La Main Visible des algorithmes

La Main Visible des algorithmes

Uber et l’émergence du concept de management algorithmique

Les chauffeurs de VTC sont-ils des entrepreneurs ou des salariés de Uber ? C’est à partir de 2015 et des premières querelles concernant le statut juridique des chauffeurs (e.g. O’Connor vs Uber en Californie) que le concept de management algorithmique s’est développé. Dans cette partie, nous verrons que la question de la liberté dans l’activité s’est en effet retrouvée au cœur des interrogations des chercheurs ; d’abord en Sciences Juridiques, puis en Sociologie. Les Sciences Juridiques (1.1) ont conclu que, dans le cas de Uber, le management algorithmique révélait une coordination centralisée du travail et non pas une coordination par le marché. Puis, la Sociologie (1.2) est entrée dans la boîte noire du management La Main Visible des algorithmes 52 algorithmique de Uber afin de déceler les artefacts et les mécanismes de normalisation des comportements des chauffeurs. Avec ces recherches, le cas Uber s’est imposé comme le contre-exemple emblématique de travail via plateforme où ne se retrouve ni liberté, ni sécurité économique. 

Sciences juridiques

Les algorithmes au service de l’employeur Uber

A travers le cas de Uber, les chercheurs en sciences juridiques ont mis en évidence un contreexemple de travail via plateforme qui se caractérise davantage par une coordination centralisée que par un recours aux mécanismes du marché. Selon Tomassetti (2016), les algorithmes ne permettent pas seulement de réduire les coûts de transaction liés à la recherche de main d’œuvre : ils participent également à la réduction des coûts de coordination. Diriger et superviser est en effet moins coûteux lorsque cela se réalise à distance par l’intermédiaire d’algorithmes, en l’absence de managers de proximité. Selon Tomassetti (2016), Uber exploite l’entière potentialité des algorithmes pour opérer une coordination centralisée du travail à bas coûts. La plateforme ne remet pas en cause les théories de la firme (Coase, 1937/1995) car on ne retrouve chez Uber ni compétition décentralisée, ni échange volontaire, ni prix libres :  Absence de compétition décentralisée : les chauffeurs ne sont pas en rivalité les uns par rapport aux autres car la plateforme Uber contrôle les flux d’information et attribue automatique les demandes des clients. De ce fait, les clients ne peuvent pas choisir entre plusieurs chauffeurs, ni négocier les tarifications. Au lieu d’une compétition pour obtenir plus de clients, les travailleurs se font concurrence pour obtenir des évaluations leur permettant de rester sur la plateforme (Tomassetti, 2016).  Prix non libres : travailleurs et clients ne peuvent pas négocier les tarifications car la plateforme Uber met en place un algorithme déterminant de manière automatique le prix selon les distances parcourues et le niveau de demande.  Echange volontaire contesté : la plateforme Uber contrôle les flux d’information et ne rend visible que des informations partielles afin d’influencer le comportement des travailleurs. Par exemple, les chauffeurs ne connaissent pas la destination des clients avant d’avoir accepté leur demande : cela les incite à accepter un maximum de demandes. La plateforme Uber met également en place un certain nombre de règles 53 sous formes de suggestions (e.g. comment s’habiller, comment se comporter avec le client, etc.) qui deviennent pour les clients des normes de comportements et sont donc respectées par les travailleurs par crainte de ne pas obtenir une évaluation 5 étoiles. De ce point de vue, les algorithmes ne sont pas des technologies neutres mais permettent de coordonner le travail en accord avec la stratégie de l’entreprise. Le travail, réalisé individuellement, prend sens dans sa nature collective. Uber propose un service logistique efficient : il y a suffisamment de travailleurs à toute heure de la journée et dans toute zone géographique pour combler la demande. La prestation proposée est de haute qualité : le chauffeur Uber conduit typiquement une berline noire 5 portes, est poli et bien habillé, met à disposition une bouteille d’eau ou des bondons, adapte sa conversation voire l’ambiance musicale en fonction du profil du client, etc. Pour ce faire, les algorithmes secondent la stratégie d’entreprise. Néanmoins, le client a peu conscience de cette coordination collective du travail car les chauffeurs ne sont pas attachés à un même lieu de travail, et il existe des confusions entre les services de VTC et de taxi. Les chercheurs en sciences juridiques définissent alors les algorithmes comme des technologies permettant à Uber d’exercer une fonction de « gestion du marché interne » (Prassl & Risak, 2015). C’est-à-dire, d’exécuter les cinq fonctions types attachées à l’employeur selon le droit du travail : 1. Débuter et clore la relation du travail : l’entreprise Uber a le pouvoir de sélectionner les travailleurs en fonction du respect des critères en termes d’équipement automobile. Uber met également fin à l’accès des chauffeurs à la plateforme dans le cas où ceux-ci présenteraient des notations moyennes inférieures au seuil de 4,6/5 étoiles. 2. Récolter les fruits du travail : la plateforme Uber est conçue pour éviter toute interaction financière directe entre les clients et les travailleurs, jusqu’à l’interdiction de donner des pourboires. La plateforme prélève automatiquement le paiement du client, prend une commission et s’occupe de la gestion des facturations. 3. Fournir un travail et une rémunération à l’employé : la plateforme Uber attribue automatiquement les missions de travail et une tarification non négociable. 4. Gérer le marché intérieur de l’entreprise : à partir des algorithmes de géolocalisation, de réputation et de prédiction, la plateforme Uber coordonne les facteurs de production. 5. Gérer le marché extérieur de l’entreprise : la plateforme Uber adapte le travail en fonction du profit potentiel, par exemple en proposant des zones de majoration 54 tarifaire pour inciter les travailleurs à se déplacer dans les endroits où la demande des clients est plus forte. En conclusion, ces travaux issus des sciences juridiques réfutent la présentation de la plateforme Uber comme simple intermédiaire de marché ou comme service technologique neutre. Les avancées récentes du droit, comme la loi AB5 en Californie (2019), semblent entériner cette description de la plateforme Uber comme employeur étant donné son management algorithmique. 

Sociologie : Entrer dans la boîte noire du management algorithmique de Uber

La sociologie s’est intéressée à ouvrir la boîte noire qu’est la plateforme numérique Uber (Lee et al., 2015 ; Glöss et al., 2016 ; Rosenblat & Stark, 2016 ; Rosenblat, 2018) afin de décoder avec une plus grande précision les mécanismes et les artefacts permettant de normaliser le comportement des chauffeurs. L’article de Rosenblat & Stark (2016), cité 333 fois en février 2020 selon Google Scholar, fait référence car il marque l’apparition du terme de management algorithmique (« algorithmic management »). A la suite de cet article, Duggan et al. (2019, p.6) propose une définition du management algorithmique comme « système de contrôle dans lequel des algorithmes se voient confier la responsabilité de prendre et/ou d’exécuter des décisions affectant le travail, limitant la participation humaine dans la surveillance des processus de travail ». Lee et al. (2015) et Rosenblat & Stark (2016) mettent en évidence et affinent la description de trois principaux algorithmes :  Algorithme d’affectation des courses “à l’aveugle” : comme déjà mis en avant par Tomassetti (2016), le chauffeur dispose de 15 secondes pour accepter une course, sans savoir la destination du client ni la tarification. Le chauffeur ne peut pas filtrer les demandes selon ses préférences personnelles.  Algorithme de majoration temporaire dans les zones géographiques à forte demande : lorsque la demande dépasse l’offre, les algorithmes de tarification dynamique augmentent les tarifications afin d’inciter les chauffeurs à s’y rendre. Cet algorithme se couple à deux autres artefacts : une “carte de chaleur” sur laquelle est indiquée les 55 zones de majoration, et des notifications qui préviennent de l’apparition prochaine d’une nouvelle zone de majoration. Rosenblat & Stark (2016) remarquent que cet algorithme est opaque et peu fiable : la tarification des courses est parfois en-deçà de ce qui était prévu, et l’algorithme ne prévoit pas combien de temps la zone de majoration va durer ni la raison de cette hausse de demande.  Algorithme d’évaluation : les clients et les chauffeurs s’évaluent mutuellement à partir d’une échelle de 5 étoiles. La plateforme Uber calcule également le taux d’acception de commandes de chaque commande. Les chauffeurs dont la note moyenne des clients et le taux d’acceptation est faible sont soumis à sanction, avec une désactivation temporaire voire définitive de l’application. Par rapport aux premières descriptions faites par les chercheurs en sciences juridiques, Rosenblat & Stark (2016) mettent également en exergue la présence de nudges (littéralement, « coups de pouce ») tels que des quêtes à compléter. Un nudge est « un aspect de l’architecture du choix qui modifie le comportement des gens de manière prévisible dans leur interdire aucune option ou modifier de manière significative leurs motivations économiques. Pour ressembler à un simple ‘coup de pouce’, l’intervention doit être simple et facile à esquiver » (Thaler & Sunstein, 2008, p.25). Sur Uber, un chauffeur peut toucher un bonus financier s’il respecte certaines conditions de travail. Toutefois, il n’y a aucune obligation à accepter cette “quête”. Par exemple, une quête peut consister à demander sur une courte période (par exemple, 5 jours) d’accepter 90% des demandes, d’effectuer une mission par heure, d’être en ligne pendant au moins 50 minutes chaque heure et de maintenir une note élevée spécifiée. Un algorithme mesure les traces d’activité pour vérifier que ces conditions ont bien été respectées pendant ce laps de temps, et le versement du bonus se fait ensuite automatiquement. Ce type de nudge constitue un élément phare du management algorithmique de Uber car il garantit l’assiduité et le sérieux des chauffeurs, garants de la qualité du service proposé par la plateforme. Enfin, dans son ouvrage Uberland, Rosenblat (2018) décrit également les algorithmes de surveillance en temps réel mobilisés par la plateforme Uber. Par exemple, Uber enregistre les données big data comme celles issues de l’accéléromètre du smartphone. Cela permet à Uber d’inciter les chauffeurs à adopter un style de conduire souple en faisant apparaître des notifications, pendant la course, telles que « Freinage sec détecté ! ». Selon Rosenblat (2018), les mégadonnées (big data) des clients seraient également analysés par la plateforme. 56 2. Les algorithmes comme substitut de pratiques de Gestion des Ressources Humaines Dans cette partie, nous traiterons des conceptualisations récentes du management algorithmique en Sciences de Gestion. La littérature, encore quelque peu centrée sur le cas emblématique de Uber, identifie des mécanismes algorithmiques généraux qui permettent de piloter le travail à distance. Nous commencerons (2.1) par montrer comment des algorithmes de contrôle remplacent des pratiques RH d’attribution des missions et de gestion de la performance. Puis (2.2), nous verrons que ce management algorithmique révèle un fantasme taylorien d’une organisation scientifique du travail.

Des algorithmes chargés d’attribuer les missions et de gérer la performance

Les travaux récents de Kellogg et al. (2019) font la synthèse de la littérature existante autour des enjeux liant algorithmes et travail. Leurs résultats, basés sur une revue de littérature interdisciplinaire de 1 100 articles (de journaux et de conférence), révèlent que le management algorithme est synonyme de contrôle algorithmique. Et, plus encore, d’un contrôle rationnel algorithmique du travail. Ce contrôle rationnel est basé sur six mécanismes algorithmiques (les “6 R” en anglais) : 1. Restriction : les algorithmes permettent d’afficher uniquement certaines informations de manière à restreindre le choix de comportements des travailleurs. C’est par exemple le cas de l’algorithme d’attribution des missions à l’aveugle utilisé, comme nous l’avons vu, par Uber. Ces algorithmes peuvent également restreindre les possibilités de communiquer avec d’autres travailleurs, ou procéder par un découpage du travail en micro-tâches à valider afin d’avoir accès à de plus amples informations. 2. Recommandation : les algorithmes suggèrent ou incitent les travailleurs à prendre certaines décisions plutôt que d’autres en cohérence avec la stratégie globale de la plateforme. C’est par exemple le cas de l’algorithme de majoration tarifaire de Uber, que nous avons également déjà présenté. Ces algorithmes de recommandation peuvent  pousser les individus à travailler de plus longues heures qu’ils n’avaient initialement prévu. 3. Enregistrement (« Recording ») : les algorithmes surveillent, quantifient, comparent et évaluent en temps réel le comportement d’un grand nombre de travailleurs. Ces algorithmes se basent sur plusieurs types de données de type big data. Par exemple, mis à part les notifications Uber en cas de conduite brusque, la plateforme Upwork affiche les statistiques principales des travailleurs au cours des 90 derniers jours travaillés (Rahman, 2018). 4. Notation (« Rating ») : les algorithmes calculent des métriques de performance, à partir des big data mais aussi des évaluations des clients. Certaines plateformes restreignent l’accès au travail lorsque les travailleurs obtiennent des notations moyennes insuffisamment élevées. 5. Remplacement : les algorithmes peuvent désactiver automatiquement le compte des travailleurs peu performants et les remplacer par d’autres travailleurs. Par exemple, des travailleurs Upwork qui soumettent régulièrement des propositions de travail mais qui ne remportent jamais de missions ont vu leur compte fermer (Jarrahi et al., 2020). 6. Récompense : les algorithmes peuvent récompenser les travailleurs les plus performants en leur offrant davantage d’opportunités de travail ou une rémunération plus élevée grâce à des processus de ludification (ou “gamification” en anglais). Par exemple, sur la plateforme Caviar, les travailleurs qui se conforment à des quêtes virtuelles sont récompensées par un accès privilégié à d’autres missions de travail, un salaire plus élevé et/ou une plus grande flexibilité horaire (Shapiro, 2018).

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