Conséquences psychologiques d’Alzheimer

Conséquences psychologiques d’Alzheimer

La maladie d’Alzheimer est avant tout une maladie de la mémoire. Certains souvenirs sont effacés, mais d’autres, chargés d’émotions, sont prégnants, envahissant le champ de présence à soi et rétrécissant l’élan vital, coupant le malade de la réalité quotidienne ainsi que nous l’avons vu avec l’exemple de Madame Marguerite au Chapitre 10. Des dynamiques psychiques qui pourraient s’actualiser restent en jachère, la personne n’investit plus sa vie quotidienne, elle délaisse la vie sociale et relationnelle. La plasticité cérébrale, les interconnexions neuronales ne se font pas, ou pas aussi bien que pour une personne normalement engagée dans la vie, curieuse de découvrir les richesses d’autrui, d’apprendre de nouvelles choses. La psychodynamique de la maladie interfère avec les conséquences de la maladie. L’hypothèse du rôle d’un traumatisme dans la démence a ainsi été soulevée (414). La maladie peut être liée à des conséquences psychologiques, par exemple le non-engagement de la personne dans ses rôles sociaux et dans la vie quotidienne, ou avoir des raisons organiques. Outre la question de l’origine génétique de la maladie d’Alzheimer, le stress chronique peut générer à la longue des modifications du métabolisme du cortisol et finir par être délétère sur les structures de la mémoire, en particulier l’hippocampe (454, 455). Les accidents de la vie ont des conséquences affectives, matérielles et sur la vie collective ou familiale. Leur accumulation joue un rôle dans l’apparition précoce de la maladie. Ils interviennent probablement dans les mêmes mécanismes psychodynamiques que le traumatisme unique et ils peuvent avoir des conséquences organiques d’origine métabolique. La plasticité cérébrale est insuffisante pour compenser les pertes neuronales liées à l’âge. Le vieillissement cérébral est en conséquence accéléré. Les traumatismes subis pendant l’enfance et à l’âge adulte augmentent ainsi le risque de démence chez les personnes âgées. Persson (456) retrouve ainsi quatre événements de vie susceptibles d’augmenter le risque d’apparition d’une démence de type Alzheimer : la perte d’un parent avant 16 ans, le travail physique très pénible, le fait d’avoir à assumer une maladie physique grave du conjoint avant 65 ans ou pour un aidant avant ses 65 ans d’avoir eu à gérer la maladie grave d’un enfant. La vulnérabilité à la maladie est multifactorielle, mais est impactée par les effets cumulatifs des événements vécus dans le parcours de vie. Sa prévalence, dans la population étudiée n’est que de 3 % lorsqu’aucun de ces événements de vie n’est retrouvé. Elle passe à 8 % pour 2 événements retrouvés dans l’histoire du malade et à 20 % pour 3 événements. Ces événements de vie sont malheureusement fréquemment rencontrés, et le cas clinique de Madame Gilberte rapporte une vie faite de multiples événements difficiles à gérer mais qui ne sortent pas de l’ordinaire. Parmi les autres traumatismes de la vie, on retiendra encore la pauvreté et ses conséquences sur la qualité de vie, la nutrition, les relations sociales. Dans l’Alameda County Study (figure 1), une cohorte d’adultes américains a été suivie durant 29 ans et les d’épisodes de pauvreté marquée et prolongée durant cette période ont été relevées (457). La multiplication des problèmes sociaux a des conséquences sur l’émergence chez la personne âgée de difficultés praxiques, de troubles thymiques et expose un risque accru de démence.Le retrait social chez les adultes à la cinquantaine, le non-engagement actif dans la vie sociale augmente le risque de mortalité chez les personnes âgées et le risque de maladie d’Alzheimer chez les survivants (343). La maladie d’Alzheimer est une maladie organique du cerveau. Le développement des lésions est progressif et se fait inéluctablement avec le grand âge, plus ou moins rapidement selon la loterie génétique. Elle est plus ou moins précoce et plus ou moins sévère selon la trajectoire de vie des personnes. Elle peut débuter tôt dans la vie sans être pour autant dépistée actuellement comme l’a montré la Nun study (340, 458). L’utilisation des fonctions cérébrales résiduelles se fait plus ou moins bien selon le niveau scolaire acquis et selon que les adultes continuent ou non d’entretenir leurs capacités d’apprentissage (112). Avec le cas clinique de Madame Gilberte N, nous allons regarder un autre aspect de la psychodynamique de l’apparition de la maladie et son évolution une fois installée. Nous illustrerons ici la question des deuils non élaborés chez une patiente, deuils de personnes décédées, mais aussi deuils de situations liées à des ruptures mal élaborées dans le parcours de vie, conduisant des années après à une situation d’attente. L’absence d’élaboration ou une mauvaise élaboration des problèmes psychologiques, parfois de conflits intrapsychiques remontant à l’enfance, ré-émerge dans la démence, car les processus de refoulement ne sont plus efficients du fait des troubles cognitifs (214). L’école de la vie sélectionne des formes de vie et des stratégies de règlement personnel des conflits et la manière dont les personnes gèrent les ruptures et les deuils. L’histoire de vie imprègne, malgré les troubles de la mémoire, les comportements des malades et leur psyché. Le délire, les hallucinations peuvent ainsi être habités des expériences traumatiques préalables. La maladie d’Alzheimer a ceci de particulier, c’est qu’elle survient chez une personne avec un long passé derrière elle et que son éthos se rigidifie et ne lui permet pas de s’ajuster aux contraintes que la vie lui impose. Trois mécanismes interfèrent ici avec l’évolution du processus démentiel : l’apprentissage préalable de la gestion des conflits par l’expérience acquise à l’école de la vie, le réinvestissement après une rupture ou un deuil, en particulier dans les praxies et le relationnel, en troisième lieu, l’émergence de souvenirs irréfragables, bouleversant le champ de conscience fragmentée du malade dément et asphyxiant la psyché. Ces trois mécanismes sont à l’œuvre dans le dossier de Madame Gilberte. La patiente gère ses conflits avec beaucoup d’autorité et de volonté comme elle l’a toujours fait, elle sait se réinvestir avec efficacité, après une rupture ou un deuil. Elle laisse cependant derrière elle de gros restes d’éléments non élaborés qui finissent par émerger à sa conscience. Elle sera submergée par l’attente de leur résolution. Pour encore en donner une illustration, je citerai une patiente de 88 ans démente et délirante qui travaillait autrefois comme bonne dans une maison bourgeoise. Elle avait eu un enfant avec le maître de maison. Il lui avait confisqué son enfant et l’avait licenciée. Elle n’a jamais pu revoir son enfant. Toutes les nuits dans l’EHPAD, elle appelait à l’aide, car elle disait être sur le point d’accoucher. L’histoire de vie favorise l’apparition plus ou moins précoce de la maladie. Elle module et transforme progressivement les souvenirs et les incorpore dans un récit de vie perpétuellement réécrit. Ce récit subjectif n’est jamais définitif. Il est susceptible de se modifier au cours des années. Il se déforme avec la démence, car il est alors fondé sur les souvenirs devenus approximatifs, conditionnés par certaines émotions et non critiqués. Une identité narrative personnelle se constitue ainsi au fil des narrations qu’elle produit. Elle permet de lutter contre l’éparpillement des propres expériences vécues pour essayer de constituer une cohérence de soi. « Un sujet se reconnaît dans l’histoire qu’il se raconte à lui-même sur lui-même»192 (80). Le récit de vie de Mme Gilberte va s’arrêter au pied d’un mur : le silence de ses enfants. L’analogon du cadre va lui permettre de changer de perspective de vie.

Cas clinique de Mme Gilberte N

Madame Gilberte N vit en EHPAD depuis quelques mois. Elle a 88 ans et elle présente une démence évoluée (MMSE 12/30). L’histoire de vie de Madame Gilberte peut être résumée en trois grandes périodes. Madame Gilberte s’est mariée une première fois avec Albert. De la vie conjugale qui a duré une quinzaine d’années sont nés deux garçons, Pierre et Jean. Dans ce que nous avons pu reconstituer de cette période, Madame Gilberte n’en a pas gardé un bon souvenir. Elle ne portait plus Albert dans son cœur pour le restant de sa vie. Âgée de trente-cinq ans, Madame Gilberte est tombée amoureuse de Maurice. Elle a divorcé d’Albert et elle a épousé Maurice. À son grand dam, elle n’a jamais pu avoir d’enfants avec lui. Elle a été heureuse avec Maurice qui est maintenant décédé depuis dix ans. Si les choses se sont bien passées pour elle avec Maurice, il n’en a pas été de même avec ses deux enfants Pierre et Jean. Le divorce d’avec Albert a été conflictuel et il s’est produit quand ils étaient au début de leur adolescence. Ils n’ont jamais accepté la séparation du couple parental et ils en ont voulu à leur mère. Ils ne se sont jamais bien entendus avec Maurice. Dès leurs 18 ans, ils ont rejoint leur père. Ils ont rompu avec leur mère à laquelle ils n’ont jamais plus donné de nouvelles. Madame Gilberte en a été très affectée. Elle reprochait à Albert, son premier mari, d’interdire aux garçons de la voir et à ses enfants d’avoir choisi le côté de leur père. Elle a longtemps souffert de l’éloignement prolongé : « Je les ai élevés, j’ai payé leurs études. Ce sont des ingrats ». La troisième tranche de vie de Madame Gilberte porte sur la démence. Nous la connaissons par le médecin de famille. Veuve, elle est restée seule à son domicile après le décès de Maurice, sans trop de problèmes durant environ cinq années. Madame Gilberte a pu faire le deuil de Maurice, son deuxième époux. Son médecin nous dit qu’elle était alors coquette et que l’appartement était bien entretenu. Elle n’avait cependant rien changé à son agencement après la mort de son deuxième mari. Il y a cinq ans de cela, en ouvrant le journal, elle a appris le décès d’Albert. Pour le médecin traitant, c’est là que la maladie a démarré : « Ça a été une détonation pour elle. Elle n’a pas accepté que ses enfants ne l’aient pas prévenue ». Madame Gilberte est devenue négligente, ne respectant plus les règles d’hygiène corporelle. L’appartement est devenu sale, les poubelles n’étaient pas toujours vidées. Les troubles cognitifs se sont installés et ont évolué rapidement. Madame Gilberte a fini par ne plus sortir de chez elle, même pour faire ses courses. Des aides à domicile ont été mises en place par le médecin, mais le service de livraison des repas à domicile lui signalait souvent que les plateaux-repas n’étaient pas toujours consommés. La saleté de l’appartement générait les odeurs et les voisins se plaignaient régulièrement. Troubles cognitifs et probablement dépression malgré un traitement bien conduit par le praticien, négligence des règles d’hygiène, dénutrition… Comment gérer tout cela, d’autant que Madame Gilberte ne voulait pas entendre parler de maison de retraite ? Une chute à domicile responsable d’une fracture de la hanche a été l’occasion d’une hospitalisation. Malgré la démence, la rééducation a donné de bons résultats et la patiente a pu remarcher. La dépendance pour les actes de la vie quotidienne était telle que l’on pouvait imaginer un retour à domicile et Madame Gilberte est entrée en EHPAD, bon gré mal gré. Elle n’a pris de son domicile pour meubler sa chambre qu’une table de nuit et un cadre bleu contenant la photo de Maurice. Quelques jours après son entrée, elle a déchiré la photo de Maurice, ne gardant que le cadre et en disant aux soignants de l’EHPAD : « Tout cela, c’est du passé ». Lorsqu’ils lui parlaient de ses enfants, elle les rabrouait. « Je n’ai pas leur adresse. Et laissez-moi tranquille. Vous me faites mal ». Elle refusait violemment qu’on les contacte.

La violence de la découverte de la mort d’Albert

Selon le médecin, la découverte sans préparation du décès de son premier mari, Albert, précipite l’entrée dans la démence. Ce qui advient sur le mode du survenir est parfois plus stressant que ce qui est prévisible et annoncé (224, 273). Cet événement ici est certainement dépressogène. Il fait écho à des circonstances de son histoire personnelle. Il peut être à l’origine de dégradations en cascade, et le cas échéant, décompensant une pathologie déjà constituée (414). La découverte brutale de la nouvelle dans le journal renvoie à l’histoire de ses ruptures antérieures, divorce conflictuel d’avec Albert, séparation et distanciation de ses garçons, décès de Maurice. Si son remariage a permis de trouver une nouvelle situation gratifiante, ce n’est pas le cas pour les autres ruptures. Chacune met de côté des restes de vie relationnelle volontairement délaissés, dévalorisés comme pour la séparation d’avec Albert ou parfois concerne des domaines fortement investis de valeurs affectives comme ses enfants. Les derniers événements ont été subis de façon contrainte et non désirée. L’annonce du décès d’Albert et surtout le silence de ses enfants a été une déflagration pour elle. La dépression qui en a suivi, explique le retrait brutal de Mme Gilberte de tout ce qui faisait sa socialisation à son domicile, ce qui lui aurait apporté pourtant un minimum de soulagement. Les troubles démentiels émergents et l’ancienneté des traces de sa blessure liée aux ruptures ne favorisent pas l’émergence d’une solution à ses difficultés.

La lecture du caractère définitif de la relation aux enfants 

Mme Gilberte apprend le décès de son premier époux sans que ses enfants aient fait le moindre signe de vie. Elle l’apprend sans préparation, par accident, par la lecture du journal. Certes elle n’avait pas de bons souvenirs avec Albert et elle était sans contact avec ses garçons, mais l’annonce du décès de leur père, un événement grave dans une vie de famille, aurait été un bon prétexte pour entrer de nouveau en relation avec eux. L’occasion est manquée, et elle témoigne de la volonté d’éloignement irréversible des enfants. Elle a accompagné ses enfants jusqu’ à l’âge adulte et, comme toute mère, est attachée affectivement à eux. Son attente de les revoir un jour est définitivement déçue. La découverte du décès et le silence des enfants ne sont guère bienveillants à son encontre. Ils sont au cœur de la réminiscence d’une rupture traumatisante dans un passé pourtant lointain, leur départ de chez leur mère, un virage dans sa vie. Elle a tiré autrefois un trait radical sur plus d’une quinzaine d’années de vie conjugale avec Albert pour suivre Maurice. C’était le choix de son cœur. Les garçons adolescents n’ont pas été alors accommodants ni elle ni avec son nouvel époux. La distanciation de ses deux garçons n’a pas dû être simple et a laissé de sévères séquelles relationnelles. Elle n’a d’eux ni nouvelles ni même leurs adresses. L’annonce du décès de son premier mari ravive le vécu qu’elle a de leur hostilité. Les garçons se sont retirés du cadre de vie de leur mère, la laissant à son amertume de ne pas avoir été comprise. Leur silence dans l’événement de la mort de leur père signifie qu’ils ne veulent toujours pas la contacter, ce qui ruine l’espoir de Mme Gilberte de les revoir. Mme Gilberte refusait radicalement qu’on les recherche et demeure encore sur cette position. N’a-t-elle pas pour autant gardé au fond d’elle-même un espoir de les revoir et de se réconcilier avec eux ? Son cadre serait disponible aujourd’hui, pourquoi pas, pour contenir l’image de ses enfants. Mme Gilberte malgré la démence sait ce qu’elle veut, ou plutôt ce qu’elle ne veut pas. Son entêtement cristallise sa souffrance, par un refus répété de lâcher-prise. Ce qui est théoriquement possible bute sur sa volonté de ne plus restaurer de liens.

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *