De l’idée de crimes contre l’humanité en droit international

De l’idée de crimes contre l’humanité en droit international

Le XIXe siècle L’apparition de la notion d’humanitarisme

Les termes « humanitaire », « humanitarisme » ou encore « humanitariste » apparaissent en langue française dans la première moitié du XIXe siècle248 . Dérivant du terme « humanité » entendu comme sentiment de bienveillance, ils désignent alors, sommairement, un courant de pensée affairée autour d’un souci pour le bien de l’humanité. L’humanitarisme reposerait ainsi sur un sentiment de bienveillance pour l’humanité entière. Le dictionnaire étymologique Le Robert, qui évoque une concurrence au XIXe siècle entre les dérivés « humanitarisme » et « humanitariste » et les termes « philanthropisme » et « philanthrope » conforte une telle interprétation249 . Étonnement, les historiens du droit international humanitaire sont peu loquaces quant à la signification originelle du terme « humanitaire ». Il semble en fait, ainsi que le relève la journaliste française Marianne Valentin dans plusieurs occurrences, que ce terme ait été au début « principalement employé dans un sens ironique, voire péjoratif » 250 – ce qui pourrait expliquer ce silence relatif. Pourtant, si nombres d’auteurs ironisent alors sur l’humanitarisme, cette passion post-révolutionnaire, ou en soulignent de façon plus neutre le caractère démagogique, faussement moral, certains grands romantiques s’en font au contraire les hérauts251 . Occurrences typiques Parmi les romantiques qui entretiennent un préjugé favorable envers l’humanitarisme, nous devons d’abord renvoyer à Lamartine, à qui les dictionnaires attribuent parfois la paternité du terme « humanitaire ». L’écrivain annonce en effet, dans une lettre de 1835252 , son Jocelyn (1836) comme un « poème humanitaire ». À la faveur de l’avertissement à la première édition de l’ouvrage, il se montre plus explicite encore : …l’œil humain s’est élargi par l’effet même d’une civilisation plus haute et plus large, par l’influence des institutions qui appellent le concours d’un plus grand nombre ou de tous à l’œuvre sociale, par des religions et des philosophies qui ont enseigné à l’homme qu’il n’était qu’une partie imperceptible d’une immense et solidaire unité, que l’œuvre de son perfectionnement était une œuvre collective et éternelle. (…) L’intérêt du genre humain s’attache au genre humain lui-même. (…) L’épopée n’est plus nationale, ni héroïque, elle est bien plus, elle est humanitaire.253 Autrement dit, Jocelyn regarde l’homme en tant qu’homme, au-delà de toutes discriminations254 . La dimension méliorative de l’occurrence du terme « humanitaire » est ici très perceptible. Marianne Valentin estime à ce propos qu’en reprenant à son compte ce terme sans doute journalistique ou du moins fraîchement apparu dans le langage commun, Lamartine a pu alors lier sa réputation « de poète aux conceptions nuageuses et à la capacité politique douteuse » aux « infortunes » 255 du terme. Mais ceci reste une hypothèse et il est tout aussi probable que les seules implications morales du mot, en lui-même associé à l’idéal utopique convenu d’un progrès social général et salutaire, suffisent à rendre compte de la manière humoristique avec laquelle il allait être par ailleurs utilisé. Entre les champions romantiques du souci pour le bien de l’humanité, le Hugo de la maturité s’impose quant à lui en figure de proue. Chantre du progrès social et des Lumières, ses écrits regorgent de référence à l’humanité dans un sens humanitaire : rares sont ceux où elle n’est pas exaltée en tant que fraternité, en tant que sentiment de compassion envers l’autre. Il est ainsi courant, de nos jours, de voir présenter Victor Hugo comme investi d’une « mission humanitaire » 256. Ce genre de présentation dénote une compréhension large du terme257. Elle entre non seulement en résonance avec la dénonciation des horreurs de la guerre par l’homme de lettres aux multiples talents258 , mais également avec son engagement pour la paix en Europe et dans le monde ainsi que sa lutte contre la peine de mort. En 1862, à l’occasion de la révision de la constitution de Genève, le pasteur et citoyen genevois John Bost, militant pour l’abolition de la peine de mort, l’interpelle par exemple en ces termes : La constituante genevoise a voté le maintien de la peine de mort (…) mais la question doit reparaître bientôt dans un nouveau débat. Quel appui ce serait pour nous, quelle force nouvelle, si par quelques mots vous puissiez intervenir ! car ce n’est pas là une question cantonale ou fédérale, mais bien une question sociale et humanitaire, où toutes les interventions sont légitimes. Hugo de répondre : …vous m’appelez, j’accours. Qu’y a-t-il ? Me voilà.

Un présupposé fondamental

La présentation de la préhistoire du droit international humanitaire par les auteurs spécialisés est solidaire d’un présupposé fondamental, qu’on peut exprimer comme suit : il y a une codification juridique progressive de la guerre au cours des âges, laquelle correspond à un plus grand respect du sentiment d’humanité au cours des guerres. Nous allons voir que ce présupposé est lié, en soi, à l’esprit classique du droit international humanitaire. Le perfectionnement moral du genre humain Lange, qui cite en exemple Condorcet272, nous offre ici une belle entrée en matière. Le marquis représente en effet sans contredit, notamment par son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795), la croyance indéfectible des Lumières dans le progrès de l’humanité273 . Lange renvoie au discours prononcé par Condorcet à l’occasion de sa réception à l’Académie Française le 21 février 1782, dans lequel ce dernier livre sa vision de la marche de l’histoire et témoigne de l’adoucissement des mœurs qu’il perçoit en son siècle : Cette même douceur (…), c’est elle qui a rendu les guerres plus rares et moins désastreuses, qui a mis au rang des crimes cette fureur des conquêtes, si longtemps décorée du nom d’héroïsme. C’est à elle enfin que nous devons la certitude consolante de ne revoir jamais ni ces ligues de factieux, plus funestes encore au bonheur des citoyens qu’au repos des princes, ni ces massacres, ces proscriptions des peuples, qui ont souillé les annales du genre humain.  Il est remarquable que les historiens du droit international humanitaire présentent globalement l’histoire en termes d’évolution morale. Certes, de loin en loin, certains des plus contemporains d’entre eux tendent à s’extirper, par quelques rappels généraux, d’une telle vision évolutionniste. Ainsi, le juriste russe Vladimir Poustogarov confie-t-il : La tradition orale, les documents écrits et le témoignage muet des sites archéologiques attestent de manière irréfutable de la cruauté et de la violence des hommes à l’égard de leurs semblables. Tout aussi anciennes, cependant, sont les manifestations de compassion, de clémence et de charité. Aujourd’hui encore, le monde voit coexister la guerre et la paix, les relations de bon voisinage et les agressions, les atrocités et les gestes d’humanité.275 Dans le même sens, le juriste belge Éric David prévient : Il ne faut évidemment se faire aucune illusion sur les progrès de l’humanitarisme : il s’agit d’une évolution en dents de scie où l’on voit les pensées les plus généreuses et leurs exemples d’application alterner avec les principes les plus cyniques et la barbarie la plus noire.276 Néanmoins, ce genre de rappel n’est pas suffisant pour contrebalancer la forte prégnance du présupposé philosophique d’un perfectionnement moral du genre humain, qui sourd le plus communément des écrits relatifs à l’histoire du droit international humanitaire. Ainsi, bien qu’il prenne lui aussi comme nous le verrons quelques précautions, Jean Pictet rappelle : N’oublions jamais que, dans l’histoire du monde, la guerre aurait pu rester ce qu’elle était et ce que certains croient qu’elle est encore : le déchaînement sans merci des instincts de la brute, le triomphe implacable et sanglant de la barbarie. Mais elle n’est plus tout à fait cela, parce qu’un jour, le 22 août 1864, les États ont, en signant solennellement le pacte de la Croix-Rouge, sacrifié un intérêt national et une parcelle de leur souveraineté aux impératifs de la conscience. Ce sacrifice a été consenti une fois pour toutes. Il peut paraître extraordinaire, paradoxal aux yeux de quelques-uns, puisque les Puissances se sont ainsi interdit de tuer des soldats ennemis, ce qui est pourtant le propre de la guerre. Mais c’est à ce prix que l’on a fait brèche dans la haine ancestrale de l’homme. Et ce n’est pas trop payer l’une des plus belles conquêtes de la civilisation.277 De même, Jean Guillermand note que l’on peut « discerner furtivement des éclairs d’humanité » dans l’« époque sombre » que constitue « l’Antiquité la plus reculée » 278 . Et si son argumentation, qui évoque alors les méthodes de la guerre assyrienne et leur caractère extrêmement brutal, est nuancée par la constatation selon laquelle ce « sommet » de barbarie « n’est pas resté l’apanage de l’histoire ancienne » 279 , il semble bien qu’il faille, si on veut suivre la perspective générale qu’il ébauche, se représenter l’histoire humaine comme un gouffre du fond duquel surgit le souci d’humanité, ce souci toujours plus marqué de l’homme pour la souffrance de ses semblables280 . Quelques années avant Pictet et Guillermand, Henri Coursier exprimait ce présupposé philosophique évolutionniste beaucoup plus froidement. Il affirmait à propos de la doctrine de la guerre et de la paix des premiers docteurs chrétiens, qu’elle était « d’une inspiration si élevée pour le temps où elle fut formulée », que « cela va sans dire, [elle] dépassait de beaucoup l’entendement des Barbares alors triomphants » 281 . Un tel aplomb dans la certitude est également éloquent du point de vue de l’ethnocentrisme qu’il met en jeu. La conviction que le perfectionnement moral de l’homme provient du processus civilisationnel occidental vient en effet de loin. En 1868 par exemple, le juriste suisse Johann Caspar Bluntschli282 s’enthousiasmait avec une suffisance comparable : C’est (…) au milieu de ces luttes sauvages des peuples, que la force civilisatrice du droit international vient faire sentir ses heureux effets. On a réussi à civiliser les lois de la guerre et à renverser en grande partie les usages barbares admis jadis pendant la durée des hostilités. Les guerres sont devenues plus humaines ; on les a régularisées ; on en a diminué les horreurs, et cela non seulement par des perfectionnements de fait dans la manière de faire la guerre, mais encore par le développement des principes internationaux en la matière.283 Le développement international de la réglementation de la guerre, dont l’épicentre est l’Occident, est ici assimilé à une diminution de la cruauté des guerres comme à une conséquence évidente. C’est là le thème classique en droit international humanitaire de l’humanisation par le droit284 . Cependant, s’il peut être légitime de parler d’une humanisation des règles de la guerre par le droit international humanitaire, le fait de transposer ou de corréler cette humanisation à la guerre elle-même est bien sûr tout à fait « contestable » 285 . L’une n’implique pas nécessairement l’autre ou, pour le moins, l’une ne s’identifie pas à l’autre. Dans un jugement rendu par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, la nuance est significative : Le caractère absolu de la plupart des obligations prévues par les règles du droit international humanitaire vient de la tendance progressive à l’« humanisation » des obligations de droit international, qui s’illustre par le recul généralisé du rôle de la réciprocité dans l’application du droit humanitaire au cours de ce dernier siècle.286 Le texte exprime « une tendance progressive à l’ »humanisation » » (interprétons les guillemets comme une précaution ou une certaine réserve) des règles internationales, mais non pas des guerres. Or la doctrine, surtout depuis la naissance du droit humanitaire, a largement relayé l’amalgame et cela jusqu’assez tardivement287 . En 1951, de façon tout aussi expéditive que Bluntschli, Coursier – encore – confondait ainsi « les progrès de l’humanisation de la guerre » 288 avec ceux de ses règles. Pourtant, les faits historiques que ce dernier mobilise dans ses écrits rendent criante cette confusion théorique. La première et la Seconde Guerre mondiale constituent les conflits les plus meurtriers (militaires et civils confondus289) dont l’histoire humaine gardent le souvenir. Certes, l’on pourrait défendre l’idée plus que discutable selon laquelle le droit humanitaire fut néanmoins mieux respecté lors de ces deux conflits majeurs et que par conséquent, malgré leur grand nombre de victimes, ils furent en ce sens « plus humains ». Mais, même dans ce cas, il serait bien légitime d’insister : peut-on raisonnablement considérer comme des signes d’humanisation de la guerre des conflits aussi meurtriers ?

Table des matières

Préambule
Introduction
Premier chapitre
L’humanité selon l’esprit classique du droit international humanitaire
1. Un cadre d’émergence : le droit international humanitaire
2. Présentation traditionnelle de la préhistoire du droit humanitaire
3. Un présupposé fondamental
4. L’humanité dans les textes fondateurs du droit international humanitaire
5. Le retour réflexif de Jean Pictet
Deuxième chapitre
Le processus de conceptualisation juridique
1. Nationaux et civils « amis » dans la guerre : un vide juridique international
2. L’expression de crime(s) contre l’humanité
avant le Statut du Tribunal Militaire International de Nuremberg
3. Le concept de crimes contre l’humanité en droit international
4. Inconvénients récurrents des définitions juridiques
du concept de crimes contre l’humanité
Troisième chapitre
Le concept de crimes contre l’humanité : la borne ultime du « monde civilisé » .
1. Le défi nihiliste lancé par les nazis
2. Le « monde civilisé » face à la « barbarie » nazie
3. L’idée de crimes contre l’humanité
Quatrième chapitre
L’inhumanité des crimes contre l’humanité
1. Le monde et l’immonde
2. Des crimes contre quelle humanité ?
Conclusion
Bibliographie
Annexe (articles 5, 6, 7 et 8 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale) .
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