La constitutionnalisation des droits sociaux, économiques et culturels

 L’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels

b) Le développement d’une interprétation extensive de l’article 15 PIDESC Peu à peu, l’article 15 PIDESC a été interprété de façon extensive. A l’origine, en 1966, la culture à laquelle l’article 15 faisait référence correspondait à ce qui fut nommé la « haute culture »29, c’est-à-dire les « oeuvres les plus élevées de l’esprit ». Progressivement, sous l’impulsion de l’UNESCO et des travaux doctrinaux, la culture s’est élargie à une série plus large d’activités30 : médias, cinéma, sport, genres littéraires et musicaux les plus divers, etc. Il convenait de ne pas limiter la culture à la perspective nationale (par exemple en mettant en valeur uniquement la littérature française). Les moyens d’expression culturelle devaient tous être rendus accessibles et étaient de valeur équivalente31. Fin des années 1980 et début des années 1990, une acception nouvelle de la culture s’est imposée en supplément aux précédentes définitions. La culture est assimilée à des modes de vie et de pensée d’une communauté. La culture reçoit un sens anthropologique suivant lequel la culture ouvre un « droit d’accéder aux moyens d’expressions du mode de vie, des habitudes, du langage, des vêtements, des arts et des traditions de la population »32.

De cette définition supplémentaire découle alors un « droit des minorités » destiné à promouvoir l’expression de celles-ci et la reconnaissance de leurs « différences »33. Les travaux de S.C. Konaté34 ont insisté sur l’aspect non-discriminatoire de l’accès à la culture : si les minorités doivent pouvoir développer leur culture, cette culture doit être rendue accessible et diffusée activement35. On met donc quelque peu de côté l’idée de « culture nationale », au profit d’une promotion, portée par l’UNESCO, au sein de chaque État, des cultures des communautés internes et des pays étrangers36 : c’est la valorisation du multiculturalisme. L’accès à la culture ne s’envisage plus comme un problème lié à une division en classes de la société : d’une part, les classes possédantes produisant la culture légitime et y ayant accès ; d’autre part, les classes défavorisées dans l’incapacité de s’exprimer par des activités culturelles ou d’avoir accès aux productions existantes. La culture devient un phénomène multiple : elle ne se limite plus aux oeuvres artistiques, elle est le propre d’une « communauté » qui ne se limite pas à la Nation, puisqu’elle peut être transnationale, régionale, provinciale, locale, etc. Il s’agit d’une véritable fracture par rapport à la conception de la culture incarnée par l’article 27 DUDH. D’un droit d’avoir accès et de participer à la culture, l’article 15 est devenu une consécration de la protection des droits des communautés culturelles et des minorités37. En somme : un droit marqué par une dimension collective absente du sens originel consacrant un droit individuel38.

c) L’Observation n° 21 du 20 novembre 2009 L’Observation n° 21 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CDESC), du 20 novembre 2009, a eu pour but de préciser et d’interpréter le droit à la culture garanti par l’article 15 PIDESC39. Le CDESC suit le triptyque des obligations conçu au niveau international : respecter, protéger, réaliser40. Le respect implique une abstention de l’État, chargé de ne pas entraver l’expression culturelle, l’organisation d’activités par des associations et les pratiques culturelles41. La protection implique que les États doivent prévoir des recours42 destinés à garantir le droit à la culture de tout individu ou groupe. Quant à la réalisation, elle nécessite que l’État prenne des mesures de tous ordres (« législatif, administratif, judiciaire, budgétaire »43), et qu’il assure l’accès aux biens culturels et leur conservation44. Le CDESC consacre également l’évolution d’un droit individuel à un droit collectif : le terme « chacun » s’applique désormais tant à un individu qu’à un groupe45.

Enfin, le CDESC énumère toute une série d’éléments relevant de la « culture » : « […] la culture comprend notamment le mode de vie, la langue, la littérature orale et écrite, la musique et la chanson, la communication non verbale, la religion ou les croyances, les rites et cérémonies, les sports et les jeux, les méthodes de production ou la technologie, l’environnement naturel et humain, l’alimentation, l’habillement et l’habitation, ainsi que les arts, les coutumes et les traditions, par lesquels des individus, des groupes d’individus et des communautés expriment leur humanité et le sens qu’ils donnent à leur existence, et construisent leur vision du monde représentant leurs rapports avec les forces extérieures qui influent sur leur vie. »46. Cette définition, on le voit, est particulièrement large. Le CDESC élargit l’ensemble des notions. En effet, la participation devient également le droit « de prendre part à la vie politique »47, ou encore le droit de « s’exprimer dans la langue de son choix ». Quant aux politiques d’accès à la culture, il faut désormais qu’elles « tiennent dûment compte de l’identité culturelle »48. L’accès devient même le droit « de suivre un mode de vie impliquant l’utilisation de biens et de ressources culturels tels que la terre, l’eau, la biodiversité, la langue ou des institutions particulières […] »49.

Bien entendu, l’élargissement sans fin des concepts débouche sur une augmentation infinie des obligations. Ainsi, le CDESC ne recommande pas seulement aux États d’assurer la présence de cinémas, musées, bibliothèques et théâtres50. Il faut désormais mettre à disposition des parcs, des places, des rues51… Même « les mers, lacs, fleuves, montagnes, forêts et réserves naturelles »52 deviennent « culturels » puisque l’État doit les rendre disponibles à tout un chacun. L’Observation rappelle toutefois que la diversité culturelle ne peut servir de prétexte pour attenter aux droits de l’homme53. Le document identifie également des « personnes et communautés » objets d’une attention particulière : femmes, enfants, personnes âgées, personnes handicapées, minorités, migrants, peuples autochtones et personnes précarisées. Malgré l’article 2 PIDESC, le CDESC estime que les États sont tenus à une obligation de concrétisation du droit à la culture : les États devraient légiférer pour garantir le droit de participer et d’accéder à la culture54. De plus, un véritable effet de standstill s’attache à l’article 15, empêchant théoriquement les États de prendre des mesures régressives, sauf justifications d’intérêt général55.

L’accroissement ininterrompu des concepts utilisés

Le droit à la culture est confronté, d’une façon générale, à un problème de manque de netteté des concepts et des notions utilisés56. Le problème apparaît de façon particulièrement saillante avec le droit d’accès à la culture de l’article 15 PIDESC. La notion de culture était relativement claire en 1966, puisqu’il s’agissait essentiellement des « oeuvres capitales de l’Humanité »57, pour reprendre une expression d’André Malraux58. Petit à petit, la notion de culture s’est profondément modifiée. D’un droit individuel, on est passé à un droit également collectif, accessible à un individu comme à un groupe59. L’idée de culture nationale a été de plus en plus mise de côté. Enfin, l’Observation n° 21, qui avait néanmoins pour objectif d’apporter des précisions, a considérablement élargi le champ du domaine de la culture (langues, traditions, etc.), à tel point qu’il devient complexe de déterminer ce qui est culturel de ce qui ne l’est pas. L’extension permanente du concept de culture pose de gros problèmes sur le plan juridique. Le caractère sibyllin des concepts utilisés les rend inadéquats à l’analyse juridique60. Le manque de précision des notions rend ces dernières difficilement utilisables. Les conséquences sont importantes, puisque cela aboutit à reléguer le droit à la culture à des « droits de papier »61. Cela se traduit également auprès des juristes par un certain désintérêt doctrinal pour ces questions, laissant alors la matière à d’autres experts, qu’ils soient sociologues, anthropologues ou spécialisés dans d’autres matières.

Si l’interdisciplinarité est une vertu pour l’étude du droit, le recours à des concepts établis dans d’autres disciplines pose, en conséquence, de nouveaux problèmes. Que faire juridiquement de la culture « en tant que processus vivant, qui est historique, dynamique et évolutif et qui a un passé, un présent et un futur »62 ? Bien souvent, la conservation, dans les textes juridiques, de l’angle sociologique ou anthropologique ne permet pas de produire des textes avec lesquels le juriste puisse être à l’aise et dont il perçoit clairement les obligations imposées aux États et aux citoyens. Non seulement la culture se voit élargie mais aussi les notions de participation et d’accès, évoquées précédemment. L’Obligation n° 21 n’a fait qu’accroître une longue liste d’obligations à charge des États. Or, le CDESC reste un organe international ne disposant d’aucun pouvoir de sanction à l’égard des États. Dans ces conditions, tant le contrôle que les sanctions s’avèrent illusoires. De plus, à ne plus circonscrire le droit à la culture et les obligations qui en découlent, on aboutit à une situation où l’on ne sait plus ce qui fait l’objet du contrôle. Est-il même possible de vérifier que la culture sert bien à la participation à la vie politique ?

Table des matières

INTRODUCTION
I.- PARTIE I : L’ACCES A LA CULTURE EN DROIT INTERNATIONAL ET EN DROIT FEDERAL BELGE
A.- TITRE IER : LES FONDEMENTS INTERNATIONAUX DU DROIT D’ACCÈS À LA CULTURE
1) L’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme
a) Une Déclaration symbolique
b) La prise en compte de la culture dans la Déclaration
c) Une référence consensuelle
2) L’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels
a) Dès l’origine : le refus de l’effet direct
b) Le développement d’une interprétation extensive de l’article 15 PIDESC
c) L’Observation n° 21 du 20 novembre 2009
d) Mise en perspective de l’article 15 PIDESC
1. L’accroissement ininterrompu des concepts utilisés
2. La question de l’effectivité de l’article 15 PIDESC
e) Conclusion
B.- TITRE II : DISPOSITIONS NORMATIVES FEDERALES
1) L’article 23 de la Constitution
a) La constitutionnalisation des droits sociaux, économiques et culturels
b) La notion d’épanouissement culturel
c) Le concept de culture
d) Les obligations découlant du droit à l’épanouissement culturel
1. Le débiteur des obligations découlant de l’article 23, alinéa 3, 5°
2. Une obligation de réaliser
3. Une obligation de respecter
4. Une obligation de protéger
e) La question de l’effectivité du droit à l’épanouissement culturel
1. L’effet de standstill
2. L’obligation d’orientation
3. La dimension objective des droits fondamentaux
f) Conclusion
2) L’arrêté royal annuel portant des mesures de promotion de la participation et de l’activation sociale
des usagers des services des centres publics d’action sociale
a) L’action culturelle dans le cadre de la lutte contre la pauvreté
b) L’évolution des arrêtés royaux
1. Un système de subvention créé en 2003 axé sur l’épanouissement culturel
2. Les transformations réalisées en 2009 et 2013 : le changement de paradigme
3. La réforme menée en 2017
c) Le fonctionnement de l’arrêté royal du 23 février 2018
1. Les bénéficiaires du fonds de participation et d’activation sociale
2. La promotion de la participation sociale
a. Dispositions juridiques
b. Les exemples concrets de mise en oeuvre de l’arrêté royal
3. La lutte contre la pauvreté infantile
4. L’organisation de modules collectifs
5. L’utilisation des subsides
d) Problèmes rencontrés
1. La proposition de loi et l’avis du Conseil d’État de 2005 : le problème de la répartition des compétences
dans l’action fédérale dans le domaine de la culture
2. Le problème des moyens financiers
3. Une instrumentalisation de la culture ?
e) Conclusion
II.- PARTIE II : L’ACCES A LA CULTURE DANS LES DECRETS DE LA COMMUNAUTE FRANÇAISE
A.- LE DÉCRET DU 21 NOVEMBRE 2013 RELATIF AUX CENTRES CULTURELS
1) Historique
2) Démocratisation culturelle et démocratie culturelle
3) Le fonctionnement du décret du 21 novembre 2013
4) Les écueils de la législation sur les Centres culturels
a) La question des moyens financiers
b) La question institutionnelle
c) Démocratie culturelle contre démocratisation culturelle ?
1. Définition large de la culture et flou des termes du décret
2. La « gouvernementalité culturelle » : moins de politique et moins de droit ?
5) Conclusion : renforcer l’accès à la culture
B.- LE DÉCRET DU 17 JUILLET 2003 RELATIF AU SOUTIEN DE L’ACTION ASSOCIATIVE DANS LE CHAMP DE
L’ÉDUCATION PERMANENTE
1) Les origines de l’éducation permanente
2) Le décret de 2003
3) Problématiques posées
a) De la perspective émancipatrice à la perspective professionnelle
b) La régionalisation de compétences actuellement communautaires
c) Un financement contrôlé
4) Conclusion
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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