D’UNE CHAIR ARGENTIQUE A UNE CHAIR NUMERIQUE

D’UNE CHAIR ARGENTIQUE A UNE CHAIR NUMERIQUE

Titanic de Vincent Hénon 

À l’instar de Peter Tscherkassky, Vincent Hénon passe en laboratoire de la couleur au noir et blanc en remettant en cause l’idée d’une évolution chromatique et surtout figurative spécifique au cinéma, opérant, de surcroît, un déplacement de l’argentique vers le numérique. Cette transposition des images lui permet d’élaborer un naufrage figuratif au propre comme au figuré. Le surgissement du noir et blanc bouleversant les figures en devient le manifeste plastique. La bichromie permet à incent énon non pas de se faire le chantre d’un quelconque « progrès » technique, mais plutôt d’élaborer une réflexion sur les médias au cinéma et sur leurs normes. Le cinéaste reprend une séquence de Titanic (1997) de James Cameron pour en faire un « remake ». Il s’agit de la scène emblématique où les deux amants Jac Dawson et Rose DeWitt-Bukater) se retrouvent à la proue du paquebot et échangent un baiser langoureux. Céline Dion fredonne sur le rythme de la mélodie de My Heart Will Go On814 tandis que la composition sonore déploie son envolée lyrique « bon marché ». La musique est à l’image des couleurs du film où un coucher de soleil propose les tons les plus kitsch possibles. Triste époque en ce qui concerne l’étalonnage… Vincent Hénon refilme la séquence avec une caméra mini-dv. Il bascule les images sur un banc de montage virtuel (Final Cut Pro) pour modifier les paramètres de l’image en mouvement « devenue numérique ». 815 Il ne change en aucune façon le montage des images et du son. La séquence conserve sa logique externe, mais est subvertie de l’intérieur.En premier lieu, le « triste » étalonnage d’origine va être transformé. Le cinéaste choisit de réduire la définition de l’image (en ne conservant que cent soixante pixels par cent quarante-quatre). Puis, il supprime la teinte et la saturation des plans pour faire varier la luminance sur trois uniques niveaux de contrastes : le noir, le blanc et un « état seuil » 816 : le gris. Le but affiché de Hénon est de modifier les composants intrinsèques de l’image pour qu’ils suggèrent les caractéristiques plastiques d’un jeu vidéo : en l’occurrence l’affichage bichrome d’une Game Bo première génération.817 ’image en mouvement « bouge » de façon interne à travers la figuration qui se met littéralement à « vibrer ». 818 Cette caractéristique est induite par le pixel qui, prenant figure, affiche sa précision « architecturale » : la figuration à l’image est floue, il n’ a pas assez de valeurs pour créer des détails perceptifs, à l’inverse le pixel est nettement perceptible. Le rythme est aussi plus lent, le cinéaste a réduit très légèrement la cadence des images suggérant là encore un défilement saccadé autant au cœur des plans, à travers l’apparition de pixels, qu’entre chacun d’eux. ’impression entre « construction et déconstruction » de la figuration en est renforcée comme celle de la Game Boy « matricielle ». 819 Commercialisée par Nintendo820 , cette console est arrivée deuxième dans les ventes mondiales. 821 Elle fait écho à l’immense succès populaire du film Titanic822 qui se place lui aussi en second, dans sa catégorie, au box-office mondial. Le cinéma narratif serait-il aussi addictif, hypnotisant et surtout aussi primaire qu’un jeu vidéo ? Les capacités graphiques (8 bits) et sonores (4 voix stéréo) extrêmement réduites de la console de jeu839 , sur lesquelles est basé ce travail, font ressortir l’élaboration « catastrophique » du film de Cameron. ’exercice est aussi minimaliste que l’effet est radical et déstabilisant. Le retour en arrière devient expérience réflexive. La notion de souvenir840 renvoie aux canons admis qui rejettent la perception du pixel ; n’étant plus d’actualité, le merveilleux de l’image, l’aspect noble et idéal chute. La bascule dans ce gris « aquatique » fait écho à celle du récit où les deux héros tombent amoureux l’un de l’autre, puis au naufrage et au souvenir d’une vieille femme qui est à l’origine « des images » du film puisqu’il s’agit essentiellement d’un flashback.) Hénon met en ab me la question de l’effondrement : celui dans le récit du film d’origine se dédouble à la figuration qui sombre dans les pièges de ces pixels « achromes » 841 à l’image du paquebot lors de sa rencontre avec l’iceberg. Anticipant de quelques années la version « 3 D » du film de Cameron (sortie en 2012), ce travail présente à l’inverse « un film plus plat que plat ; c’est une surface d’une surface. » 842 Une façon bien plus radicale de commémorer les cent ans du naufrage du bateau mythique et de réfléchir sur les contes et légendes qu’il a suscités. e happy ending serait-il de l’ordre de l’irréalisable ou ne devrions-nous pas voir le film justement comme une fin « alternative » où la mort de cette figuration romanesque permettrait au spectateur de prendre conscience des leurres de ce type de récits ? 

Satyagraha de Jacques Perconte

 Le réalisme n’est qu’un code. Le travail de Jacques Perconte poursuit cette question des normes et de ses leurres avec le réel. À partir d’images 16 mm. noir et blanc récupérées sur internet, le cinéaste fait apparaître la matière numérique éminemment colorée de la « toile ». Cet intermédiaire mis à nu crée, d’un point de vue figuratif, une image « irréaliste ». ’artiste « remet en cause les codes et les usages des langages informatiques. » 864 Son film Satyagraha narre de façon réflexive une histoire politique du cinéma qui s’étend aujourd’hui à toute image en mouvement. Le film est dédicacé à Joachim Gatti, à l’appel immédiat de Nicole Brenez à la suite de ce qu’on a appelé « les événements de Montreuil » du 8 juillet 2009. Ce « manifeste visuel » répond à un événement politique. Comment Jacques Perconte réfléchit-il dans son film au devenir de la notion de création en art et comment cet art fait-il écho à des événements politiques ? ’artiste focalise sa pratique artistique sur un montage en dialogue pol phonique et pol sémique avec les œuvres d’origine, qui sont des séquences de pellicule 16 mm. noir et blanc, représentant pour la plupart des manifestations pour l’indépendance de l’Inde avant l’assassinat de Gandhi. Ces plans de nature « journalistique » proviennent des archives de la Gandhi Serve Foundation. ’artiste les a récupérés sur internet en les important sur un banc de montage virtuel sans passer par le « refilmage ». À travers cette « récupération », Perconte fait apparaître une colorimétrie inattendue et rappelle que les plans en noir et blanc en numérique n’existent pas. Cette difficulté inhérente au média d’obtenir un « vrai » noir et blanc devient l’enjeu créateur du film. À ce travail particulier de « colorisation », le cinéaste associe une pratique de compression des images qu’il pousse à son maximum. ’image n’est « pas la plus nette possible », mais « la plus condensée possible ». « Des bugs surgissent et sont sublimés » 865 , explique-t-il. Les images se mélangent entre elles et tissent de nouvelles impressions allant jusqu’à faire apparaître la matière numérique, le pixel, au détriment de la représentation figurative. igure et texture s’emmêlent. Le chromatisme déborde, la figuration est dépassée pour révéler un média polychrome. La « polychromie » des images associées à cette pratique du bug débouche sur une crise perceptive. i l’œuvre se construit à partir de l’ancien, cet « ancien » est aussi « relu » pour y insuffler un souffle de vie inédit : ces images réaffirment l’engagement de Gandhi comme ultra-actuel. La critique politique dialogue avec celle du conditionnement optique, emblématiques l’une et l’autre de « l’esclavage capitaliste » rappelant que le cinéma est un média dominé par la société… Perconte s’interroge : « Que sont devenues les valeurs de Gandhi aujourd’hui ? Quel monde voulons-nous construire ? » l’auteur invite à ne pas oublier les préceptes de cet homme autant dirigeant politique que philosophe. La « relecture » critique du passé devient enjeu esthétique et politique. Le potentiel plastique de la répétition est multiple et induit une catharsis méditative. ’art est-il impuissant face à la politique ? Perconte affirme le contraire en proposant de suivre les théories de Gandhi sur la non-violence. e cinéaste s’explique : « Ce film ne donne pas de leçon, il n’explique pas, il ouvre un espace sensible et y glisse la question. » 867 Ce qui justifie aussi le titre de l’œuvre : satyagraha signifiant « étreinte de la vérité » , principe de non-violence par la « désobéissance civile » prôné par Gandhi.

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