LA CRITIQUE DE L’OPPRESSION DANS LE ROMAN COMORIEN

LA CRITIQUE DE L’OPPRESSION DANS LE ROMAN COMORIEN

D’UNE TRADITION DILAPIDATRICE ET CONTRAIGNANTE À UNE VIE MOROSE

Etymologiquement, le mot tradition, du latin « traditio », vient du verbe « tradere » qui veut dire « faire passer à un autre, livrer, remettre » ; ce qui signifie littéralement, faire passer quelque chose d’une personne à une autre. Mais en forçant le trait, nous finirons par aboutir à cette signification qu’il représente aujourd’hui pour tout le monde : il s’agit du mécanisme de transmission de mode de vie d’une génération à une autre, en matière de connaissances, de savoir-faire, de croyances, de goûts artistiques, de mœurs, de lois, etc. Dans les romans comoriens, on décrit une tradition tout-à-fait singulière grâce à l’intérêt que lui portent les Comoriens. Elle régit cette communauté qui, à son tour, discipline ses enfants par ses principes. Elle la soutient également pour bâtir ses maisons, construire ses routes, punir les transgresseurs et surtout, célébrer ses mariages. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant qu’elle s’impose et s’enracine dans cette société à telle enseigne que, malgré sa mise en cause, personne ne sait comment parvenir à la dissoudre ou à la revoir, comme le mentionne ironiquement Salim Hatubou : Un chemin vous est tracé, jeunes Comoriens, et vous le suivez. Innocemment. Vous l’empruntez, parce que d’autres l’ont pris. Mais ceux-là sont perdus. Vous avez clairement vu leur navire s’échouer sur les sables de la désolation. Mais vous fermez les yeux et vous forcez à croire qu’en ne suivant pas ce layon de la perdition, vous serez égarés52 . Les méfaits de la tradition comorienne indignent un grand nombre d’intellectuels du pays. Ces derniers, conscients du danger qu’elle fait encourir à leur communauté, la dénoncent sévèrement en énumérant approximativement dans leurs récits des situations semblables à d’autres réellement vécues. On le constate chez Toihiri quand il accuse le grand mariage d’être l’un des facteurs importants qui favorisent la corruption dans son pays : « Comment peut[-on] expliquer que des gens dont le salaire ne dépasse pas 50 000 francs puissent envoyer des dots de 1 million de francs, de bijoux d’une valeur de deux millions et d’autre cadeaux à la valeur inestimable ? ». Cette interrogation relative à une information révèle ce que le Comorien, souffrant de ses faibles revenus, est tenu malgré lui de réaliser au cours de sa vie.  Chapitre I : Les caractéristiques de la tradition comorienne Comme toute tradition, la tradition comorienne a ses propres caractéristiques qui la distinguent et la singularisent. C’est une tradition composée de nombreux échelons dont le projet est d’accéder à l’honneur. Suite à la lecture de quelques ouvrages du corpus, nous avons découvert un Comorien perpétuellement consterné et alourdi par ses obligations traditionnelles. La vie traditionnelle du Comorien débute dès son existence dans l’utérus jusqu’après sa mort, compte tenu du fait qu’elle continue de s’affirmer pendant et après son enterrement, comme l’a clairement souligné Sultan Chouzour dans la deuxième partie de son Pouvoir de l’honneur54. Le règlement de chacune des étapes qui composent cette tradition nécessite très souvent de somptueuses dépenses, bien au-delà des moyens financiers de ceux qui s’y prennent. Juste pour un accouchement, les attentes coutumières sont difficiles à supporter : […] le mari se trouve dans un état d’extrême tension lors de l’accouchement car bien souvent il n’a pas à sa disposition tous les moyens nécessaires pour faire face aux obligations coutumières qui lui incombent55 . La tradition comorienne est présentée par nos romanciers sous un jour très négatif. C’est une tradition qui, semble-t-il, ne cause que soucis et problèmes à sa communauté. Elle sème le déséquilibre et pousse les Comoriens à désorienter le but du mariage (l’amour et l’entente) au profit des intérêts purement matérialistes. L’héroïne du Sang de l’obéissance en était la victime, lorsqu’on retient ceci de son père : Je ne voulais que le bien de notre famille. Toufik ne t’aurait sûrement pas amenée avec lui en France, mais tu l’aurais attendu ici. Il nous aurait envoyé souvent de l’argent et des biens matériels. Il voulait faire son grand mariage. Avec toi. […] il nous aurait donné une dot de six millions56 . Cependant, le grand mariage aux Comores connu localement sous le nom de anda occupe la place la plus importante dans cette tradition : il en est le noyau. Tout ce que le Comorien accomplit traditionnellement, c’est pour se préparer à sa réalisation. Il constitue ainsi le point culminant que chacun veut atteindre. 

La nature du grand mariage

Le grand mariage est la quintessence de la tradition comorienne. Son importance lui permet d’être son synecdoque, c’est-à-dire qu’il suffit de parler du « anda » pour donner l’impression de faire allusion à la tradition entière, bien qu’il n’en soit qu’une étape parmi d’autres. Étant donné qu’on parle de grand mariage, il est fort probable qu’on s’interroge sur son opposé (le petit mariage). Dans ce contexte, la logique répond : tout ce qui n’est pas grand mariage est naturellement considéré comme « petit mariage ou Mna daho (qui signifie petite maison) ». Ce dernier se réalise généralement en présence d’un cadi qui est là pour sceller religieusement l’alliance du couple, et de deux témoins (le père et le frère de la mariée) censés donner au cadi l’autorisation de procéder à la ratification de l’union. Ensuite peut suivre un « cérémonial […] très simple […] ; une fête familiale et sans grand lustre peut être prévue » 58 . Mais il arrive parfois qu’on se passe de ces légères manifestations si l’on tient à la discrétion qui consiste à légaliser uniquement l’union du couple. Mais pour le grand mariage, il s’agit d’une affaire de village, de région voire de pays, le soutien financier des familles et des amis proches des mariés étant quasiment indispensable. Toihiri le montre dans ce passage où Issa, l’ami d’enfance de son personnage principal, expliquait comment son grand mariage allait se dérouler : […] en ce qui concerne les dépenses pour le grand mariage, […] j’aurai ce qu’il me faudra. Mon petit frère qui est à Marseille m’enverra toute la toilette de ma femme. Mes sœurs et mes cousines me donneront tous les bijoux qu’elles ont reçus lors de leur mariage et ils reviendront à ma future femme. Pour ce qui est des liquidités et des appareils électroménagers, ça je m’en occupe59 . Notons que le grand mariage est très souvent réalisé quelques années après l’accomplissement du petit mariage. Il s’agit du fait que le premier soit le résultat de nombreuses cérémonies très coûteuses. Donc, il n’est pas rare de tomber sur un couple qui le célèbre après plus d’une décennie de vie conjugale simplement légalisée, comme nous l’avons montré plus haut. Dans ce cas, les enfants du couple peuvent être là pour assister et soutenir le déroulement du grand mariage de leurs parents : […] la célébration du mariage est différente d’une île à une autre ; […] le grand mariage [qu’on appelle] aussi anda est une coutume typiquement grand-comorienne ; […] le rituel est différent selon que l’on est de Moroni, de Foumbouni, de Mitsoudjé, d’Iconi, de Mitsamiouli ou de Mitsandzalé 60 . Ses activités sont organisées de différentes façons, selon le temps et l’espace. Les unes au cours de la journée, les autres au cours de la nuit. Les unes dans les places publiques, les autres dans la demeure nuptiale. L’une d’elles se nomme le toirab. C’est une « manifestation musicale constituant le clou du grand mariage » 61 . Cette cérémonie qui s’organise généralement la nuit rassemble du monde à l’agora du village ou de la ville. Il s’agit d’une vive animation musicale comorienne réalisée par plus d’un orchestre pour faire danser les invités et le public présents, en composant des chansons élogieuses en l’honneur des mariés et de leurs familles. Ainsi, il s’organise tel qu’on l’indique ci-dessous : Quatre orchestres, celui de Pangani qui jouera pendant 90 mn ; celui de Mitsandzalé où le futur marié a déjà une femme ; celui-là aura 70 mn ; en troisième position viendra celui de Moroni qui bénéficiera de 60 mn et enfin, celui de Goualé qui aura 50 mn pour faire valoir son talent62 . Mais un peu avant ce toirab s’organise le djaliko, une autre activité de danse traditionnelle qui se déroule respectivement un jour pour les femmes et un autre pour les hommes. C’est une danse traditionnelle au cours de laquelle les hommes s’habillent tous en boubous et en bonnets traditionnels, chacun devant se munir d’une canne pour bien rythmer la danse. Les plus concernés, c’est-à-dire ceux qui accompagnent officiellement le marié s’équipent de quelques billets de banque pour récompenser les jeunes femmes (ou jeunes filles) qui leur tiendront compagnie au long de la danse. Elles sont commissionnées par la famille de la mariée pour les assister, en les ventilant par-ci par-là avec de jolis petits éventails multicolores. Pour Toihiri, ce « djaliko […] des hommes [est une] danse où les femmes rivalisent de coquetterie » 63 . Le lendemain du toirab se manifeste le couronnement de toutes les activités qui ont eu lieu au cours des festivités du grand mariage. Dans une ambiance de chants religieux ou traditionnels psalmodiés en chœur, le marié se fait accompagner depuis sa maison natale par sa famille, les villageois et quelques autres connaissances de différentes contrées. Tout ce monde l’entoure et lui tient compagnie jusqu’à sa demeure conjugale où le bilan fastueux du déroulement du grand mariage est ostensiblement détaillé. Idi Wa Mazamba, personnage  principal du Kafir du Karthala, décrit synthétiquement l’image de cette activité en se référant au grand mariage de son meilleur ami, Issa : Le lendemain du toirab la procession du zifafa64 accompagna le radieux Issa de chez sa mère à la maison de sa deuxième femme. Ses dépenses ce matin-là se répartissent ainsi : dot : trois millions… […] lave-pieds : 1 million ; habillement du beau-père : cinq cent mille francs ; habillement de la belle-mère : deux cent mille francs. […] en sus de cette somme, Issa offrit à la mariée, toujours ce premier jour, un coussin couvert d’or65 . Une fois qu’on annonce cela, des festins fastueux sont servis. Les hommes se classent de différentes catégories, selon la hiérarchie traditionnelle, et se régalent. Ensuite des gâteaux comoriens de différentes natures sont distribués à tous les « notables » 66. Toute la journée est animée de danses et d’élogieuses chansons féminines en l’honneur des mariés et de leurs familles : « […] depuis le lelemama67 des femmes, les mbiou des jeunes filles, le mgodro des Mahoraises, le wadaha des Sabena, le bolobolo des Anjouanaises, le namandzia des Mohéliennes et le tari des hommes » 68 . À la tombée de la nuit, un évènement très spécial doit nécessairement avoir lieu. Les mariés doivent consommer leur mariage et ce, au su de leurs deux familles. Mais on considère cette étape du « anda » lorsqu’il s’agit des personnes qui viennent de se marier69 : Le soir […] l’angoissante attente commença… […] De la famille. Je devrais dire des familles. Celle de Marie-Ame attendant de savoir si leur fille a été eue par son mari. Quel bonheur dans ce cas ǃ Et celle d’Issa pour s’informer si leur fils n’a pas été floué.

La transgression de l’islam par la tradition

L’islam aux Comores se heurte à la tradition. C’est un fait qui peut paraitre plus ou moins anodin pour certains, selon ce qu’ils savent sur le degré de croyance des Comoriens. Pour ce faire, il est important de mettre tout d’abord en lumière la valeur de l’islam dans cette société avant d’expliquer ce pourquoi il se confronte à la tradition qui, pour cela, est considérée comme un élément social oppressif. Nous parviendrons, en procédant ainsi, à montrer pourquoi les romanciers comoriens prennent celle-ci pour un fait social oppressif, pour cette raison qu’elle enfreint les recommandations de l’islam. « Rituel de distribution de riz et de viande au wandroidzima (les notables), suivi d’un intervalle de quelques jours de préparatifs au cours desquels ont lieu des danse de femmes ». (Iain Walker, Comores : Guide culturel. p. 21) Cérémonie religieuse au cours de laquelle sont chantées des chansons religieuses arabes et comoriennes. Elle rassemble les hommes de la ville et de la région, voire même du pays. 

L’islam aux Comores

La religion est l’une des doctrines les plus sensibles qui peuvent subsister dans une société. Pour comprendre son existence, l’homme a très souvent besoin de croire en une force supérieure dont il dépend. Une force qui l’a créé. La religion est alors la seule voie qui lui donne des réponses à ce sujet, donc le seul lien qui le rapproche d’une divinité. Ainsi, de nombreuses religions (si ce n’est pas toutes) persuadent l’homme d’une vie après la mort, une vie au cours de laquelle il sera tenu de répondre de ses actes d’ici-bas. Des concepts de cette nature sont nombreux dans une religion et conduisent le croyant vers une soumission sérieusement affirmée, pour être parfois disposé à se sacrifier pour la défendre. Dans cette optique, la religion est là pour indiquer au croyant une voie à suivre, limiter la folie des hommes et, parfois même, les contraindre à résister à certaines de leurs pulsions instinctives. L’existence de plus d’une religion dans un même milieu est souvent moins bénéfique pour l’harmonie et la stabilité sociale, car chacune ayant ses propres principes qui vont, dans la plupart du temps, à l’encontre de ceux de l’autre. Ce qui peut parfois occasionner des discordes plus ou moins graves, à l’instar de la victoire de l’islam sur l’animisme aux Comores. L’animisme était la religion des Comoriens jusqu’à l’avènement de l’islam au VIIe siècle. Cette religion qui s’avère très ancienne dans ce pays a réussi à supplanter l’animisme qui est en général l’addition des pratiques sévèrement proscrites par le prophète Mahomet. L’islam est dans ce contexte la seule et unique religion des Comoriens qui, au-delà de toute chose, lui vouent un respect particulier. « Les Comoriens sont presque à 100% musulmans » 76. Telle est l’affirmation de Nakidine Mattoir qui, en plus de cette déclaration, insiste sur l’importance de l’islam dans la vie sociale et politique des Comoriens. Et Sultan Chouzour de rajouter : La société comorienne est profondément enracinée dans l’islam qui constitue le cadre privilégié à l’intérieur duquel elle organise son fonctionnement tout en fournissant les idéaux auxquels la collectivité tout comme l’individu tendent à se conformer. Ainsi au travers des actes de la vie quotidienne comme de ceux marquant les grands moments de la vie collective, l’islam tisse une trame aux mailles serrées, entre lesquelles s’insèrent rigoureusement toutes les conduites corporelles, verbales, morales de portées aussi bien individuelle que sociale. On comprend pourquoi l’auteur de cette citation, lui qui menait une étude sociologique très approfondie sur les coutumes de la société comorienne, a consacré la première partie de son ouvrage à l’explication de « L’islam et ses particularismes », en insistant particulièrement sur son importance aux Comores. Pour revenir à notre sujet, nous verrons qu’Aboubacar Saïd Salim a décrit dans son roman cette forte dévotion qui rattache les Comoriens à Allah, leur Seigneur. On le constate même dans leurs salutations quotidiennes quand, naturellement, ils placent leur confiance et leur devenir entre ses mains. C’est ce que nous révèle cet échange de quelques personnages du récit : – Eha père Mlimi ! Quelles sont les nouvelles du champ ? – Tout va bien Alhamdoulillahi, répondit père Mlimi […]. Quant à la pluie, prions Allah qu’il nous l’envoie bientôt, nous en avons grand besoin. – Inch’Allah, répliqua Mlariba […]78 . Dans ce bref dialogue, on observe des hommes convaincus de leur incapacité d’accomplir ou d’obtenir quoi que ce soit sans la volonté d’Allah. Dans si peu de mots, le lexème « Allah », quelquefois préfixé et suffixé, est celui qui domine le plus car tournant autour d’une conversation de deux hommes qui attendent provenir d’Allah la rétribution de leurs efforts. L’on approuve, de ce point de vue, ces propos de Nasurdine Ali Mhoumadi : La société comorienne est une société musulmane, fort croyante, dont la religion imbibe l’individu, rythme le cours de son temps et qui a très longtemps façonné exclusivement sa vision du monde79 . Progressivement, nous verrons que, non seulement le Comorien est un dévot fervent, mais aussi un vrai pratiquant. Les auteurs ont mis en scène des personnages dont les actes illustrent nos propos. Ce sont des hommes qui s’acquittent régulièrement de leurs obligations religieuses telles que, entre autres, les cinq prières quotidiennes qui constituent le deuxième pilier de l’islam. L’appel à la prière est pour le Comorien un moment d’arrêt de toute activité. Il est censé répondre à cet appel qui, pour lui, vient de son Seigneur. Adolescents, adultes et vieux se rendent tous à la mosquée aux heures de prière. Toihiri rapporte ce détail quand il montre ce qui se passe lorsque le muézine crie : « Alwah Akbar, Alwah Akbar ǃ […] Les croyants laissaient tout pour se préparer à aller à la mosquée » 80 . Dans un autre passage, il relate une dispute assez rude entre deux vieux notables au cours de laquelle chacun se vantait de ses  mérites et de ses exploits contre ceux de l’autre, lors de la célébration de son grand mariage. Un grand nombre de villageois étant présent pour assister à une scène si rare, la lecture de cet épisode du Kafir du Karthala souligne combien chacun des querelleurs voulait l’emporter sur l’autre, car effrayé par l’idée d’être humilié publiquement. Mais seule une chose a écourté cette longue dispute aux frais du personnage de Karibaya qui n’avait pas eu le temps d’esquiver l’affront qui lui avait été infligé par son adversaire. Et pourtant, Il allait riposter lorsqu’un “Alwah Akbar, Alwah Akbar ǃ“ tonitruant vint imposer le silence à tout le monde. On écouta le muezzin rappeler aux mortels qu’il n’y avait de Dieu que Dieu, que l’heure de la prière du Mghrib était arrivée et que tout le reste n’était que futilité 81 . Cette dévotion à toute épreuve des Comoriens ne leur permet pas de se passer de tout ce qui déroge à l’islam. Cette religion qui influence leur vie du début à la fin leur sert aussi de support lors des moments difficiles82, leur permet de garder toujours espoir malgré les adversités, car étant persuadés qu’il y aura forcément des lendemains meilleurs, si ce n’est pas dans cette vie, ce sera dans l’autre, celle après la mort. C’est pour cela qu’une fois accablés par le sort, ils se réfugient dans leur foi et se rassurent, comme le fait ce personnage frustré : « Certainement que Dieu nous récompensera de notre soumission, de notre obéissance, et que notre réveil à nous sera mieux que la vie que nous menons ici-bas » 83. La religion musulmane est en ce sens l’alpha et l’oméga de la vie des Comoriens. 2. La tradition Comorienne contre les principes de l’islam L’appréciation de l’islam aux Comores établie ci-dessus détermine son influence et rend plus clair les raisons pour lesquelles est considéré comme oppressif tout ce qui le transgresse. Dans ce contexte, la tradition comorienne devient la cible de plusieurs reproches, notamment ceux d’être à l’origine de plusieurs pratiques interdites par l’islam. Révolté par une telle réalité, le pamphlétaire Nadjloudine Abdelfatah retient à peine sa colère. Il s’indigne du fait que sa communauté se soumette plus à la tradition qu’à la religion. Son pamphlet – Et si les Comores s’étaient trompées de religion…84- qui porte comme premier chapitre « Le grand mariage, un  ennemi affiché de la religion », et un ironique premier sous chapitre « Le anda, sixième “pilier“ de l’islam » témoigne de l’expansion menaçante de la tradition contre la religion du pays. C’est d’ailleurs ce contre quoi il se révolte : « L’islam aux Comores, dirait tout étranger non malvoyant, est une religion en danger ». Ce constat trouve validité et justification dans le fait que l’on peut parler d’une redéfinition complète de la religion par les Comoriens. Ces derniers […] animés par un ardent esprit de vénération pour les coutumes, se voient de plus en plus, c’est-à-dire aujourd’hui plus qu’hier, dans l’obligation de placer la foi au-dessous des lois coutumières. La religion s’asphyxie, et les coutumes s’épanouissent. Cette suprématie des lois sociales sur celles de la religion constitue le cœur de toute démonstration que conviendrait de mener n’importe quel analyste pour prouver combien les Comoriens accordent peu d’importance à leur foi85 . La véhémence des propos de ce pamphlétaire qui pourrait bien choquer nombreux de ses concitoyens constitue l’un des éléments importants qui alimentent la position des auteurs contre la tradition de leur société. Ils s’indignent visiblement de son aspect ostentatoire qui est, du point de vue religieux, transgressif à l’islam. L’ostentation veut littéralement dire « attitude de quelqu’un qui cherche à se faire remarquer ; étalage prétentieux d’un avantage, d’une qualité »86. En islam, on la conçoit comme un fait qui consiste plus à épater les hommes ou à faire parler de soi qu’à satisfaire le Seigneur. C’est pourquoi Il prévient ceci dans son livre : Ô croyants ! N’annulez pas vos aumônes par un rappel ou un tort, comme celui qui dépense son bien par ostentation devant les gens sans croire en Allah et au jour dernier. Il ressemble à un rocher recouvert de terre. Qu’une averse l’atteigne et le laisse dénué. De pareils hommes ne tireront aucun profit de leurs actes87 . Dans un autre verset, il rajoute encore : Et ceux qui dépensent leurs biens avec ostentation devant les gens, et ne croient ni en Allah ni au jour dernier. Quiconque a le diable pour camarade inséparable, quel mauvais camarade !88 Nous pourrions davantage citer d’autres versets et hadiths qui mettent l’accent sur l’égarement de toute personne tentée par l’ostentation. Cette tournure théologique qu’a prise tout à coup notre travail nous permet de mettre en lumière ce point d’étude et les principales raisons religieuses qui nourrissent la prise de position des auteurs contre la tradition comorienne. On le constate davantage lorsque l’un d’eux s’adressait à sa communauté en disant : « Relisez le saint livre puisque vous vous dites musulmans » 89 ; et quand, plus   catégorique, il disait avec amertume : « D’ailleurs [si l’on compare] les écrits du livre (Le Coran) à ce que font les Comoriens. Quelle différence ! » 90 . Passagèrement, nous avons vu plus haut que le Comorien se saigne aux quatre veines pour être traditionnellement accompli, afin de mériter l’estime de sa communauté, de s’octroyer de l’honneur et de se frayer une voie vers la sphère des décisions locales. De tels privilèges devraient, selon les auteurs, être attribués aux personnes remarquables par leur instruction, leur intelligence, leur statut et utilité dans le cadre social et professionnel. Dans son Kafir du Karthala, Toihiri le souligne ironiquement au sujet de son personnage principal Idi Wa Mazamba, l’un des premiers médecins de son pays. Il était aimé et admiré grâce à son grand cœur et à ses bonnes intentions envers tout le monde. Il vouait une incroyable sympathie à ses patients au point de prendre, pour eux, d’énormes risques qui pouvaient lui coûter sa carrière. C’est comme lorsque le Directeur de cabinet du président est venu urgemment le trouver à l’hôpital et lui dire : « Le Président veut te voir sur-le-champ »91 . Et lui de lui répondre : « va dire au Président que primo j’ai des vies à sauver donc je ne peux pas venir sur-le-champ ; secundo c’est lui qui veut me voir, c’est donc à lui de se déplacer…»  . Cette franchise et cette audace prouvent on ne peut mieux le grand intérêt que porte le docteur Mazamba à ses congénères. Mais, malgré tout ce qu’il est et/ou tout ce qu’il fait pour sa communauté, on le retrouve à la mosquée lors de la prière de vendredi, « assis à sa place habituelle, entre un ingénieur en électronique et un pilote de ligne. Les premiers rangs leur étaient interdits car n’ayant pas encore réalisé le anda, ils étaient toujours considérés comme des garnements »93 . C’est ce qui justifie davantage cette remarque faite par Soeuf Elbadawi sur la figure de l’intellectuel comorien dans le roman de Toihiri : Figure absente ou malmenée dans l’histoire contemporaine de l’Archipel, l’intellectuel ne peut exister dans l’opinion qu’à travers un destin tragique.

Table des matières

 INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE
D’UNE TRADITION DILAPIDATRICE ET CONTRAIGNANTE À UNE VIE MOROSE
Chapitre I : Les caractéristiques de la tradition comorienne
Chapitre II : la tradition contre le progrès économique et social
Chapitre III : L’instabilité des Comoriens
DEUXIÈME PARTIE
LES DICTATURES AUX ÎLES COMORES ET LEURS CONSÉQUENCES
Chapitre IV : L’autorité arbitraire
Chapitre V : La violence et ses effets
Chapitre VI : les conséquences des dictatures
TROISIÈME PARTIE LA POÉTIQUE DE LA CRITIQUE DE L’OPPRESSION
Chapitre VII : La fictionnalisation du réel
Chapitre VIII : L’écriture de l’engagement
Chapitre IX : Les procédés littéraires au service de la critique de l’oppression
CONCLUSION

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