Concevoir la mission comme un engagement génératif

Concevoir la mission comme un engagement génératif

LE VERROU SCIENTIFIQUE : FORMULER UN ENGAGEMENT A INNOVER CREDIBLE ET CONTROLABLE

Dans la sphère académique, le terme de mission ou « purpose », pris dans une acception plus large, occupe depuis longtemps une place importante en sciences de gestion, parfois même au sein de certains de ses travaux fondateurs (voir par exemple Ragot & Segrestin, 2018). Dans la perspective d’avancer des éléments de réponse à notre questionnement général, il nous semble toutefois préférable de sérier ce vaste ensemble et de réduire l’analyse une poignée d’entre eux. Nous nous intéresserons en particulier aux recherches qui ont mobilisé la mission, ou l’expression d’une certaine forme de responsabilité, sous la question de l’engagement, c’est-à-dire en interrogeant les conditions du contrôle lié à l’engagement, à sa redevabilité. Introduction 9 Sera ainsi omis l’ensemble des recherches qui a mobilisé la référence à la finalité de l’entreprise eu égard à des considérations stratégiques par exemple (Hsieh, 2015; Mocsary, 2016; Shleifer & Vishny, 1997), au rôle du leadership (Barnard, 1938; Selznick, 1957), à la poursuite d’intérêts partagés (Campbell & Tawadey, 1990), ou encore à des revendications identitaires (Albert & Whetten, 1985; Whetten, 2006). Cette littérature bien que traitant de mission, n’a que peu exploré le pendant lié à l’engagement. Ensuite viennent les travaux qui étudient les démarches d’intégration volontaire, par les entreprises, de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales. L’engagement juridique n’est pas une caractéristique afférente à l’étude des politiques et stratégies de responsabilité sociale des entreprises (Capron & Quairel-Lanoizelée, 2016), en revanche, parmi ce vaste ensemble de travaux, nous mobiliserons ceux qui traitent précisément du contrôle des engagements, notamment sous la forme de labels. Enfin seront écartés les travaux qui explorent l’entreprise au prisme de l’innovation, en particulier en s’intéressant aux conséquences, attendues ou non, de ces activités de conceptions sur la société et l’environnement et aux conditions d’une gouvernance associée. Ce champ de l’innovation responsable (Owen et al., 2013; Scherer & Voegtlin, 2020), n’a pas traité frontalement du concept de mission. Pour explorer cette problématique générale, nous focaliserons notre attention sur les courants théoriques et les pratiques qui ont précisément exploré la question de l’engagement de l’entreprise visà-vis d’une mission, ou d’une préoccupation de responsabilité explicitée. Nous interrogerons dans cette perspective la nature de l’engagement exprimé et les caractéristiques du contrôle associé. Nous tâcherons de cerner la manière dont l’articulation entre engagement et flexibilité a été discutée. Nous regardons en particulier les travaux se rapportant aux courants académiques suivants : Le premier est celui des organisations hybrides, du fait notamment qu’il a étudié avec minutie les caractéristiques afférentes à la poursuite d’une mission sociale dans un contexte commercial (Battilana, 2018). L’organisation qui s’est dotée d’une mission sociale est décrite comme traversée par des tensions de toutes sortes (Battilana et al., 2015). Aussi, des discussions relatives aux craintes de voir la mission sociale détournée de ses aspirations initiales, un phénomène qualifié de dérive de mission, ou « mission drift » occupent une place importante de la sphère académique (Ebrahim et al., 2014). Ici donc, la question de l’innovation, ou plus largement de toute évolution qui viendrait déplacer les limites associées à chacune des logiques institutionnelles qui fondent l’hybridité de l’organisation demeure problématique. Elle génère des incertitudes qui tendent à les associer à des dérives (Varendh-Mansson et al., 2020). Le deuxième champ d’intérêt pour notre réflexion est celui des paradoxes organisationnels (Carmine & Smith, 2021). Il s’agit là mobiliser la notion de paradoxes pour signaler que les entreprises, qui 10 prétendent avoir une action responsable, ont parfois à gérer des situations paradoxales qui ne peuvent pas se résoudre en isolant les composantes contradictoires, toutes essentielles à l’action. En l’occurrence, le traitement des grands challenges a fait l’objet d’une attention toute particulière sous l’angle de cette grille théorique (Ferraro et al., 2015; Van der Byl et al., 2020). Ici se fonde un besoin permanent d’adaptation (responsiveness) pour mener une action efficace au regard ces enjeux sociaux ou environnementaux, et prendre en considération les attributs « dynamiques » des grands challenges (complexité du fait notamment des situations d’interdépendance, incertitude, car en sujet à une permanente évolution, et multivocité). La prise en compte de cette dimension dynamique associée à l’action semble ici mal se concilier avec la possibilité d’exprimer un engagement ferme. Dans ce contexte, les théoriciens des paradoxes interrogent plutôt les conditions de construction de la légitimité de l’entreprise, à l’endroit des multiples parties prenantes mobilisées par la question du dit challenge (Scherer et al., 2013). À ces deux champs théoriques, s’ajoute ensuite la possibilité d’étudier des modalités nouvelles de reddition de l’activité responsable. Deux mouvements contemporains ont, selon deux approches distinctes, tâché de lever une contradiction entre d’un côté, crédibilité de l’engagement et de l’autre, prise en compte d’une dimension générative conduite à l’endroit de la mission. Le premier est celui du champ d’étude de l’investissement à impact. Le second est celui de la labélisation des pratiques de RSE. Le premier concerne un mouvement traversant la finance d’entreprise, dans lequel l’engagement entre l’investisseur et sa participation se cristallise contractuellement, au travers de l’impact. Une compréhension commune s’établit sur ce qui fait impact à la faveur d’une exploration réalisée avant la décision d’investissement. Ce travail fournit une représentation précise des enjeux de responsabilité associés à l’entreprise et promeut en retour des modalités de contrôle ad hoc, qui s’adaptent à la singularité des projets. L’engagement sur des critères d’impact ne risque-t-il pas néanmoins de figer les représentations ? Quelle est la place finalement laissée à la une générativité s’opérant pendant la période la période d’investissement, après donc que les critères aient été figés dans le contrat ? De l’autre côté, la labélisation par le moyen de standards RSE s’est progressivement établie comme une modalité quasi incontournable de signalement des pratiques liées à une prise en compte des considérations sociales et environnementales (Christensen et al., 2019). L’exercice de labélisation est d’ailleurs parfois la modalité de contrôle prévue par certaines formes d’entreprises à mission. La Benefit corporation impose comme critère de reddition par exemple que l’entreprise soit évaluée à l’aide d’un standard tiers indépendant8. C’est ici l’adossement à une norme externe qui fait gage de crédibilité. C’est à ce titre que nous interrogerons la capacité d’un tel schéma de responsabilisation. Quel intérêt 8 Voir le modèle législatif de la Benefit Corporation: https://benefitcorp.net/sites/default/files/Model%20Benefit%20Corp%20Legislation_2016.pdf Introduction 11 fournit un tel dispositif pour organiser le contrôle et l’engagement, dès lors que la mission comporte des dimensions génératives ? Cet aperçu des champs académiques permet finalement de mieux cerner la singularité du questionnement qui se pose au départ de cette thèse : une énigme théorique et pratique semble finalement persister dès lors qu’il s’agit de penser l’articulation entre formulation d’un engagement et contrôle des transformations souhaitables de l’activité. La littérature confirme bien que la mission pose un défi inédit.

QUELLE METHODOLOGIE POUR ABORDER LA QUESTION DE LA FORMULATION DE LA MISSION ?

Comment aborder cette question de la formulation de la mission ? Nous précisons ici le positionnement méthodologique avant de présenter le synopsis de la thèse. LA MISSION EN SITUATION D’INNOVATION, UNE OPPORTUNITE D’ETUDE PAR LA MOBILISATION DE CAS MULTIPLES La problématique générale exposée ci-devant nous invite à focaliser notre attention sur des situations où les missions s’expriment en lien avec un enjeu d’innovation. Cela étant dit, aujourd’hui pléthore de cas où la mission pose des questions relatives à cet enjeu. L’ambition théorique portée par la thèse nous invite ici à ne pas se contenter d’effleurer la question. Modéliser proprement les tensions posées par ces missions qui engagent sur une forme d’inconnu, et prétendre extraire d’une étude de cas multiples des enseignements théoriques robustes, appellent à des précautions méthodologiques particulières (Eisenhardt & Graebner, 2007). Une opportunité offerte par ce type de raisonnement inductif réside en effet dans la capacité à saisir en profondeur les enjeux liés à la mission, sur des cas particuliers pour lesquels l’innovation a particulièrement éprouvé la robustesse d’un tel engagement (Yin, 2003). Mais il convient aussi d’assurer une certaine variété au sein des cas étudiés, pour prétendre une certaine réplicabilité des résultats. Cette préoccupation étant au cœur de la construction de la théorie à partir d’études de cas (Eisenhardt, 1989). Aussi, pour adopter des modes d’interrogations de l’empirie cohérente avec cette ambition analytique, nous avons été particulièrement sensibles à la sélection de cas qui peuvent prétendre à cette qualité. De ce point de vue, plusieurs facteurs participent à expliquer un positionnement privilégié de la thèse, à l’heure de choisir ses terrains d’études. 12 Le premier est que le calendrier des travaux de la thèse a largement coïncidé à l’initiation de cette vague de rationalisation autour de la mission, du moins dans le périmètre français. Les travaux débutent en septembre 2017, soit quelques mois avant que soit décidé du lancement d’une réflexion nationale autour de la possibilité de créer une forme juridique d’entreprise à mission. Cette quasisynchronie, doublée d’une proximité importante avec certains des protagonistes du débat, nous a permis un accès privilégié aux débats suscités par cette possibilité nouvelle offerte par le droit. Cette proximité s’entend au niveau des dirigeants d’entreprises et experts, partisans d’une telle réforme qui se sont rassemblés au sein de la CEM – Communauté des Entreprises à Mission, créée le 8 mars 20189 et constituée en association le 20 décembre 201810. Elle s’entend aussi au niveau du législateur. En effet, ces travaux sont aussi trouvés au cœur de la réforme gouvernementale, grâce à un suivi étroit des discussions réglementaires qui ont précédé et suivi la loi, en particulier les débats avec le régulateur sur les modalités de contrôle (Direction générale du Trésor et participation au groupe de travail AFNOR sur les exigences de vérification de la mission vers les organismes tiers indépendants). Le second est que cette thèse a aussi pu trouver des cadres et des terrains d’expressions variés pour pousser plus en avant les questionnements qui accompagnent notre problématique générale. Cela s’est matérialisé par l’élaboration de partenariats de recherche avec plusieurs entreprises ou organisations privées : – tout d’abord, la thèse s’est appuyée sur un programme ANR (ANR-16-CE26-0016 – PURPOSE) réalisé en partenariat, avec Citizen Capital, un fonds d’investissement à impact, et l’université de Memphis (USA). D’une part, ce programme aura donné l’occasion de monter une campagne ciblée d’entretiens (27 mai – 3 juin 2018) auprès de dirigeants et d’ainsi rassembler un panel d’entreprises américaines s’adossant à des missions au caractère innovant et ayant adoptées des formes juridiques d’entreprises à mission. D’autre part, dans le périmètre français le partenariat avec Citizen Capital, aura donné accès à l’ingénierie d’un fonds d’investissement, à ses pratiques, ainsi qu’un accès à l’observation de la majeure partie de leurs portefeuilles de participations11. – ensuite, il a été possible tout au long de cette recherche de conserver des liens étroits avec les interrogations des praticiens, en particulier une fois la possibilité juridique permise. Une participation régulière et active aux instances de la CEM, association dont l’objet est précisément de contribuer à instruire, documenter et approfondir le modèle de l’entreprise à mission, notamment par une analyse rigoureuse des pratiques et par des échanges nourris avec la recherche12. Dans la thèse, ce partenariat s’est matérialisé sous plusieurs formes : an tant que membre du comité de pilotage de l’association jusqu’en 2019 par exemple, ou depuis 2021 en tant que rapporteur du conseil scientifique. Les interactions au sein de la CEM est aussi passée par une participation aux diverses instances de réflexion, tels que des groupes de travail13. Ces échanges auront aussi donné l’opportunité d’étendre ou de renouveler les questionnements associés à la confrontation du modèle théorique d’entreprise à mission à la pratique. – enfin, ce travail de recherche aura trouvé des modalités d’interactions plus ponctuelles avec des entreprises, au premier rang desquels on retrouve les partenaires de la chaire dans laquelle se sont préparés ces travaux, la chaire Théorie de l’entreprise14. Ces sollicitations directes, de la part de praticiens, sont là autant de témoignages qui attestent de la nécessité d’une étude rigoureuse des pratiques, et de l’intérêt prononcé par les praticiens à expérimenter des dispositifs méthodologiques capables d’accompagner des projets de formulation de mission. Les partenariats menés avec le groupe Macif et auprès de GRTgaz, qui constituent une partie importante de la dernière partie du manuscrit sont de ceux-là. Un inventaire, non exhaustif, illustrant la variété en nombre et en nature de ces terrains figure dans le tableau ci-dessous (Tableau A). Cette variété ne se retrouve pas évidemment pas en intégralité dans la monographie qui suit, elle témoigne en revanche d’une grande liberté à l’heure d’opérer un choix des cas qui feront l’objet d’un développement plus nourri. En particulier, quand il s’est agi de pouvoir sélectionner ceux qui paraissaient présenter les liens les plus étroits avec cette volonté de centrer leurs engagements autour de l’innovation.

Table des matières

INTRODUCTION
PARTIE I – REVUE DE LA LITTERATURE : COMMENT CONCILIER ENGAGEMENT RESPONSABLE ET INNOVATION ?
Introduction et présentation générale de la partie
Chapitre 1 La mission dans les organisations hybrides : la préservation de logiques
institutionnelles pour éviter la dérive de mission
Chapitre 2 : La responsabilité face aux « grand challenges » – la gestion des paradoxes
Chapitre 3 : les modalités de suivi d’un engagement dans les pratiques d’investissement à Impact
et de Certification RSE
Conclusion de la première partie et rappel des questions de recherche
PARTIE II : FORMULER UNE MISSION GENERATIVE ET CONTROLABLE
Introduction et présentation générale de la partie
Chapitre 1 : La mission exprimée comme un not-yet-designed – Le cas historique des model dwellings
Chapitre 2 : Les risques d’une mission formulée comme un concept – le cas d’un investissement à impact
Chapitre 3 : Les éléments d’une bonne mission – Essai de modélisation
Chapitre 4 : Un outil d’analyse des formulations de mission
Principaux résultats et conclusion de la partie – vers un cahier des charges pour la mission robuste
PARTIE III – ÉLEMENTS DE METHODE POUR L’ELABORATION D’UNE MISSION
Introduction – Dresser un état des lieux des pratiques : choix des cas et éléments de méthode
Chapitre 1 : La MACIF, une raison d’être dans la tradition mutualiste
Chapitre 2 : GRTgaz — la quête d’une nouvelle identité pour le gaz
Chapitre 3 : Recommandations méthodologiques — Rendre robuste la formulation d’un not-yet designed
Chapitre 4 Discussion : la mission face aux défis contemporains
CONCLUSION GENERALE – SYNTHESE DES PRINCIPAUX RESULTATS ET PERSPECTIVES
Tables.

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