Les « cartes de confiance » pour visualiser simultanément quantité et fiabilité des données

Les « cartes de confiance » pour visualiser simultanément quantité et fiabilité des données

Le programme de recherche ArchaeDyn I a développé une méthode de pondération des données archéologiques, affirmant que « dès lors que l’on se propose de spatialiser des phénomènes, il importe de s’assurer de la qualité de l’information mise en œuvre dans les traitements » (Favory, Nuninger, 2008). Des « cartes de confiance » ont été élaborées pour « être en mesure d’expliquer la sur-représentation de certains secteurs, la sous-représentation d’autres, en fonction des conditions de constitution des inventaires et de mesurer l’impact sur la répartition des données des biais mis en évidence sur les cartes de fiabilité » (Nuninger, Favory, 2007). Ainsi, ces cartes constituent une synthèse entre des cartes de représentation permettant de « comparer la densité des découvertes au sein d’un maillage régulier de la zone étudiée au nombre de points que recevrait chaque maille en cas d’homogénéité de la répartition des découvertes (valeur théorique = nombre de sites/nombre de mailles) » (Favory, Nuninger, 2008), et des cartes de fiabilité décrivant divers niveaux d’intensité et de difficulté de la prospection sur la zone d’étude .
La démarche ici évoquée consiste donc à représenter une forme d’incertitude particulière, traduisant l’incomplétude des données archéologiques. L’information créée permet donc plus d’interpréter l’absence ou le faible nombre de données dans une zone particulière, plutôt qu’une estimation des différents niveaux de fiabilité de la donnée disponible. Elles permettent donc de répondre à la question -fondamentale: une zone où le nombre de données est faible est-elle une zone de faible occupation, ou une zone peu prospectée ? En revanche, elles ne permettent pas d’estimer le degré de validité – notamment temporelle et morphologique – des données archéologiques.
Cette démarche consiste à visualiser l’incertitude, mais ne permet pas de l’intégrer dans l’analyse spatiale ou la modélisation des dynamiques spatiales. L’information créée est donc un outil de réflexion, invitant à une prise de distance indispensable vis-à-vis des données, mais ne consiste pas en une démarche d’intégration à part entière de l’incertitude dans les analyses.

Méthodes avancées de traitement de l’incertitude en chronologie

Les démarches probabilistes d’élaboration de la chronologie et de ses niveaux d’incertitude

Dans le domaine de la chronologie archéologique, les approches les plus performantes dans la construction de chronologies intégrant l’incertitude sont de nature probabiliste (Desachy, 2012). «Ces approches avancées se caractérisent formellement par un passage dans un univers mathématique continu : celui des nombres réels et non plus des simples valeurs entières (les probabilités prennent ainsi leurs valeurs dans l’intervalle continu de 0 à 1) ; et, en pratique, par le recours à un arsenal plus sophistiqué, qui peut être difficile à maîtriser pleinement pour un non-mathématicien. Il suppose en effet la mise en œuvre d’interprétations et d’hypothèses de nature non seulement archéologique, mais aussi spécifiquement mathématique et statistique » (Desachy, 2012).
Des solutions originales ont été proposées afin de s’attaquer aux problématiques évoquées précédemment : Crema et al. ont proposé de s’appuyer sur la théorie des possibilités : « the core concept behind this approach is that, rather than date an archaeological event e with absolute certainty of presence or absence at a particular time step, we can define a more flexible existence value w, that ranges somewhere between 0 (absolute certainty of non-existence) and 1 (absolute certainty of existence) in a temporal snapshot whose duration is defined by Δt. » (Crema et al., 2010). Diverses méthodes ont été proposées par les archéologues pour définir la valeur w (Crema et al., 2010).

Traitement de l’incertitude chronologique par la logique floue

Certains auteurs, notamment dans le domaine de l’archéologie prédictive, ont cependant souhaité passer du cadre probabiliste « classique » au cadre de la logique floue, plus nuancé que celui de la logique probabiliste : « archaeologists recognized the problematic related to the classification long time ago, and tried to remediate it, while remaining in the same Aristotelian philosophical/logical framework, by applying various statistical techniques, such as probabilistic, or Bayesian methods. (…) It has been demonstrated that by shifting our reasoning to a different logical framework, namely the so-called fuzzy logic, we are closer to better describing the archaeological reality» (Niccolucci, Hermon, 2015).
Selon Eugenia G. Hatzinikolaou (2006) « Fuzzy logic permits the notion of nuance: an element can be true to a degree and false to a degree, while an object can, to a degree, belong in more than one set». Celle-ci poursuit «fuzzy logic is a new perspective: it has the potential to specify a site’s origin; it is realistic; and it uses the abilities of the human expertise in combination with a strong scientific theory» (Hatzinikolaou, 2006). Cette même auteure s’est ainsi servie de la logique floue dans le but de «prédire» la localisation de sites préhistoriques sur l’île de Melos en Grèce (Hatzinikolaou et al. 2003).
Franco Niccolucci et al. (2001) s’attellent quant à eux à des problématiques concernant la fiabilité des données statistiques dérivant de l’archéométrie, et proposent l’utilisation de la logique floue dans le but d’attribuer un coefficient de fiabilité à des attributs imprécis. Hermon et Niccolucci (2002, 2003) construisent également des typologies floues afin d’étudier les artefacts archéologiques comme des classes d’objets dont les limites ne sont pas définies avec exactitude.

Retracer le passé et anticiper l’avenir : des incertitudes à rapprocher ?

L’incertitude fait partie intégrante de la démarche géoprospective. En effet, « dans toute démarche prospective, l’incertitude renvoie à l’impossibilité de deviner le futur, à tout ce qui est difficilement appréhendé par l’esprit, ce qui ne relève pas de règles déterministes, ce qui intègre une part d’aléatoire » (Basse, 2010). On pourrait même prolonger ce raisonnement en affirmant que la géoprospective trouve toute sa raison d’être au cœur même de l’incertitude associée aux événements à venir et à leur évolution : cette discipline constitue une conséquence de la prise de conscience de nos sociétés contemporaines de leur vulnérabilité, des risques et de l’incertitude qui les guettent (Houet et Gourmelon, 2014)… Tout comme l’archéologie trouve sa raison d’être dans l’incertitude associée à notre ignorance du passé lointain, et dans la volonté de reconstruire des structures et des processus spatiaux révolus ! Cette incertitude fondamentale est reconnue et intégrée en géoprospective au cœur de ses analyses depuis ses débuts, en utilisant par exemple un paramètre stochastique dans les variables d’entrée de modélisation, afin de «réduire la contrainte de détermination du passé sur le futur» (Basse, 2010).
Ainsi, si les changements probables, attendus et prévisibles sont généralement les mieux appréhendés, leur recherche bénéficiant de «la connaissance provenant d’expériences passées, menées sur des terrains divers, et de règles spatiales validées par des analyses rétrospectives» (Voiron-Canicio, 2012), un des enjeux les plus cruciaux de la géoprospective consiste à anticiper le futur spatio-temporel dans toute son imprévisibilité, son incertitude et son instabilité. Ce qui requiert par exemple « d’agréger des informations fragmentaires, rares et dont la fiabilité est variable, de recourir aux représentations des acteurs, de synthétiser les opinions d’experts dont les dires peuvent être contradictoires » (Voiron-Canicio, 2012), d’élaborer « de nouveaux protocoles d’analyse spatiale intégrant des connaissances observées et perçues, de fiabilité variable, et combinant des informations multidimensionnelles et multiscalaires » (Voiron-Canicio, 2012), et par conséquent de faire preuve d’innovation et de créativité au niveau notamment des démarches, des méthodes et des outils (Godet, 1986 ; Houet, Gourmelon, 2014).

Des « futurs possibles » aux « passés possibles »

Denise Pumain, en se demandant si «la géographie saurait-elle inventer le futur ?» (1998), appela à «l’exploration d’une diversité des futurs possibles», c’est-à-dire à élaborer une théorie évolutive des entités spatiales permettant d’étudier « de façon nomothétique le changement des structures géographiques» en s’intéressant aux processus qui font «advenir et devenir l’espace géographique» tout en réfutant les rigidités réduisant le futur à un simple prolongement des tendances du présent (Pumain, 1998). C’est le propos de la géoprospective, qui a pour objectif de «prévoir les devenirs possibles d’un espace, les impacts spatiaux de processus globaux ou locaux, les conséquences spatiales d’options d’aménagement, et de produire des outils d’aide à la décision qui soient spatialisés» (Voiron-Canicio, 2012). Les résultats produits se déclinent ainsi sous forme de divers scénarios dont les paramètres varient en fonction des conditions initiales du modèle, ou de l’hypothèse que l’on souhaite tester ou présenter.
Pour ce faire, la géoprospective s’appuie sur une démarche rétrospective : «Le postulat qui soustend les démarches d’anticipation est que le futur est contenu dans le passé « le présent est gros de l’avenir, le futur se pourrait lire dans le passé… » (Leibniz, 1714) mais avec une certaine marge d’imprévisibilité attribuée généralement au hasard» (Voiron-Canicio, 2012). Il s’agit ainsi de détecter les grandes tendances d’évolution du système ayant une forte probabilité de se maintenir, mais également les signaux faibles pouvant être porteurs de changement, afin d’évaluer les trajectoires de l’espace parmi un ensemble d’états possibles. Ainsi, le rythme, la stabilité ou des bifurcations dans la trajectoire du système sont analysés de manière rétrospective afin de retracer une trajectoire passée, sur la base de laquelle on peut anticiper, imaginer une trajectoire future de développement d’un territoire.

Les zones géographiques étudiées dans le programme PaléoSyr

L’étude de cinq zones « test » permet de caractériser : L’espace littoral, directement ouvert aux influences tempérantes de la Méditerranée et adossé aux massifs levantins, ici le Jabal Ansariyya et le Mont Liban; La plaine du Ghab, partie intégrante du Croissant fertile, fossé d’effondrement encadré par deux massifs d’orientation méridienne, soumise à des effets de foehn et déjà marquée par l’aridité climatique ;
Les « marges arides » du Croissant fertile, domaine de transition entre la steppe à graminées et le désert, soumis à un climat méditerranéen dégradé ;
Les paléolacs de Damas, aboutissement du bassin versant endoréique, orienté à l’est, des Wadi Barada et Aouaj, sur les pentes orientales de l’Antiliban ;
La Syrie du Sud, comprenant la partie supérieure du bassin versant oriental du Yarmouk, affluent principal du Jourdain, et des petits bassins endoréiques orientés au nord faisant transition avec la marge aride. Les travaux des équipes syrienne, britannique, italienne et espagnole associées permettront de caractériser la Trouée de Homs depuis la dépression de la Bouqaia à l’ouest jusqu’à la zone de Palmyre à l’est, en passant par les secteurs de Homs/Lac Qattineh et de Qatna.
L’ensemble des données du programme a ainsi été collecté sur ces diverses zones prospectées et ponctuellement fouillées (Figure 6), et est rassemblé au sein d’une base de données collaborative.

Table des matières

INTRODUCTION GENERALE 
PARTIE I – CONCEPTS ET METHODES POUR L’ANALYSE SPATIO-TEMPORELLE DES CONFIGURATIONS SPATIALES PASSEES EN CONTEXTE INCERTAIN
CHAPITRE 1 : QUELLE PRISE EN COMPTE DE L’INCERTITUDE EN ARCHEOLOGIE ? 
INTRODUCTION 
1. QUANTITE ET FIABILITE DES DONNEES : DEUX DIMENSIONS A CONSIDERER 
1.1 Des modèles exempts de pondération des données
1.2 Les « cartes de confiance » pour visualiser simultanément quantité et fiabilité des données
2. L’ELABORATION DE LA CHRONOLOGIE : INCERTITUDE OU CONFUSIONS METHODOLOGIQUES ? 
2.1 Une information temporelle discontinue et incertaine
2.1.1 Datation relative : un décalage entre localisation spatiale et localisation temporelle des objets
archéologiques
2.1.2 La périodisation : un postulat conditionneur et implicite
2.1.3 Une approche du changement artificielle et saccadée
2.1.4 Conclusions sur la périodisation : un paradoxe oscillant entre instant et durée
2.2 Méthodes avancées de traitement de l’incertitude en chronologie
2.2.1 Les démarches probabilistes d’élaboration de la chronologie et de ses niveaux d’incertitude
2.2.2 Traitement de l’incertitude chronologique par la logique floue
2.3 Durée des phénomènes ou précision des données?
2.4 Incertitude ou question d’échelles ?
2.4.1 Résolution des données et échelles d’étude
2.4.2 Quand les modèles nient les échelles
CONCLUSION : Enjeux et questionnements majeurs dans l’étude des dynamiques spatio-temporelles des systèmes de peuplement passés
CHAPITRE 2 : « FAIRE SCIENCE AVEC L’INCERTITUDE » : POUR UNE DEMARCHE FLEXIBLE ET EXPLORATOIRE S’INSPIRANT DU CADRE THEORIQUE ET METHODOLOGIQUE DE LA GEOPROSPECTIVE
INTRODUCTION 
1. PROJETER DANS LE PASSE LE CADRE THEORIQUE ET METHODOLOGIQUE DE LA GEOPROSPECTIVE
1.1 L’espace, au cœur de la démarche
1.2 Retracer le passé et anticiper l’avenir : des incertitudes à rapprocher ?
1.3 Des « futurs possibles » aux « passés possibles »
2. AU CROISEMENT DE LA DIMENSION SPATIALE ET DE L’INCERTITUDE : UNE DEMARCHE EXPERIMENTALE ET EXPLORATOIRE 
2.1 Rester ouvert à l’émergence : l’Exploratory Spatial Data Analysis (ESDA)
2.2 Tirer parti de la diversité, plutôt que niveler par le bas
2.3 « Déconstruire les représentations que véhiculent les catégories » (Roncayolo, Chesneau, 2011) pour une étude du changement spatial
2.4 Un chaînage de méthodes et de techniques
2.4.1 Les géostatistiques et les statistiques spatiales: une prise en compte de la singularité et de la
discontinuité
2.4.2 Aborder les phénomènes par la forme : l’analyse d’images par morphologie mathématique
2.4.3 Spécificités et avantages d’une utilisation conjointe des géostatistiques et de la morphologie
mathématique en archéologie
2.4.4 La théorie des possibilités et les ensembles flous
CONCLUSION : POSITIONNEMENT DE LA RECHERCHE 
CHAPITRE 3 : CONTEXTE DE LA RECHERCHE
INTRODUCTION 
1. PRESENTATION ET OBJECTIFS GENERAUX DU PROGRAMME PALEOSYR 
1.1 Objectifs du programme
1.2 Les zones géographiques étudiées dans le programme PaléoSyr
2. PRESENTATION DE LA BASE DE DONNEES ET DES QUESTIONNEMENTS QU’ELLE SOULEVE
2.1 Conception de la base de données
2.2 Description des données utilisées et de leurs attributs
3. LES MODELES SPATIO-TEMPORELS ELABORES AU COURS DU PROGRAMME PALEOSYR 
3.1 Homogénéisation de la chronologie
3.2 Les cartes « d’attractivité »
3.3 Quantification du potentiel agro-pastoral par l’imagerie satellite
3.4 Les fluctuations de l’occupation du sol au cours du temps: confrontation de la Syrie du Sud et des Marges Arides
CONCLUSION
PARTIE II – CONCEPTION ET APPLICATION D’UNE METHODOLOGIE D’EVALUATION DE LA QUALITE SPATIO-TEMPORELLE DES DONNEES DANS LA LONGUE DUREE
CHAPITRE 4 : ADAPTATION D’UNE METHODE D’AIDE A LA DECISION POUR EVALUER LES VARIATIONS DE LA QUALITE DE L’INFORMATION SELON LES PERIODES ETUDIEES
INTRODUCTION
1. LA QUALITE DE L’INFORMATION : UN CONCEPT AUX MULTIPLES FACETTES 
2. LE CHOIX D’UNE UNITE TEMPORELLE DE REFERENCE : LE SIECLE 
3. ADAPTATION D’UNE METHODE D’AIDE A LA DECISION : L’ANALYSE MULTICRITERE 
3.1 Etat de l’art et présentation générale de la méthode
3.2 Déroulement de la procédure d’analyse multicritère
3.2.1 Etape 1: définir les objectifs
3.2.2 Etape 2: identifier les alternatives
3.2.3 Etape 3: définir et quantifier les critères
3.2.4 Etape 4: définir les points de vue et les poids des critères
3.2.5 Etape 5: calcul et hiérarchisation des scores de chaque alternative
4. PRESENTATION ET INTERPRETATION DES RESULTATS 
4.1 Application n°1 de l’AMC : à la base de données entière, depuis le début du Néolithique jusqu’à aujourd’hui
4.2 Application n°2 de l’AMC : approche comparative entre les données des Marges Arides, et celles de la Syrie du Sud
CONCLUSION

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