La coopération universitaire franco-sénégalaise, de 1960 aux années 1980

La coopération universitaire franco-sénégalaise,
de 1960 aux années 1980

L’Union française et la modernisation de l’enseignement outre-mer

L’institution de l’Union française s’inscrit dans le prolongement de l’esprit de Brazzaville. Elle est une réponse à la problématique de la gestion des colonies posée après la guerre. En effet, l’une des préoccupations majeures des pouvoirs publics français était « comment, dans le périmètre juridique, politique, administratif et culturel français, moduler efficacement et sûrement l’évolution du système colonial par le réaménagement institutionnel du cadre de l’empire et l’intégration civile et politique des populations colonisées » 198 . La résolution d’une telle équation n’était possible qu’en modernisant l’enseignement, secteur appelé à former l’élite coloniale et postcoloniale. 1. L’Union française : association ou assimilation ? L’assimilation a été, après la pacification au début du XXe siècle, l’un des traits fondamentaux du système de domination français en Afrique. Née des idéaux de la Révolution française, elle visait à apporter à des peuples considérés comme étant immatures, ignorants, « sauvages », certains éléments de la modernité à l’image de la technologie, de la médecine, de l’école. Le but est de les transformer physiquement et moralement. L’on se base ainsi sur le « messianisme français », selon lequel la France est investie d’une mission civilisatrice vis-à-vis des races inférieures. Cette conception des relations entre la France et les peuples dominés a longtemps prévalu dans les cercles politiques français et le milieu catholique. Elle avait d’ailleurs servi de justificatif à l’impérialisme de la seconde moitié du XIXe siècle et ce avec l’appui de l’Eglise. Mais, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la France, au regard de la nouvelle donne géopolitique et dans sa volonté de « repenser l’empire », propose un modèle associationniste à travers l’Union française de 1946. L’Union française regroupait trois principales entités : la République française, incluant la France métropolitaine, les Départements d’outre-mer et les Territoires d’outre-mer; les territoires sous tutelle (Togo et Cameroun) et les protectorats. Trois organes étaient à la tête de l’Union : le Président de l’Union française, le Haut-conseil de l’Union française et l’Assemblée de l’Union française. 198 Seck, (P. I.), op. cit., p. 90. 64 Ce sont les motivations de ce modèle associationniste que Jane Burbank et Frédéric Cooper résument parfaitement en ces termes: en 1946, des dirigeants français, marqués par la guerre, la défaite et le coûteux redressement du territoire français, en Europe et en outre-mer, réfléchissaient aux articles d’une Constitution destinée à une nouvelle République. La plupart étaient d’avis que l’ancienne démarcation entre les citoyens d’une France métropolitaine et les sujets d’une France d’outre-mer n’était plus viable. Confronté à la rébellion au Vietnam, à des tensions en Algérie et à la faiblesse économique et politique de l’État, le gouvernement concevait la France nouvelle comme une entité politique, située non seulement à l’extrémité occidentale de l’Europe, mais aussi en Afrique du Nord, de l’Ouest, en Afrique centrale, aux Caraïbes, en Asie du Sud-Est et dans le Pacifique. Il fallait que les sujets coloniaux soient représentés dans les organisations qui rédigeraient la nouvelle Constitution – non pas proportionnellement à la population, mais suffisamment pour donner une légitimité outre-mer à cette nouvelle République199 . L’association, proposée par la France, semble répondre ici à une volonté de redresser économiquement la Métropole. C’est également une entreprise visant à empêcher toute tentative de contrôle de son empire colonial par les États-Unis et l’U.R.S.S. En effet, après le second conflit mondial, deux facteurs menaçaient les intérêts des Français dans ses territoires d’Outre-mer : la montée du nationalisme et l’influence américano-soviétiques. Après la Seconde Guerre mondiale, les américains investissent l’espace colonial français en Asie. Des missions américaines arrivent en Indochine avec comme objectif la création d’institutions d’enseignement subventionnées par des universités ou des entreprises d’outre-Atlantique. En mars 1947, une délégation composée de 27 universitaires américains et un président d’université se rendent au Japon pour réformer l’enseignement japonais et la langue japonaise, elle-même200 . Ainsi, une collaboration politique assurerait à la France une prééminence dans son empire et freinerait les velléités anglo-saxonnes et communistes. L’institution de l’Union française semble toutefois ne pas être étrangère aux théories avancées vers la fin du XIXe siècle en Indochine par les idéologues français que sont Jules 199 Burbank, (J.) et Cooper, (F.), « Empire, droits et citoyenneté, de 212 à 1946 », Annales. Histoire, Sciences sociales n°3, mai-juin 2008, p. 495. 200 Nguyen, (T. P.), « L’école française au Vietnam de 1945 à 1975. De la mission civilisatrice à la diplomatie culturelle », Paris, niversité Paris Descartes, 2013, p. 144. 65 Harmand et Jean-Louis Lanessan. Pour Harmand, l’association est un pacte ou un contrat entre le colonisateur et le colonisé. Comme tel, le colonisé, en contrepartie de certains avantages, accordés par le système colonial (modernité, technologie, etc), doit accepter la domination. L’association est donc, aux yeux de Harmand, une domination : la politique d’association réaliste et sage réserve avec une inébranlable fermeté tous les droits de la domination et tient compte de toutes ses exigences. Elle n’entend pas du tout préparer et réaliser une égalité à jamais impossible, mais établir une certaine équivalence ou compensation de services réciproques201 . Par contre, l’association, telle qu’elle est définie par Lanessan, s’inspire du concept de solidarité, théorisé par les néo-lamarckismes202 et les zoologistes naturalistes à l’image d’Edmon Perrier. Le travail de ce dernier sur les colonies animales débouche sur une théorie de l’association applicable aux sociétés humaines203 . Pour expliquer que « tout animal est un être collectif », Perrier soutient : pour les peuples comme pour les organismes, ce qui importe avant tout, c’est un mode de liaison des parties propre à assurer, dans des conditions données, la plus grande prospérité possible à l’association comme aux individus qui la composent: les formes d’association les plus diverses ont des chances égales de durée si elles sont appropriées aux qualités particulières des individus et au milieu dans lequel ils sont destinés a passer leur vie204 

Le rapport sur la modernisation de l’enseignement outre-mer

Rares sont les documents qui ont eu plus d’importance pour l’enseignement en A.O.F. que le rapport publié, en 1948, par la Commission de modernisation des territoires d’outremer. Sa rédaction s’inscrit dans un contexte où les projets d’ingénierie culturelle et éducative étaient à la mode. En d’autres termes, c’est l’époque de la floraison des rapports coloniaux sur l’enseignement209 . En effet, partout où ils se sont implantés, les officiels français, britanniques et belges ont exigé la rédaction de rapports ou de memoranda sur l’enseignement. Cela prouve qu’ils attachaient beaucoup d’espoir à ce secteur. La réussite de l’œuvre coloniale, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, était inconcevable, à leurs yeux, sans un enseignement réformé. Pour le cas des Britanniques, par exemple, c’est en 1925 que le premier mémorandum, intitulé Education Policy in British Tropical Africa, a été publié par le comité consultatif sur l’enseignement « indigène » dans les départements britanniques d’Afrique tropical (Advisory Committee on Native Education in the British Tropical African Dependencies) sur demande du secrétaire d’État aux Colonies. En 1935 et en 1944, deux autres rapports sont publiés par ce même comité. Le point commun de ces textes est qu’ils montrent l’interdépendance entre l’enseignement et l’évolution économique et sociale et mettent en garde contre toute tentative de discrimination quant à l’accès des Africains aux différents ordres d’enseignement. Comme pour la Grande-Bretagne, les autorités belges révisèrent leur politique de l’enseignement en Afrique par la publication de deux rapports : l’un en 1925 et l’autre en 1948. Si le premier rapport insiste sur la nécessité d’encourager l’enseignement technique ; le second, intitulé « organisation de l’enseignement libre subsidié pour indigènes », rappelle le besoin de renforcer l’enseignement secondaire, gage d’un développement de l’enseignement supérieur. Cet enthousiasme britannique et belge face à l’enseignement ne pouvait pas laisser indifférentes les autorités françaises qui décidèrent, à leur tour, de réexaminer la situation économique de leurs colonies en dressant des rapports. L’importance économique de 209 Gray Cowan, (L.), op. cit., pp. 13-35. Il a consacré, dans son ouvrage, de larges développements sur ces rapports coloniaux sur l’enseignement. 68 l’enseignement fut dès lors clairement définie dans le rapport de la commission de modernisation des territoires d’outre-mer210 . D’emblée, ce texte recommande une planification minutieuse de l’enseignement et met en garde « contre le danger de [le] développer en se laissant guider par le hasard ». La planification de l’enseignement désigne tout simplement la mise en œuvre de stratégies et de facteurs de croissance d’ordre matériel et humain dans les proportions optimales. Elle se fait donc en fonction de la disponibilité des ressources économiques et humaines et des tendances de l’économie. Il faut (…) adapter l’enseignement à l’activité économique de chaque territoire. Uniquement agricole en A.E.F., l’enseignement technique sera…polyvalent en A.O.F. et à Madagascar. Le niveau de cet enseignement variera naturellement selon le degré d’évolution de chaque territoire. Ici, on pourra former de bons agriculteurs et des ouvriers spécialisés; là, on pourra songer déjà à préparer des techniciens supérieurs. Cette idée générale commande les objectifs qui devront être poursuivis par le Plan de l’Enseignement211 Ce premier point des recommandations prenait en compte l’évolution de l’espace colonial. Politiquement, tout avait commencé à changer, d’autant plus que les Africains pouvaient désormais s’affirmer sans gênes notables. Economiquement, à la suite de la guerre, les colonies et la Métropole avaient besoin d’être relancées. Le souci d’adaptation de l’enseignement aux activités économiques de chaque colonie répond à cette volonté de se conformer à l’évolution de la « situation coloniale ». Le contexte de rédaction du rapport a été marqué par de vives contestations du système éducatif émanant de certaines catégories sociales comme les enseignants accusant l’administration coloniale, au regard des actes posés, de saboter l’éducation en Afrique. Le sabotage consiste en la limitation des élèves au sein des écoles, le mauvais traitement des instituteurs comparé aux autres fonctionnaires coloniaux du point de vue de la rémunération, des carrières et des logements de fonction, etc212 . Tout ceci était considéré par les enseignants comme une volonté du colonisateur d’instaurer un enseignement au rabais. Ce qui ne pouvait pas favoriser l’émergence de hauts cadres nécessaires pour le développement économique et  social. C’est pourquoi, dans les recommandations, les auteurs ont insisté sur la nécessité de former, en certains endroits, « des techniciens supérieurs, des médecins et des ingénieurs ». En outre, le rapport appelait à l’augmentation de la scolarisation en Afrique, d’ici 1956, en triplant les effectifs des élèves de l’école primaire. Ainsi un taux de scolarisation fut fixé à 50% pour l’A.O.F., l’A.E.F. et le Togo et 80% pour le Cameroun et le Madagascar. Mais pourquoi cette fixation sur l’enseignement primaire ? Pour le comprendre, il est essentiel de revenir brièvement sur l’évolution de l’éducation dans le monde et l’importance accordée à cet ordre d’enseignement en Europe. Cet ordre a connu une expansion fulgurante durant les décennies qui précédèrent la Révolution industrielle, du fait des besoins accrus en maind’œuvre. Mais l’intérêt qui lui est accordé est manifeste après la Première Guerre mondiale, période de développement de « l’éducation primaire de masse obligatoire et gratuite », influencée par les « idéaux de certaines révolutions sociales » et par la pensée libérale . En effet, l’histoire a montré que la révolution industrielle, agricole et technologique connue par l’Europe est le fruit de l’implantation d’un système éducatif solidement structuré. La généralisation de l’éducation de base des masses et la lutte contre l’analphabétisme furent quelques-unes de ses caractéristiques. Ivan T. Berend nous apprend que, du milieu du XVIe siècle au milieu du XVIIe siècle déjà, la Grande Bretagne avait pu réussir à instruire 40 à 50% des jeunes. L’enseignement élémentaire obligatoire fut introduit au Danemark à la fin XVIIe siècle et en Norvège en 1827. Ces efforts furent tels qu’au « milieu du XIXe siècle, l’analphabétisme avait disparu parmi la population âgée de moins de cinquante ans ». S’agissant de la Suède, « dix pour cent seulement des adultes demeuraient illettrés »214 . Ces quelques exemples permettent de dessiner les racines de la politique éducative française en matière d’enseignement primaire. C’est conscient de l’importance de cet ordre d’enseignement pour une révolution sociale réussie – gage d’une restructuration économique – que les auteurs du rapport proposèrent sa démultiplication. D’ailleurs, jusque dans les années 1950, l’idée qui faisait de l’école un moyen de réussite sociale et d’acquisition de connaissances était largement répandue dans le monde. Avec l’instruction élémentaire, l’individu était à même d’acquérir des compétences nécessaires utiles pour la vie entière. Mieux, pour faire face aux mutations technologiques, chaque individu doit obligatoiremen fréquenter l’école. Il était appelé aussi à le faire pour s’imprégner de la marche de son époque215 . Aussi le plan préconisa-t-il le développement des écoles spécialisées dans le continent et en rapport avec les ressources économiques et naturelles disponibles dans la zone géographique ciblée. C’est ainsi qu’il recommanda la création d’écoles des mines à Madagascar et de géologie, des arts et métiers en A.E.F216 . La planification de l’éducation, compte tenu des besoins d’une économie en expansion, devait tenir compte des ressources de chaque zone et promouvoir des formations allant dans ce sens. Autrement dit, les filières d’enseignement devaient se conformer aux réalités économiques locales. Cette recommandation semble être un prolongement outre-mer des réformes scolaires initiées en France par la IVeRépublique. En effet, en 1944, la commission Langevin fut chargée de préparer une réforme d’ensemble du système scolaire. Dans le rapport qu’elle rendit en 1947 au ministre de l’Éducation nationale217 , les auteurs proposent, dans un contexte de reconstruction où la maind’œuvre qualifiée est rare, de développer des centres d’apprentissage professionnels. C’est précisément cette expérience qui a inspiré les rédacteurs du plan de modernisation de l’enseignement dans les territoires d’outre-mer. Lesquels ont, à leur tour, recommandé la création d’écoles spécialisées afin de faire de l’enseignement une « expérience vivante ».

Table des matières

Introduction générale
I. Problématique
II. Sources, études savantes et méthodologie
III. Plan de la thèse
Première partie : Aux origines de la coopération, 1944-1960
Chapitre I : Le projet d’Eurafrique, prélude à la coopération franco-africaine
I. Origines et enjeux d’un projet
1. Aux sources de l’Eurafrique
2. L’Eurafrique : des enjeux multiples
II. La propagande autour d’un projet
1. L’action des coloniaux
2. L’action des revues
3. L’intervention des milieux associatifs
Conclusion
Chapitre II : L’annonce de la coopération dans le domaine de l’enseignement
I. Les conférences de Brazzaville et de Dakar
1. La Conférence de Brazzaville ou l’élaboration d’une nouvelle doctrine française
2. La conférence pédagogique de Dakar de 1944
3. L’impact des conférences
II. L’Union française et la modernisation de l’enseignement outre-mer
1. L’Union française : association ou assimilation ?
2. Le rapport sur la modernisation de l’enseignement outre-mer
Conclusion
Chapitre III : La naissance des premières institutions d’enseignement supérieur
I. Les acteurs : l’exemple du recteur Jean Capelle
1. Un parcours « métropolitain » annonciateur d’un exploit outre-mer 73
2. Capelle ou le réorganisateur de l’enseignement
II. De l’Institut des Hautes Études (I.H.E.) à l’Université de Dakar
1. L’Institut des Hautes Études de Dakar
2. L’université de Dakar
Conclusion
Deuxième partie/: La coopération universitaire : des enjeux multiples pour la France, 1960-1971
Chapitre I : Enjeux géopolitiques et/ou géostratégiques
I. L’université : un enjeu de taille en contexte postcolonial
1. Préparer politiquement l’après-indépendance
2. Continuer à marquer son empreinte sur l’enseignement supérieur africain
II. L’université comme moyen de prestige international.
1. « Neutraliser » la menace communiste dans son pré-carré ouest-africain
2. S’imposer sur la scène internationale et africaine par la culture et les idées : le soft power
Conclusion
Chapitre II : Des conventions et/ou législations comme instruments de domination culturelle
I. La culture : un enjeu majeur de la politique internationale française
1. Se réapproprier le « droit à la primauté culturelle »
2. Politique et instruments de la politique culturelle de la France au Sénégal et ailleurs
II. La convention universitaire : un outil de contrôle et de domination culturelle
1. Les accords des 5 août 1961 et du 15 mai 1964 146
2. La loi de 1967
3. La révision des accords de coopération franco-sénégalaise en matière d’enseignement supérieur
Conclusion
Chapitre III: Les facultés de Lettres et de Droit au service de la politique culturelle française
I. Les lettres et sciences humaines au cœur de l’acculturation
1. Organisation de la faculté
2. Programmes d’enseignement et orientations
II. Les sciences juridiques et économiques : entre fidélisation des élites et contrôle d’un État
1. Les programmes d’enseignement
2. Le droit : « former une clientèle d’élite au bénéfice de la France »
III. Des instituts en appoint aux facultés
1. Les instituts à vocation scientifique
2. Les instituts à vocation administrative et économique
Conclusion
Troisième partie : Le Sénégal : coopérer pour exister. La nouvelle orientation de la coopération universitaire, 1971-années 1980
Chapitre I : Les motivations politico-économico-sociales
I. Les motivations stratégiques et politiques
1. Bâtir la nation par les hommes : le rôle des coopérants ?
2. Développer une université de renom
II. Les motivations économiques et sociales
1. Enseignement et développement économique
2. Enseignement et développement social
Conclusion
Chapitre II : Le partenariat scientifique, enjeu de la coopération universitaire des années 1970- 1980
I. Une coopération centrée sur les élites universitaires
1. L’accord de 1974 comme fondement
2. Les conventions scientifiques interuniversitaires et/ou interétablissements
II. L’École Normale Supérieure (E.N.S.) de Dakar : une institution phare dans la politique de coopération scientifique
1. Naissance et organisation d’une institution scientifique et pédagogique
2. Faire de l’École Normale Supérieure un centre d’excellence
Conclusion
Conclusion générale

projet fin d'etudeTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *