Enquête de la commission européenne en droit de la concurrence

EXCLUSION ÉVENTUELLE DU « NOYAU DUR » DU DROIT PÉNAL – ARRÊT JUSSILA

Dans son arrêt Jussila c. Finlande, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle que l’interprétation autonome de la notion de « peine » a permis une extension progressive du champ pénal à des domaines qui ne relèvent pas formellement des catégories traditionnelles du droit pénal, comme le droit de la concurrence. Elle relève que si toutes les procédures pénales présentent une certaine gravité, certaines d’entre elles ne comportent aucun caractère infamant pour ceux qu’elles visent et que les accusations en matière pénale n’ont pas toutes le même poids48. La Cour de Strasbourg déduit alors que certaines peines au sens autonome de la Convention ne relèvent pas du noyau dur du droit pénal mais relèveraient d’un droit pénal de second rang et qu’il ne faudrait pas leur appliquer toutes les garanties procédurales découlant de l’article 6 de la C.E.D.H49. Il convient désormais d’observer le sort à réserver aux amendes infligées par la Commission pour violation des articles 101 et 102 du T.F.U.E. A ce sujet, l’arrêt Jussila c. Finlande laisse le champ libre à deux interprétations50.

La première interprétation trouve sa source dans l’opinion dissidente des juges Loucaides, Zupancic et Spielman ; ceux-ci estiment que les infractions réprimées par des peines pouvant apparaitre légères mais qui risquent d’aboutir à de graves sanctions en cas de récidive sont à classer dans le noyau dur du droit pénal. Si on suit ce raisonnement en droit de la concurrence, vu qu’en cas de récidive le montant de l’amende peut être colossal, il est tout à fait pertinent de classer les incriminations au droit de la concurrence comme faisant partie du noyau dur du droit pénal. La deuxième interprétation se base sur le caractère infamant, la gravité de l’accusation et sur l’extension du champ pénal à des domaines qui en étaient a priori exclus. En effet, il ressort de cet arrêt51 que le droit européen répressif de la concurrence n’est pas une forme classique de droit pénal, il n’apparait pas qu’il appartient incontestablement à l’essence même du droit pénal. Il importe par conséquent de trancher si le droit anti-trust emporte un caractère infamant pour basculer dans le noyau dur de droit pénal52. Il ressort donc des deux interprétations offertes par l’arrêt Jussila c. Finlande que les infractions au droit de la concurrence relèveraient du noyau dur du droit pénal et que par conséquent, toutes les garanties procédurales de l’article 6 de la C.E.D.H. leur sont applicables.

Evolution jurisprudentielle actuelle L’apport de la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme met probablement fin aux réticences actuelles tendant à admettre le caractère pénal des sanctions en droit de la concurrence. Il ressort de la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme qu’une mesure fait partie de la matière pénale si trois critères sont remplis. Il s’agit des critères « Engel » analysés dans la première partie de ce chapitre. La Cour fait une transposition de ces critères dans l’arrêt Serguei Zolotoukhine c. Russie59 rendu en 2009, soit plus de trente après l’arrêt Engel c. Pays-Bas60, premier arrêt où la Cour consacrait ces critères. Pour arriver à la situation jurisprudentielle actuelle, la Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée dans l’arrêt Menarini61 où elle dégage les principes applicables en matière d’amendes en droit de la concurrence. In casu, la « S.P.R.L. Menarini Diagnostic » dirige une requête à l’encontre de l’Italie pour se plaindre d’un manque de « pleine juridiction » dans le système national des juridictions administratives violant le droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6§1er de la Convention. Cette société a été condamnée pour des pratiques anti-concurrentielles sur le marché de tests diagnostiquant le diabète par l’autorité administrative de régulation de la concurrence italienne à une amende de 6 millions d’euros. La Cour fait une analyse du cas concret par rapport aux critères « Engel ». Elle constate que la disposition légale violée vise à préserver la libre concurrence du marché et qu’elle présente un caractère répressif et un but préventif : celui de dissuader l’entreprise intéressée de recommencer62. Du reste, elle considère que la sanction relève, par sa sévérité, de la matière pénale63. Les critères « Engel » sont de ce fait remplis et la sanction délivrée revêt donc un caractère pénal.

Sur la question de la violation du droit d’accès à un tribunal doté de la plénitude de juridiction, la Cour relève qu’une autorité administrative est compétente pour imposer une « peine » mais que sa décision devra être contrôlée ultérieurement par un organe judiciaire ayant pleine juridiction. Cet organe judiciaire sera compétent pour réformer en tous points la décision qui lui est soumise en se penchant sur toutes les questions de droit comme de fait pertinentes64. La Cour estime qu’in casu, il n’y a pas eu de violation de l’article 6 de la C.E.D.H. car les requérants ont pu attaquer la décision administrative litigieuse devant le tribunal administratif de Rome et ont ensuite pu interjeter appel contre la décision de ce dernier devant le Conseil d’Etat65. La Cour note qu’en l’espèce, les juridictions administratives s’étant penchées tant sur les questions de droit que sur les questions de fait, elles ont pu vérifier si l’autorité administrative de régulation de la concurrence italienne avait fait un usage approprié de ses pouvoirs. Elles ont aussi examiné le bien-fondé et la proportionnalité de sa décision66. Par conséquent, la compétence des juridictions administratives ne s’est pas limitée à un simple contrôle de légalité. De plus, la Cour soulève que le contrôle effectué sur la sanction a été de pleine juridiction étant donné que le tribunal administratif de Rome et le conseil d’Etat ont pu vérifier l’adéquation de la sanction et ainsi que, le cas échéant, ils auraient pu modifier la sanction s’ils l’estimaient excessive ou inappropriée67. Cet arrêt a marqué une étape importante dans l’évolution de la jurisprudence de la Cour car il permet de reconnaitre que le droit de la concurrence relève de la « matière pénale ». Ainsi, le seul critère de la sévérité de la sanction devrait permettre de qualifier de sanction pénale une amende prononcée en droit de la concurrence68. Le droit de la concurrence relèverait donc des catégories du droit pénal traditionnel.

Apports de la Cour de Justice de l’Union européenne – Arrêts K.M.E. et arrêt Chalkor

La Cour de Justice de l’Union européenne s’est prononcée sur le principe de protection juridictionnelle effective en droit de la concurrence dans trois arrêts prononcés le même jour sur pourvoi69. La Commission avait condamné les sociétés KME France et KME Italie à une amende de 40 millions d’euros suite à la constatation d’une entente dans le secteur des tubes industriels en cuivre. Elle avait également constaté la participation de plusieurs sociétés du groupe KME et de la société grecque Chalkor à une entente sur le marché des tubes sanitaires en cuivre. Elle a infligé au groupe KME, une amende de 67 millions d’euros et à la société Chalkor, une amende de 10 millions et de 67 millions d’euros70. Suite à ces condamnations, les sociétés ont introduit des recours distincts devant le Tribunal de l’Union pour demander soit l’annulation des amendes infligées soit leur réduction. Le Tribunal s’est prononcé sur ces demandes dans trois arrêts71. Le groupe de sociétés KME et la société Chalkor, n’étant toujours pas satisfait des décisions du Tribunal, a formé des pourvois distincts devant la Cour de Justice en vue de faire annuler d’une part, les arrêts du Tribunal et d’autre part, les décisions de la Commission72. Ces sociétés soutiennent que le Tribunal a violé l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui est l’expression du droit fondamental à un recours juridictionnel effectif en ce qu’il n’a pas exercé un contrôle suffisant de la décision de la Commission et qu’il s’en est remis de façon excessive et déraisonnable au pouvoir de celle-ci.73 Plus précisément dans l’arrêt Chalkor, les requérants font valoir que la procédure du droit de la concurrence devant la Commission a un caractère pénal au sens de la C.E.D.H. et que par conséquent, la Commission ne serait pas un tribunal impartial et indépendant. Dès lors, il faudrait que le Tribunal opère un contrôle juridictionnel tant en fait qu’en droit.

Dans ces trois arrêts sur pourvoi des décisions du Tribunal, la Cour de Justice rappelle premièrement que le contrôle de légalité implique un contrôle tant en fait qu’en droit. Elle ajoute que ce contrôle de légalité est complété par la « compétence de pleine juridiction », reconnue au juge de l’Union par l’article 31 du règlement n°1/2003. Cette compétence habilite le juge, au-delà d’un simple contrôle de légalité, à pouvoir substituer son appréciation à celle de la Commission et, ainsi, à supprimer, à réduire ou à augmenter la sanction pécuniaire infligée74. La Cour de Justice conclut qu’il n’apparait pas que le contrôle, tel que prévu par le droit de l’Union, soit contraire aux exigences du principe de protection juridictionnelle effective énoncé à l’article 47 de la Charte. Elle considère qu’en l’espèce, le Tribunal a exercé le contrôle plein et entier, tant en droit qu’en fait, auquel il était tenu75. Dans ses conclusions présentées le 10 février 201176 dans l’affaire KME Germany e.a. c. Commission, Madame l’avocat général Sharpston a soutenu que les amendes en droit de la concurrence relevaient du volet pénal de l’article 6 de la C.E.D.H., même si elle estimait qu’elles ne relevaient pas du droit pénal traditionnel77. D’autres avis sont beaucoup plus tranchés. Par exemple, l’avocat général Bot considère dans ses conclusions rendues dans l’affaire E. ON Energie78, que la rigueur du contrôle juridictionnel effectué par le Tribunal est une condition essentielle pour que la procédure actuelle caractérisée par la nature pénale de la procédure et des amendes visées à l’article 23 du règlement n°1/2003 soit compatible avec les exigences de l’article 6 de la C.E.D.H. et de l’article 47 de la Charte79. Par la suite, la Cour de Justice a, quant à elle, pris position de manière implicite sur le caractère pénal des amendes en droit de la concurrence. En effet, elle a reconnu dans son arrêt Schindler80 que le fait que les décisions infligeant des amendes en droit de la concurrence soient adoptées par la Commission n’est pas en soi contraire à l’article 6 de la C.E.D.H. tel

Table des matières

I.- INTRODUCTION
II.- CHAPITRE I : NOTIONS DU DROIT DE LA CONCURRENCE
A.- PARTIE I : CONTEXTE ET IMPORTANCE DU DROIT DE LA CONCURRENCE
B.- PARTIE II : ENQUETE DE LA COMMISSION EUROPEENNE EN DROIT DE LA CONCURRENCE
1) Déroulement de l’enquête
2) Engagement de la procédure formelle d’infraction
3) Communication des griefs (« Statement of objections »)
4) Décision de la Commission
C.- PARTIE III : COMPETENCE DE LA COMMISSION EUROPEENNE ET/OU DES ETATS MEMBRES EN CAS DE VIOLATION DU DROIT DE LA CONCURRENCE
1) La Commission européenne
2) Les Etats membres
a) L’Irlande
b) Le Royaume-Uni
c) Avis sur l’introduction de sanctions pénales dans le droit de la concurrence belge
III.- CHAPITRE II : POSITION JURISPRUDENTIELLE QUANT AU CARACTERE PENAL DES AMENDES EN DROIT DE LA CONCURRENCE
A.- PARTIE I : NOTION DE « PEINE » EN DROIT EUROPÉEN DE LA CONCURRENCE – CRITÈRES « ENGEL »
1) Classification de l’infraction en droit interne
2) Nature de l’infraction
3) Sévérité de la sanction
4) Application des critères « Engel » à l’amende en droit de la concurrence
B.- PARTIE II : EXCLUSION ÉVENTUELLE DU « NOYAU DUR » DU DROIT PÉNAL – ARRÊT JUSSILA
C.- PARTIE III : CARACTÈRE PÉNAL DES AMENDES EN DROIT DE LA CONCURRENCE
1) Position du législateur européen et de la Commission européenne
2) Evolution jurisprudentielle actuelle
a) Apports de la Cour européenne des droits de l’Homme – Arrêt Menarini
b) Apports de la Cour de Justice de l’Union européenne – Arrêts K.M.E. et arrêt Chalkor
IV.- CHAPITRE III : INCIDENCE DE LA QUALIFICATION PENALE DES AMENDES EN DROIT DE LA CONCURRENCE
A.- PARTIE I : GARANTIES PROCÉDURALES DÉCOULANT DU CARACTÈRE PÉNAL DES AMENDES EN DROIT DE LA CONCURRENCE
a) Respect des droits de la défense
1. Le droit d’accès au dossier
2. Le droit d’être entendu
3. Le droit d’obtenir une décision dans un délai raisonnable
b) Présence d’un avocat lors des inspections
c) Le droit de ne pas témoigner contre soi-même
d) Principe de protection juridictionnelle effective – Dualité du contrôle
1. Contrôle de légalité
2. Contrôle de pleine juridiction
B.- PARTIE II : MODIFICATIONS PROCÉDURALES VISANT L’EFFICACITÉ DE LA SANCTION PÉNALE EN DROIT DE LA CONCURRENCE
1) Extension du programme de clémence à la procédure pénale
2) Nécessaire répartition des tâches entre le juge administratif et le juge pénal
a) Violation du principe non bis in idem :
b) Risque de morcellement de l’instruction
V.- CHAPITRE IV : SOLUTIONS ENVISAGEES DE LEGE FERENDA
A.- RÉFORMER LA LÉGISLATION EN MATIÈRE DU DROIT EUROPÉEN DE LA CONCURRENCE
B.- QUID DE LA CRÉATION D’UN DROIT PÉNAL PROPRE DE LA CONCURRENCE DE L’UNION?
C.- MISE EN OEUVRE D’UNE POLITIQUE EFFICIENTE
VI.- CONCLUSION

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