LA CRITIQUE DU DOGMATISME

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Critique de la pensée kantienne et hégélienne

Pour notre auteur, Kant n’est pas un vrai philosophe. Il lui retire ce statut parce qu’il ne conçoit pas la pratique et la fonction de la philosophie de la même manière. Ainsi sa critique à l’égard de Kant peut commencer à être illustré par ces mots adressés aux vrais philosophes. « Mais les philosophes proprement dits [et non les ouvriers de la philosophie qui sont taillés sur le noble modèle de Kant et de Hegel] sont des hommes qui commandent et qui légifèrent : Ils disent  » il en sera ainsi ! « , Ils déterminent la destination et la finalité de l’homme et disposent pour cela du travail préparatoire de tous les ouvriers de la philosophie, de tous ceux dont le savoir domine le passé ; ils tendent vers l’avenir des mains créatrices, tout ce qui est, tout ce qui fut, leur devient moyen, instrument, marteau. Leur  » connaissance  » est création, leur création est législation, leur volonté de vérité est volonté de puissance. – Y a-t-il aujourd’hui de tels philosophes ? Y eut-il déjà de tels philosophes ? Ne faut-il pas qu’il y ait de tels philosophes ? »16
Tandis que Kant considère que la philosophie et le système s’identifient, Nietzsche envisage la philosophie surtout en tant que création des valeurs. D’après Nietzsche Kant ne serait qu’un fonctionnaire du savoir; celui qui se limite à fonder des valeurs déjà établies ne serait qu’un « ouvrier philosophique. » Pourtant, Nietzsche et Kant se mettent d’accord, quand ils attribuent un rôle privilégié à la critique, mais bien vite réapparaissent les divergences entre eux. D’après Kant, la critique doit être considérée comme une discipline philosophique, non pas dans le sens d’un domaine du savoir, mais d’une « éducation » de la raison humaine, puisqu’il faut que celle-ci reconnaisse ses limites pour bien opérer dans ses différents usages.
Selon Nietzsche, la critique entreprise par Kant n’a aucune légitimité, dans la mesure où elle opère de façon à accorder à la raison le double rôle de juge et d’accusé. Le but que nous poursuivons dans notre texte est celui d’examiner la position prise par Nietzsche vis-à-vis de la philosophie kantienne et hégélienne qui sont teintées de dogmatisme. La critique de Nietzsche à l’endroit du kantisme va se situer au niveau des principes et des conclusions philosophiques de cette dernière. Il faut signaler dés à présent que Kant est considéré dans l’histoire de la philosophie comme le père du criticisme.
Il a beaucoup critiqué la raison notamment ses prétentions à connaître les êtres métaphysiques. Il a le mérite comme Deleuze nous le dit d’être : « Le premier philosophe qui ait compris la critique comme devant être totale et positive en tant que critique : totale parce que « rien ne doit y échapper » ; positive, affirmative, parce quelle ne restreint pas la puissance de connaître sans libérer d’autres puissances jusque là négligées. »17 En effet, les instincts et les passions peuvent s’exprimer librement comme le voudrait Nietzsche si la prétention de la raison est atténuée par une critique très rigoureuse. Kant est donc le premier philosophe qui s’attaque à la raison et sous ce registre, est semblable à Nietzsche. Mais nous savons que comparaison n’est pas raison et justement entre Kant et Nietzsche, ce qui les sépare est de loin plus immense que ce qui pourrait les réunir. En ce qui concerne la critique kantienne de la raison, Deleuze fait ce constat original : « On n’a jamais vu de critique totale plus conciliante, ni de critique plus respectueuse. »18 D’après Nietzsche, la critique telle qu’elle a été entreprise par Kant n’a aucune légitimité « N’était-ce pas un peu étrange d’exiger qu’un instrument critiquât sa propre justesse et sa propre compétence? »-s’interroge Nietzsche-« que l’intellect lui-même ‘reconnût’ sa valeur, sa force, ses limites? Et même n’était-ce pas un peu absurde? »19 Par ce procédé, Kant aurait entraîné des conséquences néfastes pour la théorie de la connaissance et surtout révélé son intention quant à la doctrine morale.
Au moyen de la critique, il aurait le dessein d’imposer des limites à la raison pour mieux instituer la moralité dans un monde transcendant. Donc on peut affirmer que Kant n’a pas mené la vraie critique de la raison. Il se contente de faire l’inventaire des valeurs en cours et délimite soigneusement les domaines d’influence des diverses valeurs. Malheureusement pour la vraie philosophie morale, Kant ne touche pas aux dogmes et Jules De Gaultier soutient à propos de l’inconséquence de la critique de Kant que : « Entraîné par l’analogie et considérant que toute représentation dans le monde phénoménal suppose quelque modèle, l’esprit affirme encore, et pouvoir le faire à juste titre, que l’existence des phénomènes suppose nécessairement l’existence de quelque réalité, cachée sous ces phénomènes et donnant prétexte à leur manifestation. C’est en cédant à cet instinct d’analogie que Kant a dressé, en regard des phénomènes, l’hypothèse des noumènes, des objets tels qu’ils sont en eux même. »20C’est pour cela que Nietzsche à vite fait de déceler une opposition flagrante entre le projet de la critique et les résultats de celle- ci.
Le projet de Kant était de renversé les conclusions dogmatiques du théisme, de montrer que la raison pure spéculative ne peut atteindre les êtres de la métaphysique (Dieu, l’âme, le Bien, le mal etc.), de nous avertir que les faux chemins tracés par la théologie vers ces dogmes n’y aboutissent pas. D’après Nietzsche, en cherchant à faire du « royaume moral » quelque chose d’irréfutable puisque incompréhensible, Kant a restauré le monde suprasensible. Et il fut sans aucun doute hypocrite, puisqu’il a eu recours aux plus divers stratagèmes afin de rendre la moralité invulnérable: la division de l’homme en facultés, le divorce de la théorie et de la pratique, la séparation du savoir et de la croyance.
Voilà pourquoi son système se caractérise comme une « philosophie des portes dérobées ». Par elles, rentrent la morale et la métaphysique, que la critique avait chassées du domaine de la connaissance. Contre ce système, pèse encore une circonstance aggravante: il a cherché à légitimer la croyance en Dieu, en l’âme, en la liberté, en l’immortalité et, par ce moyen-là, il a permis à la théologie de se cacher derrière la métaphysique. Mais, dans la perspective nietzschéenne, toutes les croyances et tous les dogmes sont déjà un problème psychologique, dans le sens où elles abritent des évaluations et doivent, en tant que telles, être évaluées.
Or, il faut soumettre la philosophie critique à l’examen généalogique. Est-ce qu’elle ne consiste que dans la « confession de son auteur? » Est-ce que Kant, comme tant d’autres, n’est que « l’avocat de ses préjugés? » N’a-t-il pas pris « les bons sentiments comme des arguments, » « la conviction comme critère de vérité? » Après avoir examiné les motifs qui présidèrent à la constitution de la philosophie critique et analysées les inclinations qui menèrent à l’élaboration de la doctrine morale, le verdict est prononcé par Nietzsche en ces termes: « L’instinct qui se trompe à coup sûr en tout, la contre-nature faite instinct, la décadence allemande faite philosophie: Voilà Kant! »21 Il n’est pas surprenant de voir la manière par laquelle Nietzsche envisage la pensée kantienne.
L’accusé et le juge embrassent des conceptions de la philosophie entièrement différentes, et adoptent, pour traiter du problème moral, des points de départ tout à fait distincts. Ayant recours à une expression de Nietzsche lui-même, on est ici en présence d' »antipodes. »Kant était croyant et malgré son esprit critique légendaire appliqué à la raison voulant connaître les choses en soi, il s’est refusé à croire que les réalités métaphysiques sont illusoires et mensongères. Mais plus encore. L’inconséquence de la critique de Kant fait dire encore à Gaultier que « l’œuvre de Kant dissimule des piéges apprêtés, ourdit une trahison des intérêts de la raison pure et ménage une restauration possible des fictions anciennes. »22
Ce qui dérange Nietzsche dans le criticisme de Kant, c’est le fait qu’elle voie la vérité des choses mais proclame autre chose comme vraie. Par exemple ; en ce qui touche à l’existence d’un être suprême cause première de tous les autres êtres, réunissant en lui toutes les perfections, absorbants toute réalité, Kant se limite à établir qu’il est impossible à la raison spéculative d’atteindre un pareil Etre et de prouver son existence.
Mais il se garde bien d’ajouter que l’hypothèse d’un pareil Etre, muni des attributs théologiques, contredit toutes les lois de la raison. Pour Nietzsche, c’est pourtant ce qu’il fallait dire de toute nécessité, du point de vue d’une science désintéressée de la raison pure. La critique n’est rien et ne dit rien tant qu’elle se contente de dire la vraie morale se moque de la morale. Selon Nietzsche, Kant dit autrement ce que Platon a déjà dit. C’est pour cela qu’Alfred Fouillée nous dit que : « Au fond, l’idéalisme de Kant n’est pas vraiment  opposé au platonisme ; son doute porte sur la possibilité et l’existence intrinsèque des noumènes que sur notre puissance à nous en former une notion adéquate (…) Or, comme l’a dit Schopenhauer, cette doctrine de Kant revient, en définitive, à celle de Platon. Tous deux enseignent que les choses ne sont point telles qu’elles nous paraissent dans l’espace et dans le temps ; qu’elles ont en elles même une existence absolue, intelligible, supérieure à nos conceptions humaines. »23
Alors Kant n’a fait que relever les idoles que Platon avait instaurées, c’est à dire le dogme philosophique qu’il venait d’abattre avec sa critique de la raison pure spéculative. L’opposition entre Nietzsche et Kant se manifeste aussi dans leur approche critique de la réalité morale. Dans ce domaine, l’objection capitale de Nietzsche à l’égard de Kant est que ce dernier critique le contenu dogmatique des croyances théologiques et métaphysiques sans toucher à l’idéal qui y correspond. Il faut dire avec Deleuze que Nietzsche n’a jamais caché que la philosophie du sens et des valeurs qu’il veut mettre en place dut être une critique. Nietzsche montre dans le Gai Savoir ce qui le différencie des autres en nous disant que : « Personne n’a donc examiné jusqu’à présent la valeur de ce médicament le plus célèbre de tous, qu’on appelle morale : il faudrait pour cela, avant tout autre chose, qu’elle fut mise en question. Eh bien ! C’est précisément là notre tache. »24 L’erreur de Kant c’est de ne pas poser le problème de la critique en terme de valeurs comme Nietzsche l’a fait. En effet ce dernier instaure une philosophie des valeurs qui est la vraie réalisation de la critique, la seule manière de réaliser la critique totale.
Une philosophie « à coup de marteau » n’est pas possible parce que son auteur est destructeur jusqu’au bout des constructions idéales qu’il hérite de ses prédécesseurs. La notion de (valeur des valeurs) implique un renversement critique. D’une part les valeurs apparaissent ou se donnent comme des principes : une évaluation suppose des valeurs à partir desquelles elle apprécie les phénomènes. D’autre part, ce sont les valeurs qui supposent des évaluations, des perspectives d’appréciations dont dérive leur valeur elle-même.
Le problème critique chez Nietzsche est : La valeur des valeurs, l’évaluation dont procède leur valeur, donc le problème de leur création. Kant fait tout autre chose que cela car pour Deleuze : « C’est une critique de juge de paix. Nous critiquons les prétendants, nous condamnons les empiétements de domaines, mais les domaines eux-mêmes nous paraissent sacrés. Il en est de même pour la conscience : une critique digne de ce nom ne doit pas porter sur la pseudo-connaissance de l’inconnaissable, mais d’abord sur la vraie connaissance de ce qui peut être connu. » 25Ce sont justement ces « domaines », c’est à dire les dogmes dont Deleuze parle que Kant refuse de toucher et que Nietzsche brise l’harmonie avec son marteau pour dévoiler leur contenu et heureusement pour la vie, il fait la découverte d’un vide qui laisse échapper un son creux symbole du néant des idoles que Kant voudrait bien épargner. C’est pourquoi dans ce domaine de la critique- aussi bien que dans d’autres- Nietzsche pense avoir trouver le seul principe possible d’une critique totale dans ce qu’il appelle son perspectivisme. C’est justement pour cela que la philosophie de Nietzsche se donne comme généalogie qui pour Deleuze veut dire : « valeur de l’origine et origine des valeurs. Généalogie s’oppose au caractère absolu des valeurs comme à leur caractère relatif ou utilitaire. » 26Chez Nietzsche, elle remonte aux sources pour voir d’où provient la valeur ; Qu’elle est la force, la volonté de puissance qui pose les valeurs. Au principe d’universalité de Kant, Nietzsche enseigne le sentiment de différence ou de distance.
Chez Nietzsche le philosophe a une nouvelle tache qui engendre un nouveau rapport entre la pensée et la raison. Nietzsche nous dit que le vrai n’est pas l’élément de la pensée mais plutôt le sens et la valeur. Les catégories de la pensée ne sont point le vrai et le faux mais le noble et le vil, d’après la nature des forces qui appliquent la pensée sur les choses. Du vrai comme du faux nous avons toujours la part que nous méritons : il y a des vérités de la bassesse, des vérités qui sont celles de l’esclave concluant ainsi à la mort de tout dogmatisme.
Ainsi donc il faut rompre avec le kantisme car d’après la critique nietzschéenne son auteur n’est pas un « véritable philosophe. » Il n’a pas osé assumer toutes les conséquences de son entreprise critique. Nietzsche a provoqué une révolution dans les consciences. En définitive, Nietzsche pense que Kant ne fut qu’un cerveau scientifique, ordonné avec perfection, se levant et se couchant à la même heure, évoluant dans l’abstrait, loin du réel. Raffermissant sa croyance religieuse lorsqu’il découvre après son criticisme sa fausseté et son impossibilité. Il ne possédait aucune des qualités requises comme la probité et le courage pour affirmer et propager les conclusions logiques de sa philosophie critique. Pour cela il est tout le contraire de Nietzsche.
De même la philosophie de Hegel sera remise en cause par Nietzsche car elle partage le même champ idéal et dogmatique de la métaphysique -, où la vie est déprécie au profit de vérités dogmatiques, d’êtres illusoires et imaginaires, – avec la philosophie platonicienne, cartésienne et kantienne que notre auteur tente de rendre muettes à travers sa critique sans retenue.
Il faut préciser dés maintenant que Nietzsche en critiquant l’hégélianisme a pour intention de détruire toute la philosophie allemande qui est dans sa globalité est un idéalisme métaphysique. Depuis Hegel, les métaphysiciens allemands sont obsédés du dessein grandiose, mais fabuleux, de ramener toute la variété de l’univers à un unique principe générateur. Ce principe, ils s’évertuent à l’atteindre par une dialectique souvent fort obscure, où l’imagination supplée la raison. C’est pour l’un le Moi, pour d’autres l’Absolu, l’Inconscient, la Volonté. Nietzsche ne reconnaît là que de simples abstractions logiques ou psychologiques divinisées.
Hegel est un philosophe dogmatique à partir du moment ou il a mis en pratique l’idée assez prétentieuse mais récurrente dans le programme de tout philosophe consistant à vouloir que son système se révèle être la clôture de la spéculation philosophique. Il est à la recherche d’un état de stabilité du mouvement qui mène le monde. En faisant de l’Esprit Absolu le postulat à quoi toute explication du monde se ramène, il fait des passions et des instincts (notions primordiales chez Nietzsche) des objets qui lui permettront de réaliser son dessein. Cette conception du monde qui prend les évènements et les phénomènes comme un auto déploiement de l’Esprit absolu sera combattu par Nietzsche qui rejette le «souci de vérité», porté à son apogée par la phénoménologie de l’esprit.
Il inaugure l’ère des «penseurs» qui conçoivent le travail de la pensée comme production de l’illusion, La Phénoménologie de l’esprit analyse la succession des figures du savoir naissant jusqu’au moment où la conscience ne peut plus continuer, c’est-à-dire aller au-delà d’elle-même, puisque le concept correspond à l’objet et l’objet au concept. L’auto examen de la conscience, au cours duquel celle-ci doit suivre sa propre norme, se fonde dans le problème touchant à la correspondance entre l’en-soi de l’objet et la manière dont cet en-soi est pour la conscience. Le chemin de la Conscience vers le concept de la science passe par la conscience de soi, la raison, l’esprit et la religion. Son moteur est la dialectique dont le noyau est la négation de chaque objet et de chaque état de conscience. Pour Deleuze : « Hegel voulut ridiculiser le pluralisme en l’identifiant à une conscience naïve qui se contenterait de dire : « Ceci, cela, ici, maintenant »- comme un enfant bégayant ses plus humbles besoins. »27 Le concept de la « conscience naïve » chez Hegel est justement pour Nietzsche la réalité véritable du monde qui n’est qu’éclatement de perspectives. C’est le conflit des interprétations de chaque phénomène qui pousse la conscience à ne pas rester figé sur un seul phénomène donné.
Pour Nietzsche la dialectique hégélienne est devenue dogmatique à partir moment ou elle ignore l’importance de l’interprétation dans la quête de la vérité. Avec son procédé dialectique que Nietzsche récuse Hegel résout toutes les tensions inhérentes à la vie et passe ainsi à coté de ce que Deleuze appelle «les mécanismes différentiels. »Ces derniers sont les instincts et les pulsions qui rendent possible le renouvellement permanent des perspectives interprétantes. Le corps est le lieu où se trouvent concentrés une multitude d’instincts et non comme le croient les idéalistes l’esclave docile du Moi. Il y a en permanence des conflits entre les instincts et Hegel voudrait grâce à sa dialectique résoudre ces conflits qui se passent dans le monde afin d’installer une paix impossible dans la vie. Il ignore le fait que la vie n’est possible que parce que le conflit entre différents instincts existe pour la supporter et lui donner de la vigueur.
La théorie des forces qui se trouve dans la philosophie de Nietzsche est une manière d’expliquer la nécessité du conflit entre les différentes perspectives qui expriment la volonté de puissance des instincts. A propos de la dialectique, Nietzsche nous dit encore que : « Hegel a très bien vu que le malheur de la philosophie critique est son dualisme, la division entre ce monde ci et l’autre monde, et il a cherché à supprimer cette division en déclarant l’unité absolue du monde et de la raison, l’identification du réel et du rationnel. »28
Si pour Hegel, la réalité étatique est le catalyseur de cette situation de conflit c’est pour s’octroyer le droit de déterminer et de dominer les forces individuelles qui la composent. Donc la notion d’Etat même en tant qu’abstraction est la concrétisation d’un instinct qui aspire à la domination des autres.
Tout instinct dominant se mue inévitablement en dogme et pour le cas de la dialectique hégélienne, Deleuze a peut être raison quand il affirme que: « celle ci méconnaît le sens, parce qu’elle ignore l’élément réel dont dérivent les forces, leurs qualités et leurs rapports ; et méconnaît le changement et la transformation, parce qu’elle se contente d’opérer des permutations entre termes abstraits et irréels. »29 Si avec Nietzsche nous quittons ces dogmes abstraits et irréels, à cause de leurs aspects imaginatifs et illusoires, nous entrons dans la structure basique de l’homme dominée par ce qu’il y observe et nomme « la Volonté de puissance. » En elle, il voit la cause première de tout ce que l’industrie humaine a ajouté à la nature.
II entend qu’à l’origine de tout ce qui s’est établi de durable, d’ordonné, de proprement humain dans l’humanité, il y a, non pas suggestion de l’instinct, non pas même commandement de la nécessité, mais fait de violence, de domination, de conquête, quelque chose d’imposé et de subi. Toute règle — intellectuelle, esthétique, morale ou politique, — signifie des instincts et impulsions rebelles mis sous le joug. Tout « droit »et toute historicité n’est pas le déroulement de l’Esprit du monde mais un legs de la force.
Victorieuse, elle a pu organiser ce qu’elle avait soumis, faire du résultat de la guerre la loi de la paix. La Volonté de puissance est la conseillère profonde des peuples et des races. C’est elle qui les met sur la voie des vertus par lesquelles ils seront forts, deviendront grands, uniques. C’est elle qui les rend appliqués, persévérants, rusés, intraitables dans la défense et l’entretien de ces vertus. C’est elle qui leur suggère les expédients qui les sauvent de périr aux tournants dangereux de leur destinée. Parfois la cruauté, les exterminations rapides et complètes de l’ennemi extérieur ou intérieur, parfois aussi la patience, l’endurance, la longanimité. Elle fête ses extrêmes triomphes dans les belles civilisations, les plus doux et les plus achevés dans de gracieuses et nobles mœurs.

Le dogmatisme religieux et moral

La critique de la morale du troupeau

Le caractère dogmatique de la morale se trouve dans sa démarche restrictive car partout où nous rencontrons la morale, elle se tient comme un diktat. Dans le domaine intellectuel, sa conduite rejoint exactement celle de la monarchie absolue dans le domaine de la politique : dans l’un comme dans l’autre cas, on est en présence d’un refus catégorique de partage avec l’autre, de tolérance de l’autre et de reconnaissance des aptitudes de l’autre. Les systèmes moraux constituent de véritable logique de privation et d’exclusion avec comme finalité une affirmation exclusive et une suprématie sans partage. C’est tout le sens de la critique de la morale que Nietzsche expose en soulignant que: « la morale est aujourd’hui en Europe une morale de troupeau. Elle n’est donc a notre avis, q’une morale humaine qui laisse ou devrait laisser possible a cote d’elle une infinité d’autres morales, et de morale très supérieure. Mais cette morale se défend de toutes ses forces contre un tel « devoir être. » Elle est là : opiniâtre, inexorable, qui répète : « c’est moi la morale, il n’y a pas de morale en dehors de moi » …elle se prend comme si c’était la morale en soi, la cime de l’humanité ; le sommet enfin atteint, l’unique espérance de l’humanité »30 L’aversion de Nietzsche à l’égard des systèmes moraux n’est pas exclusivement due au simple fait qu’ils énoncent des jugements faux. La raison est à chercher aussi dans l’esprit et la démarche qui sous-tendent ces systèmes.
En effet, toute morale ignore le perspectivisme dans la morale. Elle se pose comme absolue et refuse toute diversité. Elle s’institue en système clos et dogmatique, refusant ainsi la possibilité d’une voie ouverte pour d’autres morales. La morale systématiquement bloque la pluralité des perspectives dans le domaine de la morale. Elle empêche l’éclosion et l’épanouissement du pluralisme moral. Pour assurer sa réussite, elle brise toute tentative de révision ou de rénovation. Sa prétention à l’absoluité lui retire toute énergie dans le sens de la rectification et de l’amélioration progressive. C’est pourquoi Nietzsche dénonce ce statisme abêtissant de la morale ; « [la morale] s’oppose à ce que l’on fasse de nouvelles expériences et corrige les mœurs, c’est à dire que la morale s’oppose à la naissance de nouvelles et de meilleures : elle abêtit »31
La morale traditionnelle usurpe le statut d’instance suprême devant déterminer le but de l’homme. Elle s’en est alors forgé un concept. Toutefois, son projet est faussé dés le départ, parce que, de même que ses moyens, le but non plus n’est que pur mirage et, par conséquent, n’est jamais atteint. En clair, la morale s’intéresse à l’homme –concept général et abstrait – aux dépens de l’individu qui, seul, existe réellement. Elle nourrit une haine viscérale a l’égard de tout ce qui est individuel. Pire encore, la morale ne cesse de dépouiller l’individuel de l’individu pour pouvoir réaliser l’individu général – l’homme – qui est le membre par excellence du troupeau.
Pour réaliser le troupeau, la morale ne s’y trompe pas : elle freine et empêche l’initiative individuelle. Elle enrégimente les individus dans une vision qu’elle veut unique, absolue et universelle. Toute différence de vue, si minime soit-elle, est synonyme de désertion et expose son auteur aux pires punitions. Toute tentative solitaire ou parallèle est passible des plus atroces châtiments.
La morale traditionnelle est par excellence un système complexe et dense d’obstructions des perspectives naissantes. La morale pèse de tout son poids pour faire avorter les initiatives individuelles dont Nietzsche fait dépendre le devenir de la vraie moralité. « Chaque individu, dit Nietzsche, ne devrait-il pas être au contraire une tentative pour parvenir à une espèce supérieure à l’homme, à l’aide de ses dons les plus individuels ? »32

Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE : LA CRITIQUE DU DOGMATISME
Introduction de la première partie
CHAPITRE 1 : Les Mensonges de la Philosophie
1.1/ : La Critique de la pensée socratique et cartésienne
1.2/ : La Critique de la pensée kantienne et hégélienne
CHAPITRE 2: Le dogmatisme religieux et moral
2.1/ : La critique de la morale du troupeau
2.2/ : La critique de la religion
Conclusion de la Première Partie
DEUXIEME PARTIE : INTERPRETATION ET VERITE
Introduction de la deuxième partie
CHAPITRE 1: L’Importance du Corps
1.1/ : La nouvelle interprétation du phénomène
1.2/ : L’Infinité des Interprétations des phénomènes
CHAPITRE 2: Le perspectivisme
2.1 / : La relation Corps- Raison
2.2 / : La contradiction des perspectives
Conclusion de la Deuxième Partie
TROISIEME PARTIE : L’ETAT D’ESPRIT DU NOUVEAU PHILOSOPHE
Introduction de la Troisième Partie
CHAPITRE 1 : La Transmutation des valeurs
1.1/ : La Fidélité à la Terre
1.2/ : La métaphore de l’Enfant Créateur
CHAPITRE 2 : Le Héros Tragique
2.1/ : A la recherche du Minotaure
2.2/ : Le nouvel OEdipe
Conclusion de la Troisième Partie
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE

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