Conception et évaluation d’instruments de gestion de l’eau combinant incitations économiques et préférences sociales

Conception et évaluation d’instruments de gestion de l’eau combinant incitations économiques et préférences sociales

Positionnement du problème et objectifs des instruments 

Positionnement du problème : allocations individuelles et flexibilité 

Nous distinguons deux types d’approches dans la régulation des prélèvements dans une ressource commune (Figure 1 – 1). La première ( sur la Figure 1 – 1 ) vise à utiliser un prix pour influencer les choix individuels de façon à ce que l’extraction agrégée soit inférieure ou égale à l’extraction maximale acceptable par la ressource. Cette première approche ne nécessite pas de réaliser une allocation initiale individuelle. C’est le cas de la taxe pigouvienne qui consiste à fixer un montant de taxe de façon à ce que la demande agrégée des préleveurs respecte le volume disponible total. Ses trois principales limites sont : (1) la difficulté de connaître les fonctions de production avec la précision nécessaire pour fixer la taxe au bon niveau, (2) l’inefficacité de la taxe en cas de variation des paramètres environnementaux dont dépendent les fonctions de production et (3) un impact économique insupportable pour certains usagers qui sont contraints d’abandonner leur activité. Dans la pratique, ces taxes sont mal acceptées par les usagers et pour des raisons politiques, elles sont souvent appliquées à des niveaux non incitatifs (c’est le cas des redevances des agences de l’eau en France) (Rinaudo et Strosser, 2008). Figure 1 – 1 : Différentes approches de régulation de l’usage d’une ressource commune et positionnement choisi La seconde approche repose sur la répartition du volume total en quotas individuels ( sur la Figure 1 – 1). Elle implique la mise en œuvre d’instruments qui incitent les préleveurs à ne pas ( 1 su 2 Instruments de gestion de l’eau combinant incitations économiques et préférences sociales Anne-Gaëlle Figureau – Thèse de doctorat en sciences économiques – 2015 dépasser leur quota individuel. Pour cela, le régulateur peut choisir de mettre en place, un système de contrôle et de sanction forfaitaire dissuasive applicable en cas de dépassement ( sur laFigure 1 – 1). Le principal inconvénient de cette gestion par la quantité est la rigidité de l’allocation initiale, qui peut être inefficiente. Pour améliorer l’efficience de l’allocation initiale de la ressource, de la flexibilité peut être introduite dans un système de gestion par quotas, par exemple en rendant les quotas individuels transférables sur un marché ( sur la Figure 1 – 1). 

Objectifs des instruments de régulation 

Dans cette thèse, nous proposons de concevoir et d’évaluer des instruments de régulation des prélèvements qui garantissent le respect du volume prélevable total tout en autorisant la réallocation temporaire de la ressource entre usagers : les dépassements d’allocation par certains ne sont pas indésirables tant que des économies réalisées par d’autres peuvent les compenser et que la somme des prélèvements individuels n’excède pas le volume prélevable total. Comparé à un système d’allocations fixes, l’introduction de cette souplesse devrait permettre à la fois d’accroître le bénéfice économique et d’augmenter la probabilité de respect du volume prélevable total. En effet, les agriculteurs faisant face à des incertitudes économiques et environnementales, ainsi qu’à des évènements techniques, climatiques, financiers et personnels parfois imprévisibles, leur demande en eau est susceptible de varier fortement d’une année sur l’autre, s’avérant tantôt supérieure, tantôt inférieure à leur allocation. Le défi consiste à élaborer des instruments de régulation qui soient capables de faire respecter les allocations dans un contexte économique, climatique et hydrologique incertain et fortement variable. Les instruments doivent donc répondre à trois objectifs : (1) le respect du volume prélevable total, (2) une flexibilité dans les allocations. Le premier objectif peut être atteint en donnant aux irrigants des incitations pour changer leurs pratiques. Le deuxième vise à soulager les irrigants de leur contrainte d’allocation pour répondre à leur besoin d’adaptation aux conditions économiques et environnementales annuelles. Dans ce contexte, les instruments de régulation envisageables présentent une grande diversité, que nous allons maintenant explorer. 2.1 su 2.2 su 31 2. Instruments pour la régulation des prélèvements dans une ressource commune : un état de l’art Cette partie propose une rapide revue des instruments incitatifs existants en distinguant les incitations strictement économiques de celles utilisant les préférences sociales des individus. 

Instruments basés sur les incitations économiques 

Les politiques publiques peuvent s’appuyer sur des instruments économiques pour influencer le comportement des individus dans le sens désiré. Ces instruments économiques agissent en modifiant les coûts et bénéfices d’une action. L’hypothèse sous-jacente est que les agents économiques vont intégrer ces nouveaux paramètres dans leur calcul économique et répondre à ces signaux économiques en ajustant leur décision pour maximiser leur profit. Dans le domaine des ressources naturelles, les instruments économiques pouvant être utilisés sont la tarification, les taxes, les amendes mais aussi des incitations positives comme les paiements ou les subventions. Un mécanisme souvent mobilisé dans la gestion des ressources communes consiste à délivrer des droits d’usage et les rendre échangeables sur un marché. Concernant les ressources en eau, de tels marchés existent déjà dans de nombreux pays (Grafton, Libecap, et al., 2011; Maestu, 2013; Easter et Huang, 2014). En Europe, l’Espagne fait figure de précurseur (Garrido, Rey, et al., 2012) alors qu’ailleurs des travaux de recherche sont menés pour évaluer les potentialités d’un tel mécanisme (notamment, le programme européen Blue Print5 ). Or, ces études exploratoires mettent en évidence une réticence de la part des agriculteurs à rendre leurs droits d’eau marchands et prévoient par conséquent un usage très limité du mécanisme d’échange s’il était mis en place (Rinaudo, Berbel, et al., 2014). Cela est confirmé par les expériences de marchés de l’eau qui montrent que les volumes échangés sont très faibles en proportion des volumes prélevés et utilisés (Hanak, 2002; Ambec, Amigues, et al., 2012; Garrido, Rey, et al., 2012). Ainsi, les coûts de mise en œuvre d’un tel système (avec les mécanismes règlementaires et juridiques nécessaires à sa régulation et son encadrement) s’avéreraient élevés pour un usage limité. Enfin, des barrières administratives, politiques et règlementaires demeurent et entravent l’efficacité des marchés de l’eau (Zhang, 2007; Qureshi, Shi, et 5 http://ec.europa.eu/environment/water/blueprint/index_en.htm Instruments de gestion de l’eau combinant incitations économiques et préférences sociales Anne-Gaëlle Figureau – Thèse de doctorat en sciences économiques – 2015 al., 2009). C’est le cas en France où l’échange marchand de droits sur une ressource naturelle n’est pas autorisé (droits d’eau, quotas de pêche (Larabi, Guyader, et al., 2013)). Dans cette thèse, nous nous intéressons plutôt à des incitations économiques directes telles que les sanctions et récompenses financières. Elles supposent que le comportement d’un agent économique est mû par la maximisation de sa fonction de profit et doivent être conçues de façon à augmenter l’utilité de l’individu lorsqu’il réalise une action désirable et à la réduire sinon. Les effets des sanctions et récompenses financières dans la modification des comportements en matière d’exploitation des ressources naturelles ont été largement étudiés, à la fois par des méthodes de modélisation micro-économique et par des approches expérimentales (Fehr et Gächter, 2000; Rapoport et Au, 2001; Masclet, Noussair, et al., 2003; Sefton, Shupp, et al., 2007; Moreno-Sánchez et Maldonado, 2010; d’Adda, 2011; Travers, Clements, et al., 2011). Les résultats de ces études ne sont pas systématiquement concordants, mettant en évidence que l’effet des incitations est très dépendant des conditions de leur mise en œuvre dans une politique de régulation. L’un des principaux enjeux des incitations est de les fixer au bon « niveau » (Gneezy et Rustichini, 2000b; Murphy et Cardenas, 2004) : le montant de la sanction doit être supérieur au gain marginal que l’individu perçoit en ne respectant pas les règles ; le montant de la récompense doit être supérieur à la perte occasionnée par un comportement vertueux. Or, dans le cas d’individus hétérogènes caractérisés par une fonction de profit dont les paramètres varient dans le temps ou l’espace, il n’existera pas de montant incitatif optimal pour tous. De même, le choix de l’autorité en charge de son application peut être déterminant dans l’efficacité de l’incitation : testée en économie expérimentale, les incitations endogènes provenant des pairs génèrent de meilleurs résultats qu’une régulation exercée par une entité externe (Moreno-Sánchez et Maldonado, 2010; Travers, Clements, et al., 2011). Par ailleurs, il est difficile de conclure quant à la supériorité d’un type d’incitation (positive ou négative) sur l’autre : si l’économie expérimentale a montré que l’usage de récompenses seules était moins efficace (Rapoport et Au, 2001) et moins durable (Sefton, Shupp, et al., 2007) que l’usage de sanctions seules, certaines expériences ont démontré le contraire (Travers, Clements, et al., 2011). Ainsi, quelques travaux ont proposé de combiner les deux types d’incitation, la sanction visant à limiter la transgression des règles et la récompense encourageant les comportements vertueux. Dans leur étude, Sefton et al. (2007) 33 montrent que la combinaison des deux incitations génère les plus hauts niveaux de contribution individuelle à un bien public. Rapoport et Au (2001) proposent un système permettant que les récompenses soient alimentées par le revenu des sanctions. Bien que cela ait également été discuté par Collins and Maille (2011), un tel mécanisme n’a encore jamais été testé en pratique.

Instruments exploitant les préférences sociales

Une abondante littérature, principalement issue de l’économie expérimentale, a mis en évidence les limites des incitations économiques. Elles peuvent en effet donner lieu à des effets contraires à ceux escomptés, notamment par l’effet d’éviction (crowding-out effect) (Gneezy et Rustichini, 2000a, 2000b; Bowles et Polania-Reyes, 2012; Frey, 2012; Kerr, Vardhan, et al., 2012). Cet effet se traduit par une réduction de la motivation intrinsèque de l’individu à adopter un comportement vertueux, dont la perception par l’individu est modifiée par les incitations financières : la transgression des règles est légitimée par le paiement d’une sanction et leur respect devient conditionné à une rémunération. Un exemple classique est celui rapporté par Gneezy et Rustichini (2000a) : en Israël, des directeurs de crèches, lassés par les retards récurrents de certains parents pour venir récupérer leurs enfants, décident d’appliquer une sanction financière pour les inciter à davantage de ponctualité. L’effet est contraire à celui escompté : les retards s’allongent et se multiplient. C’est l’effet d’éviction (crowdingout effect) des incitations financières : alors que la sanction devait inciter les parents à respecter les horaires de la crèche, ils la perçoivent comme le prix à payer pour pouvoir arriver en retard. Les comportements des individus ne sont pas en effet uniquement influencés par des motivations économiques (List, 2005; Bowles et Polania-Reyes, 2012; Frey, 2012). L’agent économique optimise son utilité en tenant compte de son environnement social et y intègre des notions d’éthique, d’altruisme, de réciprocité, d’aversion à l’inégalité, etc. : ce sont ses préférences sociales (Fehr et Fischbacher, 2002; Levitt et List, 2007; Zarri, 2010; Bowles et Polania-Reyes, 2012). Elles permettent d’expliquer des phénomènes qui échappent à la théorie de la maximisation économique, comme l’existence d’actions caritatives, les dons à des associations, etc. Cette littérature est très liée au courant de l’économie expérimentale, qui a permis, une fois ces comportements mis en évidence dans la réalité, d’en comprendre les déterminants et d’étudier les interactions entre incitations économiques Instruments de gestion de l’eau combinant incitations économiques et préférences sociales Anne-Gaëlle Figureau – Thèse de doctorat en sciences économiques – 2015 et préférences sociales. Ces préférences sociales peuvent ainsi être utilisées dans l’élaboration de politiques publiques, l’objectif étant de renforcer le poids des considérations non économiques dans les prises de décisions individuelles pour favoriser les comportements pro-sociaux. En particulier, elles peuvent être mises à profit pour élaborer des instruments de gestion des ressources communes. Là encore, de nombreux travaux en économie expérimentale ont permis d’évaluer le pouvoir incitatif d’instruments qui exploitent les préférences sociales, au travers des jeux du bien public ou d’extraction dans une ressource commune, plus ou moins contextualisés. Ces études soulignent l’intérêt de quatre grands types de leviers non économiques qui favorisent la coopération entre les usagers d’une même ressource : les punitions et récompenses par les pairs, l’information (en particulier la transparence sur les décisions individuelles), la communication et l’exploitation des normes sociales. 

Punitions et récompenses par les pairs 

Le premier levier consiste à permettre aux usagers d’attribuer des punitions ou des récompenses à leurs pairs selon des règles prédéfinies. Dans les expériences, ces incitations sont souvent coûteuses pour le joueur qui souhaite les appliquer, si bien que la théorie économique prédit qu’aucun agent économique rationnel n’y aura recours, car cela réduirait son profit individuel. Pourtant, le premier résultat issu de ces expériences est que les joueurs utilisent l’opportunité qui leur est offerte de sanctionner et récompenser leurs pairs : les joueurs y trouvent donc un intérêt, celui de marquer leur désapprobation afin d’instaurer une pression sociale permettant d’augmenter la coopération. Le second résultat est que ces incitations internes au groupe, qu’elles soient monétaires ou non (de la simple désapprobation à la menace d’ostracisme), augmentent la coopération des joueurs (Fehr et Gächter, 2000; Masclet, Noussair, et al., 2003; Bochet, Page, et al., 2006; Sefton, Shupp, et al., 2007; Vyrastekova, 2008; Tavoni, Schlüter, et al., 2012). 

Information et transparence

 Le deuxième levier est l’apport d’information aux joueurs : sur la dynamique de la ressource, sur la contribution agrégée du groupe ou bien sur les décisions individuelles. L’information sur la ressource vise à accroître la sensibilité du sujet à la problématique de surexploitation de la ressource et induit 35 une hausse de la coopération (Hey, Neugebauer, et al., 2009). Le recours à la transparence sur les décisions individuelles des joueurs repose sur l’hypothèse que celle-ci renforce l’incitation morale à respecter son autorisation, puisque les comportements individuels sont rendus observables par les pairs : « toute personne peut, par le mépris ou l’intimidation, empêcher une autre personne de transgresser le code moral » (« any person can, through open contempt or intimidation, withhold another person from breaking the moral code » in Van Steenbergen et Shah (2002)). Les différentes études ayant testé le rôle de l’information dans la régulation d’une ressource montrent que dans la plupart des situations, la transparence accroît la coopération (Ostrom, 1990; Fehr et Gächter, 2000; Masclet, Noussair, et al., 2003; Villena et Zecchetto, 2011; Zafar, 2011). Cependant, certaines études montrent que son effet varie selon les communautés et qu’il est conditionné à l’existence préalable dans la communauté d’une norme sociale qui définit le comportement désirable (d’Adda, 2011; Travers, Clements, et al., 2011). Dans d’autres cas, la transparence peut même conduire à l’émergence et la propagation d’une norme sociale « faible » voire contre-productive (faible contribution à un bien public, généralisation d’extractions excessives dans une ressource,…) (Rodriguez-Sickert, Guzman, et al., 2008; Zafar, 2011). 

Communication entre usagers

 Le troisième levier d’incitation consiste à autoriser la communication entre les usagers et la concertation sur l’allocation de la ressource. Des études de cas ainsi que des travaux expérimentaux mettent en évidence que le fait d’introduire un temps de concertation, même « sans engagement », en amont de la phase de décision augmente la coopération (Ostrom, 1990; Murphy et Cardenas, 2004; Moreno-Sánchez et Maldonado, 2010; Velez, Murphy, et al., 2010; Cardenas, 2011; Travers, Clements, et al., 2011). Différentes formes de communication ont pu être testées et la plus efficace semble être le face-à-face (Bochet, Page, et al., 2006). 

Exploitation des normes sociales

 Le quatrième levier d’incitation consiste à exploiter les normes sociales préexistantes dans des groupes, ce qui a notamment été testé au travers d’expériences « naturelles ». Il est alors montré que l’ajout d’une incitation financière n’est parfois pas utile (Rodriguez-Sickert, Guzman, et al., 2008) Instruments de gestion de l’eau combinant incitations économiques et préférences sociales Anne-Gaëlle Figureau – Thèse de doctorat en sciences économiques – 2015 voire contreproductive car réduisant la propension à coopérer : si elle est fortement ancrée dans la communauté, la norme sociale peut suffire à faire respecter les règles de gestion de la ressource (Gneezy et Rustichini, 2000b; Kerr, Vardhan, et al., 2012). Ces deux grands types d’incitations (économiques et préférences sociales) peuvent être utilisées seules ou combinées pour élaborer des instruments de régulation des prélèvements agricoles en nappe. Les parties qui suivent présentent deux instruments exploitant ces incitations.

Table des matières

Introduction
CHAPITRE 1 Conception de deux instruments pour réguler les prélèvements agricoles en nappe
1. Problématique et objectifs des instruments
2. Instruments pour la régulation des prélèvements dans une ressource commune : un état de l’art
3. Instruments de régulation n°1 : le bonus-malus
4. Instrument de régulation n°2 : le contrat solidaire
CHAPITRE 2 Méthodologie d’évaluation des instruments
1. Objectifs de l’évaluation et choix méthodologiques généraux
2. Evaluation par l’approche de prospective participative
3. Approche expérimentale
4. Une démarche répliquée sur 5 terrains d’étude
CHAPITRE 3 Evaluation des instruments par une méthode participative
1. Méthodologie des ateliers
2. Résultats par instrument
3. Conditions locales favorisant la mise en œuvre des instruments
4. Retour sur les hypothèses de comportements
CHAPITRE 4 Evaluation des instruments par l’économie expérimentale
1. Le jeu : extraction d’une ressource commune par des préleveurs hétérogènes et instrument de régulation
2. Prédictions théoriques
3. Procédure expérimentale
4. Résultats
5. Discussion
DISCUSSION – CONCLUSION
1. Implications en termes de politiques publiques
2. Apport méthodologique de la thèse
3. Perspectives de recherche
Références bibliographiques
Annexes

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