La divergence des idées : de l’obstacle à la composition de l’histoire

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Un héroïsme déraciné du récit

La vision cicéronienne de l’histoire dissocie l’épopée de l’histoire, confrontant la vérité objective à la fabrication fictive, qui vise la delectatio du lecteur384. Néanmoins, les historiens romains en insèrent dans leur narration, le plus grand représentant de ce procédé n’étant autre que Tite-Live. En effet, son écriture adopte un ton semi-légendaire, notamment pour les périodes les plus lointaines385 . De même que les origines romaines, retraçant le mythe de Romulus et Rémus, qui échappent aux eaux du Tibre avant d’entamer leurs premières actions de gloire à la poursuite des brigands386, la bataille de Métaure, révélant l’ingéniosité presque homérique de Claudius qui encercle de tous côtés l’ennemi, ennemi s’offrant bouche ouverte au vainqueur387, exprime tout son héroïsme. Tacite pratique de même, prenant pour modèle Virgile et Lucain comme le laisse entendre Jean-Louis Laugier 388. La vaillance d’Agrippine, qui étouffe une sédition suite à l’attaque d’Arminius389, cohabite avec la vision grandiose de l’Océan en furie, secoué par l’ouragan, désordre total engloutissant indistinctement soldats et bêtes, duquel parvient à s’extraire Vitellius, dans l’attente du jour, en compagnie de quelques survivants390. En conséquence, le registre épique se mêle à la narration historique puisqu’elle raconte les exploits d’hommes illustres, exploits dont l’éclat se teinte parfois de merveille.
Dès lors, il fusionne avec l’épidictique et la fable de l’historiographie officielle. Les Histoires de France s’inscrivent davantage dans l’exaltation collective du passé, remontent aux fondements de la nation pour ensuite se livrer à sa construction, événement par événement. Le principe du découpage dynastique en trois races, qui évoque d’ailleurs le mythe hésiodique des
Jean-Marie André et Alain Hus, op. cit., p. 20.
âges de l’humanité, approfondit le lien que tisse l’histoire avec la légende, stabilisant la sacralité du récit391. Henri IV paraît en véritable personnage d’épopée, Hardouin de Péréfixe résumant ainsi les deux parties précédentes de sa vie : « nous avons suivi la fortune de notre héros par des chemins extrêmement difficiles et raboteux au travers des rochers et des précipices, durant des temps fort fâcheux et plein d’orages et de tempêtes 392 ». Comme « notre Henri », la première personne du pluriel consolidant le sentiment d’appartenance, et de sa « merveilleuse prudence393 », Charles VIII calme la France intérieure de manière « auſſi extraordinaire que le dehors394 », assurant le caractère hors norme de l’épisode.
L’éclat prestigieux du récit de bataille se déploie, passant s’illustrant par des exploits individuels, séparés de la masse informe des troupes en confrontation. Julien Peleus se plaît à employer la comparaison mythologique afin d’héroïser l’accomplissement personnel du Roi de Navarre où « [il] alla le premier aux coups comme Theſee, qui ſans attendre le ſort s’offroit de combattre le Minotaure 395 », ou encore de « ce Prince [qui] s’offroit toujours comme en sacrifice à Mars, & moins accompagné d’armes que de courage, faiſait peur aux dangers et menaçait arrogamment la mort396 ». Privées de leur ornement antiquisant, les prouesses de Selim II, empereur des Turcs, pour réduire « tout ſon Royaume ſous sa puissance » à travers une gradation397, ou encore celles de François Ier, survivant à la mêlée malgré les « coups de piques & de halebardes dans ſes armes, dont la bonne trempe luy sauva la vie398 », nous offrent toujours une vision homérique du récit historique. Enfin, le topos de la tempête, si cher à l’épopée, s’établit au cœur des histoires, la vie de Louis XI se résumant à un navire secoué par la fureur maritime, incapable de revenir au port399.
L’héroïsme déserte la narration de l’histoire métallique pour mieux investir l’image et ce essentiellement par le biais de médailles mixtes où le monarque, en tenue antique d’imperator, s’avance au milieu d’un paysage extraordinaire, surplombant par exemple le Rhin personnifié pendant qu’une Victoire ailée en 1672 le couronne400. Les médailles métaphoriques, qui associent le souverain aux figures héroïques tels Mars ou Hercule, fonctionnent d’une manière similaire aux comparaisons mythologiques des histoires royales. Ce mélange entre le
Orest Ranum, « Historiographes, historiographie et monarchie en France au XVIIe siècle », op. cit.,  réel et la fable confirme la tonalité épique des images, la merveille à l’intérieur du réel. La dizaine de figures équestres témoignent de la puissance monarchique, notamment au « Retour du Roy à Paris » où, juché sur sa monture, il reçoit l’accueil de l’allégorie urbaine, agenouillée à ses pieds401. Certains types simples concourent également à sublimer les actions éclatantes du règne, représentant Louis XIV au milieu d’une tranchée ouverte, à la fois capitaine et soldat, DUX ET MILES402, ou encore le soldat anonyme du « Combat de Leuze » qui brandit son épée en signe de victoire, son destrier piétinant les restes de l’armée adverse403.
La narration n’aspire pas pour autant à un langage épique de grandeurs guerrières et de tempêtes, les exploits particuliers s’effaçant au profit de l’armée française bien que certains y ressurgissent furtivement, vidés de leur éclat à l’exception de l’intervention du souverain, exposé aux tirs ennemis qui fusent dans sa direction, l’effleurant sans le toucher404. Les ducs de Modène et de Mercœur voient leur « audace » réduite à une simple phrase qui ne se dégage pas significativement du reste de la narration, parfaitement intégrée au déroulement de la prise de Valence comme si finalement elle relevait de l’ordinaire405. « La Vie Triomphante de Louis le Juste » nous conforte dans cette singularité de l’histoire métallique à effacer les actes de bravoure, qui paraissent trop grandiloquents. René Bary intitule même certains de ses épisodes
exploits d’armes ». Ainsi, c’est le duc de Montmorency qui en véritable acteur « taille en
pieces » l’adversaire, met en déroute le duc de Rohan et cumule les prises grâce à sa « prévoyance406 » mais aussi les maréchaux de Brezé et de Chastillon qui signent une victoire française, l’un attaquant avec une « audace nonpareille » les fantassins lorrains au moment où l’autre jette l’épouvante chez les troupes ennemies407.
Enfin, épopée rime avec poésie, poésie qui se greffe au cœur des histoires antiques, Tacite narrant les Guerres de Germanicus (Annales, I, 65) dans un style nerveux et asymétrique qui lui confère une force aussi singulière que poétique408. Il est à noter qu’à l’origine l’écriture de l’histoire se faisait en vers, Homère et Ennius étant considérés à leur époque comme des historiens, de même que Nævius dont le poème Bellum Punicum porte sur la première guerre punique 409 . De nombreux historiographes royaux pratiquent le lyrisme, Pierre Matthieu confondant la cruauté de l’hiver 1468 avec « la tiſane du Duc [qui] ſe gela en des flacons d’argent410 » et Paul Pellisson-Fontanier décrivant un Louis XIV amoureux, « déguisant sous de beaux noms, une passion sans saison411 ». D’autres insèrent des fragments poétiques dans la narration, des morceaux de poèmes de Desportes et du Perron à la fin des Vrais portraits des rois de France412 ou la poésie mythologique de Guillaume de Salluste Du-Bartas chez Julien Peleus. Les ouvrages de numismatique introduisent aussi des citations lyriques dans leur description métallique, Jean Tristan glissant des passages de Virgile ou de Stace pour Jules César413 tandis que Jean-Foi Vaillant cite des vers d’Ovide pour Corinthus414.
L’histoire métallique chasse la poésie de son écriture narrative pour la concentrer dans le métal. François Ploton-Nicollet415 reconnaît en certaines inscriptions la plume de grands poètes latins, la légende VIBRATA IN SUPERBOS FULMINA, « foudres lancez ſur les ſuperbes 416 », étant une adaptation d’un vers des Métamorphoses : unde movet tonitrus vibrataque fulmina iactat, « [le père tout-puissant] fait gronder le tonnerre et lance des éclairs417 ». Les procès-verbaux confirment cet investissement poétique des revers comme à la « Défaite de la flotte hollandaise prés de Texel » en 1696 pour laquelle Despréaux propose Batavis verus dolor (le véritable tourment de la Batavie) en s’appuyant sur un passage satirique de Juvénal418 : ploratur lachrymis amissa pecunia veris, « L’argent disparu fait verser des larmes sincères419 ». Notre recueil s’éloigne donc du lyrisme convenu de l’historiographie traditionnelle, poussé à l’extrême dans « Louis le Juste combattant », intégralement rédigé en alexandrins, transformant l’aventure historique en envolées épiques, envolées toujours redoublées par les gravures à l’antique :
On met leurs voiles bas, & l’on couppe leurs Cables ;
La Mer retient ſon flux, ils meurent ſur les ſables ;
Et tous les iours d’un bruit qu’on ne peut exprimer,
Ces trois Langues de terre en parlent à la Mer420.

Table des matières

Introduction
Partie I : Une histoire entre tradition et modernité
I. Une histoire soumise à l’héritage humaniste
1) Une structure et un style issus de l’historiographie antique
a. Un récit diachronique des hauts faits
b. L’éloquence et les Belles-Lettres au service d’une souveraineté
c. Le rôle universel de la Préface
2) Les lieux communs de la matière historique
a. Des thèmes récurrents
b. L’utilité politique et morale de l’histoire
c. La vérité vraisemblable
3) Une histoire iconographique, profane et collective
a. Une narration illustrée
b. Une sécularisation de l’histoire
c. Une oeuvre collective
II. Des codes historiographiques exacerbés : vers l’expression d’un nationalisme ?
1) Des clichés amplifiés par la numismatique
a. La référence antique en médaille
b. Une preuve d’histoire à la vraisemblance
c. Une sécularisation renforcée
2) L’accentuation iconographique d’une épopée théâtralisée
a. Un héroïsme déraciné du récit
b. La scène métallique
c. De la description au tableau historique
3) Un nouvel âge d’or national
a. Nec pluribus impar : l’héliocentrisme royal
b. L’impératif d’ordre
c. Suprématie de la langue française
III. Un détachement de la tradition historique : crise de l’humanisme ?
1) Un héritage humaniste atténué
a. De la réduction des codes historiographiques
b. … À leur suppression de l’histoire métallique
2) Des traces d’érudition dans l’histoire littéraire
a. Un contexte érudit
b. Une méthode savante
3) Une histoire nouvelle ?
a. L’aboutissement d’un projet moderne
b. Une histoire en morceaux
c. Un destinataire par-delà les frontières ?
Partie II : Une histoire collective : de l’auteur individuel au monarque absolu.
I. L’individu aux sources de l’histoire métallique.
1) Une pluralité dissonante
a. Des origines divergentes
b. Vers une hiérarchisation des rôles..
2) Un engagement inégal
a. Les académiciens fantômes
b. La disparité des contributions
c. Le cas Tallemant
3) Les marques auctoriales
a. Des sujets connexes…
b. À la singularité du style ?
II. La divergence des idées : de l’obstacle à la composition de l’histoire
1) L’ombre de la Querelle des Anciens et des Modernes
a. Des inimitiés idéologiques entre les membres
b. Les traces conceptuelles du conflit
c. Un évincement progressif des Modernes
2) Une histoire de compromis
a. La fertilité des débats ?
b. Des frontières brouillées
c. La naissance d’une histoire hybride
III. La disparition de l’institution derrière l’histoire du roi
1) L’effacement de l’auteur au profit de l’Académie
a. Des viviers communs
b. Le bannissement du « je »
c. L’autorité impersonnelle des procès-verbaux
d. Des signatures effacées des éditions
2) L’histoire univoque du Roi-Soleil
a. Une esthétique d’uniformité
b. « L’histoire, c’est moi »
Partie III : Une histoire en métamorphose
I. Réformes et principes de création comme moteurs de transformations durables
1) Les tournants de l’histoire métallique
a. Des débuts au manuscrit de Londres
b. Du Registre Journal à la première publication
c. Le recueil de 1723
2) Des préceptes en pratique
a. « L’antique fut notre principale règle »
b. La grandeur monarchique
c. Rigueur et clarté
d. L’exigence du beau
II. Une prolifération des codes : des transformations protéiformes aux modifications ponctuelles
1) Du métal au papier
a. Des déploiements métalliques…
b. … À l’investissement des notices
2) Les périodes de mues
a. Règles et métamorphoses métalliques
b. Règles et métamorphoses textuelles
c. Une cohésion encouragée par l’impression
III. Une histoire en adaptation permanente
1) Un assouplissement des directives
a. La cohabitation des paradoxes
b. En vue d’un équilibre
2) Une oeuvre dans son temps
a. Les aléas du métal
b. Une modernisation du récit ?
c. L’automne d’un règne
Conclusion
ANNEXES
Table des illustrations
Bibliographie

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