Histoire des croix sommitales dans les Alpes françaises du nord

Histoire des croix sommitales dans les Alpes françaises du nord

Des hommes et des dieux au sommet

Un principe de l’alpinisme individuel est d’aller toujours plus haut sur les plus hautes montagnes ; toutefois, vaincre de dangereuses difficultés ne devrait jamais être le but, mais seulement un admirable moyen pour atteindre un admirable but. Petits Hommes, Grandes montagnes, H. de Amicis1 Les représentations inédites de la montagne (Cf. chapitre 1) associées à une intense activité pastorale (Cf. chapitre 2) favorable à la promotion de la croix dans le monde font naître chez certains le désir d’investir religieusement les cimes pour placer les espaces « du bas » sous le regard de la croix. Quand émerge une deuxième génération de croix sommitales, le mouvement généré par l’érection de ces instruments de foi connait un nouvel éveil. L’alpinisme, né avec la conquête du Mont Blanc (Mont-Blanc, 4 810 m), connaît, de 1850 à 1870, un « âge d’or » : la course vers les cimes permet ainsi de les placer définitivement au grand jour. Le désir d’ascension qui embrasse la société moderne du XIXe siècle trouve en la montagne une valeur religieuse chrétienne forte : monter sur un sommet revient à s’élever vers l’Absolu, à savoir, Dieu. Ainsi, de manière contradictoire et complémentaire, la haute montagne alpine devient un « terrain de jeu2 », espace désacralisé et de loisirs offert à la consommation des touristes toujours plus nombreux, et un espace dont la charge sacrée sort renforcée notamment par la christianisation de son sommet.

Conquérir les sommets

Une ascension fondatrice : la croix du Mont Aiguille (Vercors, 2 082 m) L’« âge d’or » (1855-1865) que connaît l’alpinisme s’accompagne du renouveau des croix sommitales dans les Alpes. Pourtant, ce qui se réalise à partir de 1850 est préfiguré par l’ascension du Mont Aiguille (Vercors, 2 082 m) atteint pour la première fois en 1492. Ce même jour, trois croix sont érigées au sommet. À la fin du XIVe siècle, le Mont Aiguille, considéré comme étant une des « Sept Merveilles dauphinoises » est appelé mont inaccessibilis : surmontée d’une large prairie d’altitude protégée  par une façade rocheuse abrupte de plus de cent mètres, la montagne semble infranchissable. Aussi, les légendes et mythes sacrés émergent autour du sommet. Par exemple, des déesses et des nymphes fuyant l’Olympe trouvent l’asile sur le Mont. Un jour, Ibicus, un chasseur, les surprend en train de laver leurs chemises. En colère, Jupiter le transforme en bouquetin3 . Dans un mouvement similaire, inaccessibles, les montagnes alpines deviennent en général des espaces de l’ordre de la merveille et une demeure des dieux. Aussi, vaincre l’infranchissable s’impose comme un geste héroïque. C’est pourquoi, en 1492, mandaté par le roi de France, Charles VIII (1470-1498), Antoine de Ville (1450?-1504), seigneur de Domjulien entreprend l’ascension du Mont Aiguille. Peut-être qu’il aurait été devancé par des bergers bien avant lui. Néanmoins, la tradition présente A. de Ville comme le premier ascensionniste à avoir atteint la cime. Celui-ci raconte plus tard que « c’est le plus horrible et le plus épouvantable passage » que jamais homme de la compagnie n’ait franchi. Au sommet, « trois grandes croix » de bois sont érigées « pour que [l’ascension] ne soit pas oublié[e], je l’ai fait[e] nommer au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit et de saint Charlemagne, pour l’amour du nom du Roi et ai fait dire la messe dessus  ». Quelques mois plus tard, Christophe Colomb plante la croix dans le « Nouveau monde ». De ce fait, l’Époque moderne s’ouvre par une expansion du monde selon un tropisme vertical, vers le ciel et un tropisme horizontal, vers de nouveaux horizons. Les premières croix sommitales du Mont Aiguille sont des croix de gloire : gloire au roi de France, gloire de l’Église. Il s’agit d’une part de faire l’éloge d’un monarque capable de vaincre l’infranchissable. D’autre part, il s’agit de placer l’étendard du Salut sur les marges du monde. Le pape et le roi de France sont placés au sommet. Alors que la Chrétienté est sur le point de se briser, en 1492, ces croix sont à l’image d’un Christ glorieux. Cette image du Christ pantocrator visible parmi le décor de toutes les églises romanes du XIIe siècle est bien connue des hommes d’église et théologiens qui accompagnent A. de Ville. Ainsi ces croix évoquent un Christ ressuscité, souverain régnant sur toute chose, capable de mettre l’infranchissable à hauteur d’hommes. Lorsque les premières ascensions de montagnes inaccessibles sont réalisées, les gestes réalisés sur le Mont Aiguille sont répétés. Construire une croix de sommet dès les premières ascensions devient une pratique courante. Lorsqu’en 1819, J. Frezet, J.-S. Faure-Geors, J.-B. Faure-Vincent , ils découvrent une croix de bois « d’assez forte dimension5 » érigée depuis peu sans doute après les premières ascensions de la cime. La croix du Pic de l’Étendard (Grandes Rousses – Arvan, 3 424 m) est dressée sur la pointe sud à la cinquième ascension de la cime, en 1877. Tout comme sur la cime du Mont Aiguille, une messe est dite au sommet du Mont-Blanc, le 11 août 1893 par l’abbé Jean Bonin, « jeune prêtre du diocèse d’Aoste » qui désirait réaliser « le Saint-Sacrifice au sommet de la redoutable montagne ». « Muni de l’autorisation du Pape et de ses supérieurs, il par[t] le 10 août, accompagné du guide Joseph Barmaz et du porteur Maurice Barmaz6 » : « le mont Blanc est décidément vaincu7 ». C’est comme si la messe dite un siècle après sa première ascension permettait de conclure un premier cycle d’histoire entre les hommes et ce sommet mythique pour en ôter définitivement sa dimension « redoutable ». Cette messe fait définitivement entrer la cime blanche dans les espaces domestiqués. Ainsi, l’ascension du Mont Aiguille s’impose comme fondatrice.

Conquérir les cimes : une affaire protestante ?

1850-1870 : l’ère des grandes ascensions alpines. Le « client », le « guide », « les courses », les « grandes premières », les « caravanes ». Tout ce vocabulaire témoigne de l’influence de l’alpinisme dans le rapport nouveau entre les hommes et les sommets. Les années 1780 marquent la naissance de l’alpinisme. Comme l’écrit Sainte-Beuve8 , « les hautes régions furent en quelque sorte la découverte et la conquête de l’illustre de Saussure9 ». Comme en témoignent les écrits de H. B. de Saussure (1740-1799), les ascensionnistes du XVIIIe siècle sont motivés par le « plaisir à chercher la vérité10 » car « c’est sur-tout l’étude des Montagnes, qui peut accélérer les progrès de la Théorie de ce Globe.11 » En effet, « les plaines sont uniformes, on ne peut y voir la coupe des terres & leurs différens lits, […]. Les hautes montagnes au contraire, infiniment variées dans leur matière & dans leur forme, présentent au grand jour des coupes   naturelles, […], où l’on observe avec la plus grande clarté, & où l’on embrasse d’un coup-d’œil, l’ordre, la situation, la direction, l’épaisseur & même la nature des assises dont elles sont composées, & des fissures qui les traversent.12 » [sic.] Après l’ascension du Mont Buet (Chablais, 3 096 m) en 1774, Jean-André de Luc (1727- 1817) s’exclame : « Voyez-vous cette cime blanche qui s’élève au-dessus de ces montagnes ? … C’est le glacier du Buet… C’est l’observatoire des prodiges.» De même, si H. B. de Saussure nourrit dès l’enfance « une passion » fervente pour les montagnes, ses voyages ne se sont faits que « le marteau du mineur à la main1 ». Il explique à propos de sa quête du Mont-Blanc : mon « but n’était pas seulement d’atteindre le point le plus élevé, il fallait surtout y faire des observations et les expériences qui seules donnaient quelques prix à ce voyage. 15 » Ainsi, ce sont les sciences qui animent les premières ascensions des hauts sommets. À l’inverse, au milieu du XIXe siècle, c’est le plaisir seul qui pousse vers les cimes. Les plus hauts sommets comme le Grand Pic de Belledonne (Belledonne, 2 977 m), le Mont Pourri (Vanoise, 3 779 m), la Barre des Écrins (Écrins, 4 102 m) ou le Grand Pic de la Meije (Écrins, 3 983 m) sont vaincus. Les sommets aisément accessibles, proches des villes, ne cessent d’être gravis. En 1852, les excursions à la « Dent du Nivolet », bientôt « croix du Nivolet » (Bauges, 1 547 m), sont nombreuses : « Nous apprenons avec une vive satisfaction qu’il s’organise pour dimanche prochain l’une des plus belles excursions qui aient été faites sur la Dent du Nivolet.16 ». L’engouement pour les hauteurs fait entrer les sommets dans le monde. Mais qui sont précisément les ascensionnistes du milieu XIXe siècle ? Entre 1850-1870, les Anglais dominent l’âge d’or de l’alpiniste. W. Mathiews, E. Whymper, L. Stephen, J. Call ou A. W. Moore sont à l’origine de « grandes premières ». À eux seuls, ils mènent la conquête des Alpes. Pour caractériser le phénomène, l’historien de l’alpinisme, C. BONINGTON parle d’« apogée de l’alpinisme victorien17 ». Parmi les figures minoritaires des alpinistes du XIXe siècle, le pasteur américain W. A. Coolidge tient un rôle central. À lui seul, 12 Ibid. 13 Jean-André DELUC, « Lettres physiques et morales sur les montagnes et sur l’histoire de la terre et de l’homme », dans Germaine LEVI-PINARD, La vie quotidienne à Vallorcine au XVIIIe siècle, Annecy, p. 133, (C’est nous qui soulignons).  il réalise plus de 1 700 ascensions dont de nombreuses « premières ». Multiplier davantage les exemples est inutile tant le profil de la nouvelle génération d’ascensionnistes s’impose de luimême : il est protestant et, pour la majorité, anglais. Déjà P. Joutard notait la prégnance du protestantisme dans la conquête du Mont Blanc : ces « humanistes suisses qui célèbrent la haute montagne » sont « tous réformés ou proches de la Réforme, pas simplement adhérents, mais des adeptes passionnés18 ». Pour autant est-ce suffisant pour affirmer que la conquête des sommets entre 1850-1870 est une affaire protestante ? Comment expliquer la présence dominante du protestantisme dans la découverte des hautes cimes ? Une des hypothèses apportée par P. Joutard serait de voir dans le protestantisme des nuances qui pousseraient davantage vers les hauts lieux que le catholicisme. Les protestants, méfiants de tous les intermédiaires entre l’individu et Dieu, « se sentiraient plus à l’aise dans une nature inhumaine19 ». Aussi, le paysage minéral et vierge des sommets plairait plus aux protestants qu’aux catholiques. À l’inverse, la « sensibilité catholique baroque 20 » alpine privilégierait le monde humanisé. Cependant, entre 1850 et 1870, faire peser ce déséquilibre sur ce seul argument semble fragile car la présence du protestantisme sur les cimes semble être davantage être la conséquence d’une succession de facteurs culturels, politiques et sociaux qu’une question religieuse. En outre, les raisons qui poussent le catholicisme alpin à s’intéresser uniquement aux espaces de basses altitudes le disent d’elles-mêmes. L’art baroque déployé dans les églises du XVIIe et du XVIIIe siècles s’inscrit dans une politique de conquête menée contre le protestantisme. Cet art cherche à éblouir pour persuader de la puissance de Dieu. Il se situe donc naturellement dans les lieux fréquentés. Ériger une chapelle de la sorte sur un sommet vierge n’aurait pas de sens. En outre, les pèlerinages qui ont lieu régulièrement sous l’Ancien Régime à la croix sommitale de la Pointe de Miribel (Chablais, 1 581) [Cf. chapitre 2] ou à la Chapelle de Tierce (Thabor-Mont Cenis, 2 973 m) [Cf. chapitre 5] montrent que les convictions religieuses catholiques sont capables de conduire vers les cimes les plus élevées alors mêmes que les sommets sont tendanciellement fuis. En plus de la réalité religieuse, d’autres facteurs doivent être pris en compte pour justifier la prédominance du protestantisme sur les cimes.  D’une part, dès les années 1850, en Angleterre, l’alpinisme devient un sport réputé et coordonné dans un club dynamique, l’Alpine Club (AC) créé en 1857. Une communication importante a lieu. Six rencontres annuelles sont organisées pour réunir les adhérents, les expositions de peintures alpines sont fréquentes, les publications nombreuses. Des cartes topographiques révisées et améliorées de la Savoie et du Dauphiné sont produites et diffusées : en 1863, le premier guide alpin est publié. Un recueil de récits d’ascensions, les Peaks, Passes and Glaciers, publié en 1858 par l’AC. En 1862, un second recueil paraît. Dès 1863, un journal d’alpinisme, l’Alpine Journal est publié. Le rôle de l’AC est essentiel pour expliquer la réussite de l’alpinisme anglais dans les Alpes. Il devient un modèle pour les pays voisins : en 1874, la France crée son club « comme les Anglais » pour « faire naître et […] développer le goût des montagnes21 » chez les Français. En outre, les écrits de J. Ruskin (Cf. chapitre 1) suscite chez ses contemporains le désir de se rendre sur les lieux de ces paysages décrits comme des merveilles. À cela s’ajoute l’importante campagne de valorisation du Mont-Blanc menée par A. R. Smith. Après être allé sur le Mont Blanc, il loue, dès 1851, la salle d’exposition de Londres, l’Egytian Hall, pour projeter des images du Mont Blanc. C’est un succès : pendant six ans, il remplit la salle de l’Egyptian Hall avec ces expositions d’images. En 1854, la reine Victoria assiste à l’une de ses représentations. Ainsi, rapidement les Alpes deviennent pour la société mondaine anglaise une destination de premier ordre. D’autre part, contrairement à la France des révolutions marquée par des péripéties révolutionnaires régulières jusqu’en 1870, la prospérité et la stabilité politique anglaise durant le siècle victorien autorisent sa classe enrichie à s’adonner aux loisirs. Une éthique sportive prend forme. Le sport est considéré comme étant un moyen efficace pour moraliser la société. Certains alpinistes s’imposent comme des figures de proue dans cette valorisation du sport. L’Éloge de la marche publié par l’alpiniste L. Stephen est un exemple. Pétri de l’imaginaire athlétique anglais, l’auteur dit tout le bien et plaisirs apportés par cette pratique spirituellement édifiante (otium). À la même date, cette vision du sport est étrangère à la culture de la société mondaine française. Naturellement, les Anglais sont davantage enclins à se rendre dans les Alpes. Grâce au chemin de fer tout juste arrivé dans ces territoires, les Anglais arrivent les premiers sur les cimes, bientôt suivis par les Suisses, Italiens, Allemands, Polonais et, à partir des années 1870, des Français. 

Table des matières

Remerciements
Sommaire
Introduction
Partie I. L’éveil (1850-1870) Les croix de sommet et la conquête des hauts-lieux
Chapitre 1. Représenter la montagne en 1850 : une gageure ?
Les mots pour apprivoiser les sommets
La mise en scène pour saisir les sommets
La cartographie pour voir les sommets
Chapitre 2 : Les croix de sommet au temps de la recatholicisation des Alpes
Domestiquer les hauts-lieux : la croix sommitale contre le diable
Terminer la christianisation des Alpes : la croix du Grand Som (Chartreuse, 2 026 m)
Reconquérir les fidèles par la croix
Chapitre 3 : Des hommes et des dieux au sommet
Conquérir les sommets
La croix du Vieux Chaillol (Écrins, 3 3 m) : la conquête spirituelle des sommets
La croix de la Dent du Nivolet (Bauges, 1 547 m) : une croix sommitale urbaine ?
Contester la croix sommitale ? Le Châtel ou le Bonnet de Calvin (Dévoluy, 1 933 m)
Conclusion. 1850-1870 : une séquence matricielle
Partie II. La croissance (1880-1960) Construire des croix de sommet
Chapitre 4 : Le temps des chantiers sommitaux sacrés
Une montagne inspirée pour un siècle nouveau ? Permanence d’une tradition
Bâtir des croix au début du vingtième siècle
Qui sont les « bâtisseurs de croix » ?
Chapitre 5 : La croix de sommet comme guide (1920-1960)
« Tout ce qui monte converge » : la croix de sommet et la montagne comme idéal 8
Des croix sommitales pour se souvenir
Conclusion. 1880-1960 : le printemps des croix de sommet
Partie III. La maturité (1960-2019) Croix sommitales et sécularisation
Chapitre 6. Placer de nouvelles croix sur les sommets
Ériger des croix sommitales : un mouvement qui se poursuit
La croix de sommet et le tourisme de masse : vers une sécularisation des cimes ?
Chapitre 7. Replacer ou rejeter les croix sommitales ?
Remplacer les croix de sommet : une pratique qui se généralise
Contester les croix de sommet
Conclusion
Sources
Sources imprimées
Sources imprimées consultables en ligne
Presse et revues consultées en ligne
Sources consultables en ligne
Sites internet
Bibliographie
Le fait religieux
Représentation
Profane et sacré
Annexes
Table des Matières

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