Création et/ou recréation des épisodes

 Création et/ou recréation des épisodes

Quand des auteurs décident de récrire des épisodes mythologiques, une question banale mais incontournable se pose : comment aborder le mythe ? La question est double puisqu’elle concerne et la nature de l’objet reproduit et les modalités de la réécriture. L’idée maintes fois discutée par les critiques littéraires de la fidélité à un mythe comporte une première ambiguïté. En efet, selon qu’un auteur choisit de se rapporter à un archétype mythique, de prendre position par rapport à des sources littéraires ou de mêler ces deux dimensions du mythe, les enjeux seront diférents. Comment parler alors de fidélité quand le modèle n’est pas tangible, ni réductible à une seule et unique forme ? Si la question de l’attitude adoptée envers le mythe est bel et bien légitime, elle ne peut recevoir qu’une réponse spéculative – à savoir une réflexion sur une essence mythique – ou partielle, dans la mise en rapport avec une ou des versions littéraires préexistantes. Ces deux aspects étroitement dépendants l’un de l’autre, l’un mythique (concernant l’essence du mythe), l’autre mythologique (se rapportant aux récits qui le représentent), sont à l’origine des multiples entrecroisements qui constituent un roman mythologique. Ils laissent transparaître l’extrême tension que connaissent ces romans placés à mi-chemin entre écriture et réécriture. L’équilibre réalisé entre le mythe et sa nouvelle forme fictionnelle narrative n’est pas simple dès lors qu’entrent en jeu la représentation originelle d’un mythe, ses mises en forme littéraires postérieures et la nouvelle version proposée, c’est-à-dire une nouvelle forme fictive, voire diférents degrés de fiction appliqués à un seul et même mythe. De la manière d’aborder la mythologie antique dépendent et le devenir du mythe dans le roman contemporain et, derrière la position adoptée à l’égard d’un héritage littéraire, la conception du roman luimême. Plusieurs orientations se dessinent parmi les romans mythologiques contemporains. La première consiste en une actualisation du mythe : un modèle ancien est transposé dans la réalité contemporaine, Création et/ou recréation 32 l’adaptation implique des déplacements d’accents et s’écarte de la version traditionnelle. La seconde présente un procédé inverse : il s’agit cette fois de retrouver le mythe perdu, de renouer avec son essence, avec une conception du mythe tel qu’il aurait préexisté à une forme littéraire. Compromis trouvé entre ces deux approches, la troisième exploite un potentiel inhérent au mythe : permettre une variation de l’identique. C’est la fonction d’une écriture entre création et recréation qui est en jeu.

Création et actualisation

La nouvelle optique apportée par les romans mythologiques contemporains s’inscrivant clairement dans un héritage culturel, la question de l’histoire littéraire du mythe et en particulier de ses sources s’impose en premier lieu. Un des traits marquants des romans mythologiques écrits depuis 1945 consiste en une prise en compte parallèle ou croisée du mythe et de ses diférentes formes littéraires. Le travail sur le mythe et ses sources est absolument prédominant lorsque le procédé choisi dans le roman consiste à concentrer l’intérêt de la narration sur une figure spécifique de la mythologie antique. Telle une biographie, l’histoire d’un personnage déterminé se voit traitée en profondeur et prétend à un degré d’authenticité jamais atteint auparavant par les autres versions. Pour attester de sa bonne foi, la voix qui se fait entendre – la majorité de ces récits est en efet à la première personne du singulier : Mémoires, testament, lettre, monologue(s) etc. – dément toute valeur aux formes littéraires ou orales autres que la sienne. Celles-ci passent pour des fictions douteuses, déformations plus ou moins conséquentes de ce que les personnages et narrateurs prétendent être la réalité des choses. La reformulation d’un mythe s’afche non comme une nouvelle fiction mais comme une démarcation nécessaire des fictions existantes. La création l’emporte en apparence sur la recréation dans la mesure où le récit est considéré comme première et unique version narrative crédible.

Redécouvrir l’essence du mythe

On retrouve dans les années quatre-vingt la volonté déjà manifeste dans l’après-guerre de se libérer des images transmises d’un personnage mythique, mais elle se trouve alors justifiée par l’intention de renouer avec ce qui est nommé l’essence du mythe, conception certes illusoire mais non dépourvue d’intérêt. Ce point de vue qui s’annonce timidement dans les années cinquante se trouve au cœur de la plupart des romans mythologiques de la fin du siècle. Nombreux sont les auteurs qui dans les années quatre-vingt considèrent les deux formes du mythe : le mythe, conception utopique, et l’image construite puis transmise à travers les récits mythologiques, comme absolument autonomes. Leur approche du mythe s’avère toutefois beaucoup plus radicale que dans l’après-guerre. Selon un principe partagé par de nombreux écrivains, le recours à la mythologie est fondé sur le postulat d’un mythe pur, c’està-dire d’un mythe compris dans son essence même par opposition à ses diverses représentations et interprétations. C’est ce mythe jugé encore intact qu’il s’agit alors de retrouver derrière les multiples formes qui lui ont été prêtées et qui l’ont fait disparaître. Suivant cette conception en efet, le mythe, en tant que récit fondateur d’une pensée primitive, aurait subi lors de sa, ou de ses mises en forme littéraire un certain nombre de transformations qui l’auraient finalement éloigné de son sens premier. La transition d’une conception utopique à une forme écrite, jusqu’à un certain point analogue à celle d’images en mots, est comprise comme une interprétation réductrice, en deçà de la vérité du mythe représenté. Toute version littéraire d’un mythe, pour autant qu’elle veuille appréhender le mythe en soi, doit donc s’exposer à un ensemble de tensions : entre fiction et nature du mythe, liberté et structure déterminée de la narration, abstraction et réalité concrète de l’interprétation. La prise en considération du mythe dans ses dimensions et surtout ses interrogations les plus diverses se révèle ici comme condition sine qua non d’une réécriture. Sans un tel mouvement perpétuel du travail sur le mythe, quel est en efet l’intérêt d’une mise en forme littéraire, alors figée et réductrice, ne contribuant en rien à la réflexion engagée ? La curiosité relevée dans les années quatre-vingt pour l’essence ou les formes originelles du mythe correspond en tout point à ce type de réflexion. Théorie littéraire et romans témoignent tous deux d’une même tendance à postuler une existence du mythe précédant sa mise en forme littéraire. Dans un essai intitulé « L’élément mythique dans la littérature », Franz Fühmann livre une définition tout à fait caractéristique de l’écriture d’un mythe : « La fidélité au mythe exige une infidélité envers toutes ses versions déjà présentes […].20 » Il suggère ainsi que la liberté de création dans l’écriture du mythe nécessite un afranchissement des œuvres précédentes. Le mythe considéré comme antérieur à sa première mise en forme littéraire inspire la nostalgie d’une authenticité perdue et d’une perfection inabordable. Une telle fascination pour une conception pure et originelle des mythes antiques a de quoi encourager en littérature sinon un recul ou un dépassement, du moins une appréhension des limites, comme nous le verrons ultérieurement. Mais c’est aussi donner au mythe une dimension idéalisée et par là même inégalable qui finalement annihile la légitimité et l’intérêt de ses variantes littéraires. La définition livrée par Fühmann met efectivement en lumière un des paradoxes de la réécriture d’un mythe antique, conséquence logique de la conception d’un mythe originel et absolument pur : la nécessité de faire abstraction des versions littéraires et artistiques d’un mythe avant d’en proposer une nouvelle, garante quant à elle d’une authenticité perdue. Le projet s’anéantit en son propre achèvement puisque, si fidèle que soit cette version envers le mythe, si proche qu’elle soit d’une référence dite intacte, elle ne fera que suggérer cette pureté sans jamais l’atteindre. Nombreux sont les auteurs contemporains qui reconnaissent dans cette précarité une promesse d’intensité.

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *