu’il n’était guère possible de transcrire son néologisme en allemand, elle a répondu simplement : « Il faut le faire . ».

Table des matières

Introduction
I. Pour une biographie intellectuelle
1.1 Une jeune écrivaine « sauvage »
1.2 Le féminisme matérialiste de Monique Wittig
1.3 Quand l’on a « sa maison dans ses chaussures »
Passage a. Le corps de l’écrivaine
II. Dans la bibliothèque de Monique Wittig
2.1 Monique Wittig et la vie littéraire et intellectuelle française des années Soixante
Monique Wittig et la linguistique
Monique Wittig et les autres féministes
Les silences wittiguiens
Monique Wittig et la littérature classique, canonique et contemporaine
2.2 Une nouvelle romancière ?
Passage b. « Pour Natacha, avec tout mon amour »
III. Pourquoi ne lit-on pas Monique Wittig ?
3.1 Corps illisibles
3.2 Entre critiques et lectures déviantes
3.2.1 Existentialiste, humaniste, séparatiste : Wittig selon Butler
3.2.2 Monique Wittig aujourd’hui
Passage c. Lire et écrire le corps
IV. Anatomie de l’œuvre wittiguienne
4.1 Le texte qui prend corps
4.1.1 La construction typographique du texte
4.1.2 Entre maladie et mort : le cycle vital du corps textuel
4.1.3 Une poétique du fragment
4.2 La mise en abyme du texte
4.2.1 Les livres dans les livres
4.2.2 Se réapproprier la tradition
4.3 Saisir le corps
Passage d. Rencontrer le corps de l’Autre
V. Des êtres de mots incarnés
5.1 La résemantisation du corps et de l’identité
5.1.1 La quête identitaire au fil des pages
5.1.2 L’œil des cyclopes ou la nomination dans l’œuvre wittiguienne
5.2 Les mots qui frappent les corps
5.2.1 La violence resignifiée
5.2.2 La guerre comme synonyme de transformation
5.2.3 Penser l’enfer
Passage e. Brève histoire du personnage lesbien
VI. Faire et défaire le sujet lesbien
6.1 Vulnérabilité et puissance
6.2 Des corps en métamorphose
6.2.1 Être vue ou se voir monstre ?
6.2.2 Une mythologie wittiguienne
6.2.3 Le corps végétal
6.3 Pour un nouvel imaginaire lesbien
6.3.1 Un amour qui n’ose pas dire son nom
6.3.2 Corps jouissants, corps érotiques
6.3.3 Le rire de la lesbienne
Conclusion
Bibliographie

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