Grande section de maternelle : les livres comme « miroirs du quotidien » 

 Grande section de maternelle : les livres comme « miroirs du quotidien » 

Uniformisation des normes de genre transmises 

« [Le papa i]l aide un peu Martine. Parce que des fois, sa maman elle n’est pas là et [Martine], elle doit faire un gâteau alors le papa l’aide » (Delphine, grande section de maternelle, groupe scolaire Claude Ponti) Les jeunes lectrices et les jeunes lecteurs de grande section de maternelle interrogés ont, quel que soit leur milieu social d’origine, très majoritairement « uniformisé » – dans un sens ou dans l’autre – les normes de genre transmises par ces trois livres. Certains enfants ont en effet estimé que le dernier album véhiculait, comme les deux premiers, une image féminine de la confection de nourriture et de la réalisation des courses alimentaires. Au contraire, d’autres jeunes lecteurs ont quant à eux considéré que les ouvrages leur ayant été lus délivraient tous trois une représentation relativement égalitaire des rôles masculins et féminins.Voir la présentation du contenu textuel et graphique de ces trois livres. Partie préliminaire à la Troisième Partie. La réception des normes de genre : entre socialisation familiale et apprentissage de nouveaux modèles de comportement 306 A l’image d’Aurélie, plusieurs enfants ont ainsi affirmé au chercheur que, dans les trois livres considérés, les protagonistes masculins travaillaient – ou se reposaient, se promenaient, regardaient la télévision, etc. –, tandis que les personnages féminins s’appliquaient pour leur part à faire des courses de nourriture ou à confectionner le repas : « Enquêteur : Tu peux me rappeler avec qui Martine apprend à faire la cuisine ? Aurélie : Avec sa mère. Enquêteur : Et est-ce que le papa de Martine aide Martine à faire la cuisine ? Aurélie : Non ! Il est pas dans l’histoire. Enquêteur : Et qu’est-ce qu’il fait pendant ce temps selon toi ? Aurélie : Il est au travail. Enquêteur : Et à ton avis c’est la maman de Martine qui cuisine tous les jours ? Aurélie : Oui. Parce que c’est elle qui sait le mieux faire la cuisine. » « Enquêteur : Avec qui Caillou va faire les courses dans cette histoire ? Aurélie : Avec sa petite sœur et sa maman. Enquêteur : Et est-ce que le papa de Caillou fait les courses lui aussi ? Aurélie : Non. […] Parce que le papa il sait pas, il sait pas quoi prendre lui. Enquêteur : Et qu’est-ce qu’il fait pendant ce temps-là, à ton avis ? Aurélie : Il est au travail. » « Enquêteur : Qui fait la cuisine dans [Nous on n’aime pas les légumes] ? Aurélie : La maman. Enquêteur : Tu es sûre que c’est la maman qui fait la cuisine dans ce livre ? Aurélie : Oui ! Enquêteur : Et qu’est-ce qu’il fait le papa pendant ce temps ? Aurélie : Il est dans la maison pour faire son travail. Enquêteur : D’accord, et qui fait les courses dans ce livre ? Aurélie : C’est maman aussi. » Loin d’avoir relevé la répartition plus « égalitaire » des tâches domestiques présentée dans Nous on n’aime pas les légumes, Aurélie a ainsi plutôt (ré)interprété cet ouvrage dans le sens d’une distribution plus « traditionnelle » des activités ménagères au sein du couple. 307 A l’inverse, à l’image de Delphine, d’autres jeunes lecteurs ont pour leur part estimé que, dans les trois livres, les personnages féminins et les personnages masculins se partageaient, de façon relativement équitable, les tâches domestiques : « Enquêteur : Est-ce que tu peux me dire avec qui Martine apprend à faire la cuisine ? Delphine : Maman. Enquêteur : Et est-ce que le papa de Martine l’aide à faire la cuisine ? Delphine : Un peu. Il aide un peu Martine. Enquêteur : Pourquoi tu dirais qu’il aide un peu Martine ? Delphine : Parce que des fois, sa maman elle est pas là et elle, elle doit faire un gâteau…alors papa il l’aide quand la maman elle est pas là. » « Enquêteur : Est-ce que tu peux me dire avec qui Caillou fait les courses dans cette histoire ? Delphine : Avec sa maman et sa petite sœur. Enquêteur : Et est-ce que le papa de Caillou il fait les courses lui aussi ? Delphine : Non. Il reste à la maison. […] Il prépare les choses. Il prépare les bonbons pour décorer le bonhomme de neige en gâteau. » « Enquêteur : Est-ce que tu peux me dire qui fait les courses dans [Nous on n’aime pas les légumes] ? Delphine : Son papa. Enquêteur : Qui est-ce qui fait la cuisine dans ce livre justement ? Delphine : Maman. Et son, papa il fait aussi le…un super bon repas là. Enquêteur : Donc ce jour-là, qui fait la cuisine ? Delphine : Maman. [Et le papa, il l’aide] parce qu’il a épluché le poireau et il le faisait danser avec la carotte ! Enquêteur : D’accord. Et à ton avis, dans cette famille, qui prépare à manger tous les jours ? Delphine : La maman et le papa. » Le père de Martine est ainsi, selon Delphine, aussi apte que sa femme à aider la jeune héroïne du livre de la collection éponyme, dans son apprentissage de la cuisine et celui de Caillou ne reste pas à la maison pour travailler ou pour regarder la télévision, mais bien afin d’aider sa femme ainsi que son fils à confectionner le « gâteau surprise ». Loin d’avoir interprété la prise en charge – dans Martine fait la cuisine comme dans Caillou au supermarché – de l’ensemble des tâches domestiques par les personnages féminins comme l’expression d’une répartition inégalitaire des activités ménagères entre les hommes et les femmes, Delphine a de 308 la sorte estimé que les personnages masculins – bien que relativement « absents » des albums considérés – remplissaient eux aussi un rôle en lien avec la tenue du foyer familial. Les enfants de grande section de maternelle sont de cette façon nombreux à avoir « uniformisé » les modèles de comportement – pourtant dissemblables – transmis par les trois livres. Tandis que très peu de jeunes lecteurs ont en effet relevé des différences quant aux organisations familiales leur ayant été présentées par l’intermédiaire des ouvrages considérés, les petites filles et les petits garçons interrogés ont pour la plupart d’entre eux interprété l’ensemble de ces albums à l’aune d’une même « vision » de la répartition des rôles masculins et féminins. Dans l’analyse des entretiens semi-directifs menés auprès des enfants, nous qualifierons cette vision de « traditionnelle » lorsque les femmes sont considérées comme étant les seules à s’acquitter des activités ménagères pendant que les hommes sont au travail ou se divertissent, et d’ « égalitaire » lorsque les deux membres du couple sont considérés comme participant (dans une commune mesure) aux diverses tâches domestiques. Comme nous l’avons déjà précédemment évoqué, Anne Dafflon-Novelle fait, dans certains de ses travaux, référence à la psychologie du développement afin d’expliquer la manière dont les enfants sont, entre 5 et 7 ans, relativement peu flexibles vis-à-vis des rôles qu’ils attribuent au masculin et au féminin. N’étant pas encore conscients du fait que leur sexe est biologiquement déterminé et non pas « fonction de critères socioculturels, comme avoir des cheveux courts ou longs, jouer à la poupée ou aux petites voitures, etc. », les petites filles et les petits garçons seraient, avant un certain âge, particulièrement intransigeants vis-à-vis du « respect des rôles dévolus à chaque sexe » Cette chercheuse explique en effet qu’ « [e]ntre 5 et 7 ans, la valeur accordée au respect des activités sexuées est à son apogée. [Les enfants] estiment que des violations des rôles de sexe sont inacceptables, et au moins aussi incorrectes que des transgressions morales » (p. 14). L’« homogénéisation », par les jeunes lecteurs, des visions transmises par les trois albums utilisés sur le terrain, pourrait-elle alors être la manifestation de cette relative « inflexibilité » des enfants vis-à-vis de ce que ces derniers considèrent comme relevant d’activités féminines et de ce qu’ils estiment comme dessinant davantage les contours d’activités masculines ? Ces « cas » seront traités ultérieurement.Si dans cette théorie les rôles attribués aux hommes et ceux imputés aux femmes sont pensés comme étant immuables (activités ménagères pour les unes, activités professionnelles pour les autres), une (ré)interprétation dans le seul sens d’une répartition « genrée » des activités entre le personnage féminin et le personnage masculin du livre intitulé Nous on n’aime pas les légumes aurait en effet pu être expliquée par la « non-conformité » de l’activité de ce père de famille aux rôles traditionnellement dévolus aux hommes. Plus souvent mis au contact (notamment par l’intermédiaire de la littérature de jeunesse) de modèles présentant des protagonistes féminins évoluant au sein d’une sphère privée et s’occupant de la tenue du foyer familial et des protagonistes masculins évoluant plus fréquemment dans l’espace public et ayant bien souvent un rôle professionnel, certains enfants auraient dès lors été amenés à considérer le modèle présenté dans l’album le plus récent des trois comme étant relativement « anormal » et l’auraient en conséquence (ré)interprété à l’aune d’une vision plus « traditionnelle » de la distribution des rôles entre les hommes et les femmes. Le fait que certains jeunes lecteurs aient uniformisé les normes de genre véhiculées par les livres leur ayant été lus dans le sens d’une répartition plus « égalitaire » des activités ménagères entre les personnages masculins et les personnages féminins tend toutefois, dans cette perspective, à invalider l’hypothèse selon laquelle cette uniformisation serait la manifestation d’une « rigidité » des enfants de grande section de maternelle vis-à-vis de rôles alors nécessairement sexuellement différenciés. Si dans cette théorie, en revanche, la conception des activités imputées aux hommes et aux femmes est pensée comme pouvant être différente selon les individus, les résultats exposés ici pourraient dès lors être le signe du fait que les enfants ne conçoivent pas tous de la même manière les rôles masculins et les rôles féminins et qu’ils demeurent en conséquence inflexibles par rapport à leur propre vision de ces activités. Le sens dans lequel un jeune lecteur a « uniformisé » les normes de genre transmises par les ouvrages utilisés sur le terrain traduirait dès lors sa propre conception (« traditionnelle » ou « égalitaire ») de la répartition des tâches domestiques entre les hommes et les femmes, envers laquelle il resterait « rigide ».

Des uniformisations socialement différenciées

 Ces différentes visions des rôles masculins et féminins apparaissent comme ayant un lien avec l’origine sociale des enfants. L’uniformisation des normes de genre transmises par les trois ouvrages ayant été lus aux jeunes lecteurs n’a, en effet, pas été la même au sein du 310 * Légende Interprétation dans le sens d’une vision « traditionnelle » Interprétation dans le sens d’une vision « égalitaire » Mobilisation d’éléments du livre Martine fait la cuisine Caillou au supermarché Nous on n’aime pas les légumes Aurélie Travail Travail Travail Assia Ne sait pas faire Travail Le papa lit Absamad Travail Travail Le papa ne fait rien Assad Travail Ne fait pas les courses Ne sait pas faire la cuisine Amine Travail Travail Le papa ne fait pas Adel Fait mal N’aime pas faire C’est la maman qui fait Adèle Travail Maison/télé La maman ferait des frites Angélika Travail Travail La maman fait davantage (ton) Ahouva Travail C’est le rôle de la maman Le papa ramène juste des légumes Akmar N’aime pas faire Travail Le papa n’a fait qu’une fois Amel Public/privé Télé Le papa fait les courses (poids) groupe scolaire Thierry Courtin qu’au sein du groupe scolaire Claude Ponti. Alors que les enfants interrogés dans le premier établissement ont plus fréquemment interprété les trois albums dans le sens d’une vision plutôt « traditionnelle », ceux rencontrés dans le second les ont pour leur part plus souvent interprétés dans le sens d’une vision plus « égalitaire ». 

Milieu défavorisé : une uniformisation dans le sens d’une vision « traditionnelle »

 Sur treize jeunes lecteurs du groupe scolaire Thierry Courtin ayant uniformisé les normes de genre transmises par les livres considérés237, onze ont en effet estimé que, dans les histoires leur ayant été racontées, les mamans s’acquittaient des tâches domestiques, tandis que les papas travaillaient, se reposaient, étaient inactifs, ou n’apportaient qu’une aide très ponctuelle : Tableau 9. Élèves de grande section de maternelle du groupe scolaire Thierry Courtin ayant interprété les trois ouvrages dans le sens d’une vision « traditionnelle »   Dix-huit enfants de grande section de maternelle ont été interrogés au sein du groupe scolaire Claude Ponti.  Lecture du tableau : Aurélie a estimé que, dans chaque ouvrage, la maman cuisinait et le papa travaillait. Martine fait la cuisine Caillou au supermarché Nous on n’aime pas les légumes Abdelaziz Alternance Alternance Alternance Adam Courses Courses Courses Seuls deux enfants ont pour leur part considéré que, dans les trois albums, les personnages féminins et masculins participaient dans une commune mesure aux activités ménagères : Tableau 10. Élèves de grande section de maternelle du groupe scolaire Thierry Courtin ayant interprété les trois ouvrages dans le sens d’une vision « égalitaire » Les petites filles et les petits garçons interrogés au sein de l’établissement situé dans une banlieue plutôt défavorisée de la capitale ont ainsi majoritairement « traditionnalisé » l’ouvrage intitulé Nous on n’aime pas les légumes, proposant pourtant aux jeunes lecteurs une vision relativement peu « genrée » et plus « égalitaire » des rôles masculins et féminins. Certains enfants ont alors en premier lieu « occupé » les pères de famille des trois livres à des tâches non domestiques. Ces jeunes lecteurs ont dès lors « occulté » le fait que, dans l’album le plus récent, le papa des deux enfants est pourtant présenté comme ayant luimême fait les courses alimentaires et comme ayant participé (de manière plus active que sa femme) à la confection du repas. Comme nous avons pu le voir, Aurélie déclare par exemple, en effet, que les trois pères de famille ont une activité professionnelle, conférant de la sorte aux mamans (y compris à celle de Nous on n’aime pas les légumes) le rôle de faire la cuisine. De la même façon, Assia indique au chercheur que le papa de Martine ne sait pas cuisiner, évoque le fait que celui de Caillou travaille et attribue au père de famille du troisième ouvrage une activité (en l’occurrence lire) bien différente de celle qu’il accomplit effectivement dans l’album : « Assia : [C’est la maman qui aide Martine] parce que c’est elle qui sait faire la cuisine. [Le papa il aide pas Martine] parce que lui il sait pas faire. » « Assia : [Caillou il fait les courses] avec sa maman. [Le papa il fait pas les courses] parce que le papa, il est au travail. » « Assia: [Dans Nous on n’aime pas les légumes] c’est la maman [qui fait la cuisine] parce que eux, ils sont occupés. Enquêteur : Ils sont occupés ? Il est occupé à faire quoi le papa par exemple ? 312 Assia : Il lit un livre. » Absamad, Amine, ou encore Assad ont également estimé que le papa de Martine – comme celui de Caillou – avait une activité professionnelle et que le père de famille présent dans Nous on n’aime pas les légumes ne participait pas, lui non plus, à la confection du repas : « Absamad : [Martine elle apprend à faire la cuisine] avec sa mère. [Le papa il aide pas Martine] parce qu’il travaille toujours. » « Absamad : [Caillou il fait les courses avec] maman. [Le papa il fait pas les courses] parce qu’il travaille. » « Absamad : C’est maman [qui fait la cuisine dans Nous on n’aime pas les légumes]. Enquêteur : Et à ton avis, qu’est-ce qu’il fait papa pendant ce temps ? Absamad : Il fait pas la cuisine. Enquêteur : Il fait quoi selon toi ? Absamad : Il fait rien. Enquêteur : Et qui est-ce qui a fait les courses dans ce livre ? Absamad : C’est…c’est sa mère. » « Amine : [La maman elle aide Martine, et pas le papa] parce que le papa il travaille. » « Amine : [Caillou il fait les courses] avec sa maman et sa petite sœur. [Le papa il fait pas les courses] parce qu’il est parti au travail. » « Amine : [Dans Nous on n’aime pas les légumes c’est] la maman et les enfants [qui font la cuisine]…et le papa il fait pas. Enquêteur : Et à ton avis, dans cette famille, qui prépare à manger tous les jours ? Amine : C’est maman et papa il fait pas. » Adel, quant à lui, déclare enfin au chercheur que les pères de familles des trois ouvrages considérés n’arrivent pas ou n’aiment pas confectionner de la nourriture et qu’ils n’apprécient pas non plus particulièrement effectuer les courses alimentaires : « Adel : La maman [elle aide Martine à faire la cuisine] ! Parce qu’elle fait du manger partout pour elle. [Le papa il aide pas Martine] parce qu’il ne fait pas…il arrive pas à la faire la cuisine. [Pendant ce temps] il dort. » 313 « Adel : [Caillou fait les courses avec] maman ! [Le papa il fait pas les courses] parce qu’il aime pas faire les courses ! » « Adel : C’est sa maman [qui fait la cuisine dans Nous on n’aime pas les légumes]. Enquêteur : Et à ton avis, dans cette famille, qui prépare à manger tous les jours ? Adel : Maman. Parce qu’elle aime bien cuisiner. Enquêteur : Donc maman cuisine plus que papa selon toi ? Adel : Oui ! Maman ! Parce qu’elle sait faire mieux, parce que papa il aime pas trop faire la cuisine lui. »

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