Aspects épistémologiques des figures et du raisonnement pour l’entrée dans la géométrie théorique

Aspects épistémologiques des figures et du raisonnement pour l’entrée dans la géométrie théorique

Figures géométriques

Figure géométrique et visualisation non iconique

Dans le programme scolaire du cycle 1, on parle de manipuler, reproduire, dessiner, identifier et décrire des « formes planes » (Programme du cycle 1 , 2020). La notion de figure géométrique n’apparaît qu’à partir du cycle 2. Les programmes scolaires des cycles 2 à 4 ne définissent cependant jamais cette notion qu’ils semblent considérer comme allant de soi. En revanche, ils évoquent ses propriétés et ce qu’on peut en faire : les reconnaître, nommer, décrire, reproduire ou construire (Programme du cycle 2 , 2020, p. 64). Il faut donc chercher ailleurs une définition de la figure géométrique étudiée dans les programmes scolaires. Le dictionnaire Larousse 1 nous donne : 1. Dessin servant à la visualisation de certains êtres mathématiques et permettant d’éclairer une démonstration. 2. Objet idéal de la géométrie (droite, plan, etc.). Ces deux définitions sont au cœur des difficultés des élèves en lien avec la notion de figure géométrique. Elles renvoient à ce que disait Platon dans le livre VI de La République : « tu sais aussi qu’ils [les géomètres et les arithméticiens] se servent de figures visibles et qu’ils raisonnent sur ces figures, quoique ce ne soit point à elles qu’ils pensent, mais à d’autres figures représentées par celles-là. Par exemple, leurs raisonnements ne portent pas sur le quarré ni sur la diagonale tels qu’ils les tracent, mais sur le quarré tel qu’il est en lui-même avec sa diagonale » (Cousin, 1834). La figure est donc l’objet mathématique sur lequel on raisonne et le tracé visible de cet objet n’en est qu’un des représentants possibles. Si nous revenons à des travaux de didactique des mathématiques, selon Laborde, « diagrams in two dimensional geometry play an ambiguous role : on the one hand, they refer to theoretical geometrical properties, while on the other, they offer spatiographical properties that can give rise to a student’s perceptual activity » 2 (Laborde, 2005, p. 25). Les termes « dessin » et « figure géométrique » étant employés comme des synonymes la plupart du temps, l’élève a donc tendance à raisonner sur le dessin tracé sur sa feuille sans distinguer les propriétés géométriques des propriétés spatio-graphiques liées uniquement au tracé particulier de son dessin. C’est pourquoi, Laborde et Capponi reprennent et adaptent ici le travail de Parzysz (1988) pour faire la différence entre les termes « dessin » et « figure géométrique ». La figure géométrique est l’objet géométrique décrit par le texte qui la définit, une idée, une création de l’esprit tandis que le dessin en est une représentation. […] Le terme figure géométrique renvoie dans cette acception à l’établissement d’une relation entre un objet géométrique et ses représentations possibles (Laborde & Capponi, 1994, p. 168). Dans cette thèse, nous reprenons cette distinction entre dessin et figure géométrique et nous précisons la définition de la figure géométrique que nous considérons comme un ensemble de relations entre des objets élémentaires qui la composent. En effet, Duval distingue deux manières opposées de voir les figures géométriques : — la visualisation iconique qui « repose sur une ressemblance entre la forme reconnue dans un tracé et la forme caractéristique de l’objet à identifier » (Duval, 2005, p. 9). La figure géométrique est donc identifiée par son contour, sa forme. On ne peut pas « opérer dessus sous peine de [la] dénaturer » (Mithalal, 2011, p. 114) ; — la visualisation non iconique qui fait voir la figure comme « un assemblage d’objets de dimensions inférieures (droites, points…) que l’on peut isoler » (Mithalal, 2011, p. 114). Cette fois, on peut opérer sur la figure sans changer sa nature. Duval ajoute même que « la manière mathématique de voir les figures consiste à décomposer n’importe quelle forme […] en unités figurales d’un nombre de dimensions inférieur à celui de cette forme » (Duval, 2005, p. 14). Pour « voir » une figure en géométrie, il faut donc d’abord savoir distinguer ce qui relève des propriétés de la figure géométrique, au cœur des raisonnements du cycle 4 (cf. section 3.3), et ce qui relève uniquement du dessin. Or, selon le paradigme géométrique dans lequel on se place, le statut de la figure varie. Dans le cadre de la géométrie physique pour laquelle la source de validation est le sensible, c’est le dessin de la figure géométrique (y compris les propriétés spatio-graphiques du dessin particulier donc) qui est l’objet d’étude. Alors que dans le cadre de la géométrie théorique pour laquelle la source de validation est un raisonnement hypothéticodéductif (même s’il s’appuie en partie sur le sensible), le dessin n’est considéré que comme un représentant de la figure géométrique étudiée. Il peut éventuellement être porteur d’heuristiques comme nous le verrons dans la section 3.1.4, mais il n’est pas l’objet d’étude.

Déconstruction instrumentale et dimensionnelle

Nous avons vu dans la section précédente qu’une figure géométrique pouvait être abordée selon un aspect iconique ou non iconique et que la visualisation non iconique doit être développée pour entrer dans la géométrie théorique. Pour utiliser une figure géométrique dans un raisonnement, Duval distingue également trois types de décompositions, ou déconstructions, en unités figurales : — la déconstruction méréologique décompose la figure « en unités figurales du même nombre de dimensions que la figure de départ » (Duval, 2005, p. 14). Par exemple, un carré peut être décomposé en quatre carrés plus petits, en huit triangles rectangles (en imaginant que chacun des carrés précédents est découpé selon une diagonale) ou encore en un rectangle et deux carrés ; — la déconstruction instrumentale « conduit […] à voir l’objet comme le résultat d’un procédé constructif et, si elle ne s’appuie pas nécessairement sur des propriétés géométriques, elle suppose déjà d’isoler les unités figurales de plus petite dimension » (Mithalal, 2011, p. 115). Par exemple, un carré ABCD peut être vu comme le résultat de la construction d’un segment [AB] et d’un point C (resp. D) obtenu par l’intersection de la perpendiculaire à [AB] passant par B (resp. A) et d’un cercle de centre B (resp. A) de rayon [AB] ;— la déconstruction dimensionnelle « consiste à regarder l’objet comme assemblage d’unités figurales par des propriétés géométriques. Ce dernier point est fondamental car il désigne le rôle de ces propriétés dans ce processus : il ne suffit pas d’isoler les unités figurales, il faut aussi les organiser géométriquement » (Mithalal, 2011, p. 115). Par exemple, un carré ABCD peut être considéré comme formé de quatre points A, B, C et D (dimension 0) tels que AB = BC = CD = DA et tel que BAC ˆ︁ soit un angle droit ou encore, par quatre segments (dimension 1) de même longueur perpendiculaires entre eux. La déconstruction dimensionnelle se fait en articulation avec une activité discursive. Dans sa thèse que nous avons déjà évoquée dans la section 1.3.1, Mithalal cherche à « caractériser un milieu favorisant l’émergence de la déconstruction dimensionnelle dans l’activité géométrique de l’élève » (Mithalal, 2010, p. 28). Il montre alors que le milieu de la géométrie dans l’espace limite l’information visuelle immédiatement perceptible, ce qui rend la visualisation iconique inopérante et conduit GI à ne plus être le référentiel légitime pour l’activité géométrique. Mithalal construit ensuite une ingénierie didactique pour montrer qu’un environnement de géométrie dynamique dans l’espace permet d’élaborer des situations dans lesquelles la visualisation iconique peut s’exercer mais où seule la déconstruction dimensionnelle permet à l’élève de résoudre la tâche de construction, facilitant son émergence. Dans la suite de cette recherche, Mithalal et Balacheff constatent que : « instrumental deconstruction turns to be the operational side of the dimensional deconstruction, which itself provides the needed geometrical grounds required to justify the construction process » 3 (Mithalal & Balacheff, 2019, p. 170). À la fin de son étude, Mithalal distingue alors deux types de déconstructions instrumentales (qui restent « liées à la géométrie dynamique, et aux primitives de construction disponibles » (Mithalal, 2010, p. 262)). L’une est « à visée iconique » puisque son enjeu est toujours de reconstruire une forme avec un contrôle visuel. L’autre est « à visée non iconique » et se base sur des contrôles géométriques, « les unités figurales sont identifiées pour elles mêmes, et non plus en référence à une forme. En particulier, il est possible d’ajouter de nouvelles unités figurales, ce qui n’était pas possible dans le cas précédent » (Mithalal, 2010, p. 262). Mithalal montre également que la déconstruction instrumentale, la déconstruction dimensionnelle et le paradigme GII (et donc la géométrie théorique, dans le cadre de cette thèse) sont fortement liés : Les déconstructions instrumentales permettent de traiter les représentations dans Cabri 3D 4 : construction, production de propriétés invariantes par déplacement, recherche d’observables… La déconstruction dimensionnelle permet de juger de leur validité, en spécifiant les relations entre les différentes unités figurales et en constituant une interface entre ce traitement de représentations et une géométrie GII source de validité (Mithalal, 2010, p. 263). Dans ce travail de thèse, en nous appuyant sur la définition des figures géométriques comme ensemble de relations entre des objets élémentaires qui la composent (cf. section 3.1.1), nous faisons l’hypothèse que la déconstruction instrumentale, la déconstruction dimensionnelle et le paradigme GII sont également liés en géométrie plane. Dans la section 3.5, nous verrons que nous élaborons le milieu des tâches de construction des parcours d’apprentissage que nous proposons pour rendre inopérantes certaines propriétés de la figure géométrique et pour pousser l’élève à mobiliser, en actes, une déconstruction instrumentale et dimensionnelle des objets à construire, et ainsi entrer dans la démarche de la géométrie théorique. 3.1.3 Sens et dénotation des énoncés décrivant les figures géométriques Comme nous l’avons vu dans la section 3.1.1, une figure géométrique exprime des relations entre les objets élémentaires qui la composent. Or, une figure géométrique peut être décrite par différentes propriétés qui permettent de l’appréhender différemment. Nous rapprochons ceci des notions de sens et de dénotation des expressions langagières telles que Frege (1948) les décrit. La dénotation (on lit aussi parfois « la référence ») d’un mot ou d’une expression correspond à la « portion de réalité » que ce mot ou cette expression désigne, en ce qui nous concerne, il s’agit d’un objet mathématique, par exemple un triangle isocèle, un carré, etc. Le sens d’une expression correspond à son mode de présentation. Il est objectif, conventionnel et « grasped by everybody who is sufficiently familiar with the language or totality of designations to which it belongs » 5 (Frege, 1948, p. 210). Il ne faut donc pas le confondre avec les conceptions qui, elles, sont propres à chaque individu. Drouhard, qui reprend ces notions dans le domaine algébrique, définit le sens comme « le “programme de calcul” permettant de déterminer la dénotation » (Drouhard, 2008, p. 3). Frege (1948) donne un exemple de la différence entre sens et dénotation en géométrie : soit un triangle dont les trois médianes sont appelées a, b et c. Les expressions « le point d’intersection des droites a et b » et « le point d’intersection des droites b et c » ont la même dénotation puisqu’elles renvoient au même objet mathématique (le point d’intersection des médianes) mais pas le même sens. Ces sens différents peuvent amener à des appréhensions différentes d’un même type de tâches, par exemple de construction, et donc à des résolutions différentes. Cependant, Frege (1948) ne parle ici que de singular terms, à savoir de termes qui concernent intrinsèquement l’objet auquel ils se réfèrent. La notion de dénotation n’est donc pas forcément bien définie pour les objets géométriques qui nous intéressent. En effet, deux triangles correspondent-ils toujours à la même portion de la réalité ? Ou doivent-ils être égaux au sens mathématique pour considérer que les énoncés 6 les décrivant ont la même dénotation ? Nous nous appuyons sur ce que nous avons dit précédemment pour répondre à cette question : « la figure géométrique est l’objet géométrique décrit par le texte qui la définit » et « une figure exprime des relations entre les objets élémentaires qui la composent ». Nous considérons alors que deux énoncés qui décrivent une figure ont la même dénotation et renvoient donc à « la même portion de réalité » s’ils décrivent des figures géométriques équivalentes au sens de la définition des figures géométriques de Laborde et Capponi (1994). Par exemple, « un triangle isocèle avec un angle à la base de 60◦ » et « un triangle isocèle avec un angle au sommet de 60◦ » sont des énoncés ayant la même dénotation puisqu’ils décrivent des figures géométriques équivalentes par la relation « être un triangle équilatéral ». De même, « un parallélogramme avec un angle droit » et « un parallélogramme dont les diagonales sont de même longueur » sont des énoncés ayant la même dénotation puisqu’ils réfèrent à des figures équivalentes par la relation « être un rectangle ».

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