CARACTÉRISTIQUES D’UNE CARTOGRAPHIE

CARACTÉRISTIQUES D’UNE CARTOGRAPHIE

Quelques points importants de la situation actuelle des musées et des marchés – redéfinition générale du paysage muséal dans les pays concernés et inflation du marché de l’art – ont été abordés dans le chapitre précédent et ont servi de base à la définition d’un échantillon de recherche et d’une méthode ; ce quatrième chapitre se penche de façon plus approfondie, et sur la base du travail de terrain effectué auprès des marchés et des professionnels de musées de l’échantillon, sur la cartographie du champ de l’objet ethnographique. Une large place est accordée à la structure du marché, davantage qu’à celle des musées d’ethnographie ; ce choix se justifie par le peu de recherches consacrées aux marchés actuels de l’art africain et océanien, alors qu’un nombre important de chercheurs se sont penchés depuis les années quatre-vingt sur les problématiques des musées d’ethnographie . La première partie de ce chapitre est consacrée à l’importance des différents lieux où se négocient des objets ethnographiques et notamment des rapports entre Paris et Bruxelles ; dans la deuxième partie, la structure du marché de l’art africain et océanien est passée en revue, dans le but de comprendre les hiérarchies et fonctionnements des acteurs entre eux ; finalement, la troisième partie met en évidence l’importance des événements, décrit les caractéristiques principales des moments majeurs du champ et leurs rapports de concurrence ou de complémentarité. 

LES LIEUX : ENJEUX TERRITORIAUX 

Nous avons vu supra que cette recherche s’ancre dans des lieux précis et avons passé en revue l’historique de ces différentes places. Dans cette première partie de la cartographie du champ, nous verrons plus en détail tout d’abord les rapports qu’entretiennent les États-Unis et la France, considérés comme les places fortes du marché mondial de l’art africain et océanien265. Puis, nous analyserons la place qu’occupe à l’heure actuelle Bruxelles et ses liens avec Paris : leur proximité géographique, leurs points communs et leurs différences, et les relations de concurrence ou de collaboration que ces deux villes entretiennent sur le marché de l’art africain et océanien aujourd’hui.

 Paris – New York : une course serrée

 Paris et New York apparaissent actuellement comme les deux villes les plus importantes du marché de l’art africain et océanien ; comment s’illustre concrètement cette prééminence et quelles sont les relations qu’entretiennent ces deux villes aujourd’hui ? Paris, la cheffe de file Nous avons vu supra266 que, peu à peu, Londres avait perdu sa place de leader du marché de l’art africain et océanien au profit de Paris et de New York dans les années quatre-vingt. Cette situation s’est aujourd’hui confortée et est confirmée tant par les acteurs du champ et leur perception des lieux importants où se déroulent les transactions, que par les chiffres des statistiques sur le sujet. Philippe Peltier, conservateur des collections Océanie au Musée du quai Branly-Jacques Chirac se remémore : « Paris était un centre important. Autrefois c’était Londres. Alors ça c’est un temps que vous n’avez pas connu et que moi j’ai à peine connu. […] Pour des raisons que je n’ai jamais comprises, Londres a clos, dans les années quatre-vingt. Quand est-ce que Christie’s qui faisait de grosses ventes à Londres ferme boutique ? Dans les années quatre-vingt à peu près… Le marché, je ne sais pas s’il y a encore des grands collectionneurs à Londres, je ne sais pas, mais le marché à ce moment-là se replie sur Bruxelles et Paris ». Les statistiques attestent en effet d’une prééminence de Paris, mais aussi de New York, sur le marché par rapport à Londres : le Rapport sur le marché de l’art tribal, 2000-2015 (Artkhade; Ama et Analytics, 2016: 110) confirme que la France et les États-Unis comptabilisent à eux deux plus des trois quarts des ventes publiques de pièces d’art africain et océanien. Si l’on considère seulement le chiffre d’affaire, le résultat est encore plus éloquent : la France et les États-Unis représentent en effet 96% du chiffre d’affaire des ventes mondiales d’art africain et océanien. Ces deux pays tiennent donc le haut du pavé et ce de manière relativement serrée : entre 2000 et 2014, les ventes effectuées en France ont dispersé au total 27 246 lots pour 370 millions d’euros alors que celles faites aux États-Unis totalisent 15 500 pièces pour un résultat un peu moindre de 242 millions d’euros. Les deux régions sont donc en relative égalité, non sur le chiffre d’affaire produit, mais sur le prix moyen des objets (13 579,97 euros pour la France et 15 612,90 pour les États-Unis). Cependant, ces proportions ne sont plus du tout les mêmes si l’on considère le nombre de pièces vendues et le chiffre d’affaire de chacune des deux plus grandes maisons de ventes aux enchères dans le domaine : en effet, Christie’s a dispersé pendant ces quatorze ans 6 562 lots en France pour 81,8 millions d’euros et seulement 1 175 objets aux États-Unis, pour un résultat de 15,5 millions d’euros267. Notons que si la maison vend davantage de lots en France, la moyenne des prix par objet reste sensiblement identique entre les deux pays. Du côté de Sotheby’s, on observe une stratégie beaucoup plus équilibrée en nombre de lots entre la France et les États-Unis, mais, en revanche, beaucoup plus déséquilibrée dans la moyenne des prix des objets : Sotheby’s a en effet dispersé 4 275 objets en France entre 2000 et 2014 pour un chiffre d’affaire de 173,8 millions d’euros, contre 7 504 aux États-Unis pour un résultat de 213, 6 millions d’euros. Sotheby’s fait ainsi une moyenne de prix de vente par objet de 40 654 euros en France, contre 28 464 euros aux États-Unis.

Paris – Bruxelles : entre concurrence et émulation

Pour Raymond Corbey, Bruxelles est le troisième centre du marché de l’art africain et océanien : « Belgium was the main channel through which the fabulously prolific and beautiful ritual art from the Belgian Congo and other parts of Africa reached museums, collectors and auctions in north-atlantic societies, and is presently third in rank among the global centres of tribal art trade, after Paris and New York » 285 (Corbey, 1999: 11). Quelle est la place de cette ville sur ce marché et comment se positionne-t-elle par rapport à Paris, centre incontesté ? Les enchères à Paris, les marchands à Bruxelles ? La Belgique, avec ses ports, est un point d’entrée historiquement important des objets issus des colonies. En outre, le Musée royal de l’Afrique centrale, dont nous avons vu les principaux jalons dans le chapitre précédent, est un musée extrêmement important de la région, par la taille de ses collections, mais aussi par son centre de recherche et sa surface d’exposition. La Belgique possède en outre un historique important d’expositions d’art africain : dans les années trente, le premier Salon national d’Art Nègre en 1930 se déroule à la Galerie Kodak de Bruxelles, puis suivent l’Exposition d’Art Nègre en 1930 au Palais des BeauxArts de Bruxelles, le Kongo-Kunst à la Stadsfestsaal d’Anvers en 1937-1938 ; dans les années cinquante aussi, puisque l’Exposition Universelle de 1958 expose un nombre important de pièces africaines et que, outre le musée de Tervuren, le Palais des Beaux-Arts produit aussi des expositions d’art africain principalement. C’est que l’intérêt du public est vif, Bruxelles comptant un nombre important de collectionneurs, comme en témoigne la fondation de l’association des Amis de l’Art congolais fondée à Bruxelles dès 1922 (Corbey, 1999: 12). De grands collectionneurs et de grands marchands résident en Belgique : Henri Pareyn, Jef Vander Straeten, Marc Leo Felix, Pierre Dartevelle, etc.286. Le collectionneur belge est réputé dans les milieux de l’art, la foire Brafa de Bruxelles lui ayant consacré une exposition287, et les acteurs s’accordant en général à reconnaître son importance : « Et l’autre concurrence c’est Bruxelles. C’est aussi parce qu’il y a beaucoup de collectionneurs en Belgique, il y a une tradition de collection très active en Belgique, il y a d’extraordinaires collectionneurs en Belgique » .Pourtant, aucune vente aux enchères majeure n’a eu lieu à Bruxelles ces dernières années et aucun prix de vente n’a été enregistré comme un record. Les enchères sont de moins bonne qualité, faute à la stratégie de centralisation des grandes maisons de vente, qui regroupent leurs spécialités en pôles. Bruxelles, trop proche de Paris, ne peut prétendre être un deuxième centre de ventes d’objets africains et océaniens : la concurrence est trop forte. Cependant, loin de déconsidérer cette ville, il est intéressant d’observer comment elle s’est repositionnée par rapport à sa voisine un peu encombrante. Le nombre de marchands d’art africain et océanien est élevé : plus de vingt galeries recensées à Bruxelles – le même nombre qu’à Paris mais, surtout, un nombre de foires spécialisées plus grand qu’à Paris289 ainsi qu’une plus grande représentation des marchands d’art africain et océanien dans les foires générales : neuf stands – dont cinq belges pour trois parisiens – à la Brafa de Bruxelles contre deux à la Biennale de Paris. Si Bruxelles ne possède pas les enchères, elle reste cependant extrêmement compétitive sur le marché grâce à l’activité importante de ses marchands et galeristes et grâce à son bassin important de collectionneurs. Proximité entre villes, proximité dans les villes S’il existe, entre Paris et Bruxelles, une proximité qui attise les relations de concurrence, il est intéressant de noter que ces villes partagent quelques points communs dans la répartition géographique du marché. Tout d’abord, Paris et Bruxelles centralisent le marché. Cela n’annihile pas l’existence d’un marché provincial, mais celui-ci est constitué de ventes très modestes et peu fréquentes, quasiment jamais médiatisées. Le périmètre dans lequel se déploient les galeries au sein des villes est en outre extrêmement réduit. En effet, les deux villes concentrent leurs marchands d’art africain et océanien dans des quartiers précis historiquement dévolus à l’art et aux antiquaires : à Saint-Germain-des-Prés pour Paris, et au Grand Sablon pour Bruxelles.

STRUCTURE DU MARCHÉ DE L’ART AFRICAIN ET OCÉANIEN

Si les musées d’ethnographie – leur fonctionnement, leurs débats, leurs repositionnements – sont relativement bien décrits et décortiqués depuis quelques années, notamment grâce aux reconfigurations du paysage muséal qui ont donné lieu à une abondante littérature sur la question, le marché de l’art africain et océanien, en Europe, a été peu exploré en détails. Afin de comprendre les liens tissés entre ces deux acteurs du champ, il importe donc de revenir sur la structure du marché actuel, bien loin de se présenter comme une entité homogène. En effet, le marché de l’art africain et océanien n’existe pas ; coexistent les marchés composés de vendeurs, d’acheteurs et de stratégies différentes : des marchands organisés et fonctionnant selon un système spécifique et plusieurs segments de marchés que l’on peut schématiquement résumer en trois segments : bas, moyen et haut. Le marché bas est composé de vide-greniers, de marchands à la sauvette et de galeristes en début d’activité, vendant majoritairement aux touristes et collectionneurs amateurs à des prix très concurrentiels. Ce dernier est peu en relation avec les musées et institutions culturelles, nous n’allons donc pas nous  attarder sur sa structure295. Nous nous arrêterons sur les marchés moyens et hauts, composés des galeristes et de maisons de ventes aux enchères qui sont les principaux interlocuteurs des institutions muséales, comme le confirment en général les conservateurs de musées : « Le marché de l’art africain pour moi c’est vraiment celui du Parcours des Mondes : des galeristes et des maisons de ventes, c’est sûr. Ce sont vraiment les deux principaux acteurs. Après, c’est sans doute par eux que passent la plupart des pièces que nous acquérons, bien qu’on ait aussi des dons bien sûr. Ce sont vraiment les galeristes les principaux acteurs et nos interlocuteurs » 296 . Ce sont ces principaux interlocuteurs auxquels nous allons nous intéresser cidessous, en questionnant leurs définitions, légales et sociales, et en mettant à jour leurs caractéristiques principales, leurs points communs et leurs différences.

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