La musique et l’écriture

« Écritures de la musique »

La musique et l’écriture

« […] les commencements d’Orphée mettent en présence, et même en concomitance, la voix et l’écriture. Il y a, d’abord, semble-t-il le chant d’Orphée comme un avant de la parole qui entraîne autour d’elle les vies les plus muettes, les “animaux du silence”. Mais l’écriture est déjà là, habitée par cette même voix ; et l’on perçoit un tumulte de livres, de discours qui s’écrivent autour du chant d’Orphée. »6 L’entrée en matière de ce paragraphe offre l’apparence d’un truisme, pour les musiciens du moins, tant sont nombreuses les références musicales et musicologiques à ce mythe. Toutefois, cet emprunt à l’Écriture d’Orphée de Marcel Detienne exprime, certes de manière métaphorique mais condensée, un aspect de la problématique de cette thèse, qui s’articule autour du rapport entre l’écriture et la musique. Plus qu’avec l’écriture, c’est avec le livre que la musique fait un en la personne d’Orphée : fruit de l’imagination humaine, il faut le rappeler, ce mythe situe la naissance de cette liaison en des temps immémoriaux et nous invite, comme le suggère Charles Segal à propos de la poésie tragique grecque, à ne pas chercher, « sous la culture de la Grèce classique, le substrat d’une époque sans écriture », à ne pas nous abandonner « peut-être à une autre forme du désir éternel qu’éprouve l’homme occidental pour un monde primordial d’innocence et de simplicité »7 . Le mythe d’Orphée introduit le lecteur dans la sphère culturelle qui sera considérée dans cette thèse, c’est-à-dire le monde occidental. Il ne s’agit pas d’exclure toute référence au contexte non occidental, mais de ne pas le considérer comme central pour le propos tenu dans ces pages. Il sera question d’un modèle scientifique et d’un champ disciplinaire qui se sont principalement développés en Occident, champ disciplinaire dans lequel l’étude de la musique occidentale tient la plus grande place8 . D’ailleurs, Hugues Dufourt rappelle que l’écriture n’est pas pour rien dans l’« assurance » de la musique occidentale : « D’où la musique européenne tient-elle cette assurance, sinon de l’expérience historique qui lui a révélé, au fil des siècles, la puissance instrumentale et la valeur inductive des signes graphiques ? Les musiciens savent bien que l’écriture est le premier des artifices et que les artifices d’écriture conduisent à de nouveaux modes de pensée. »9 Toutefois, reprenant les termes de Marcel Detienne, je tiens à souligner qu’« en aucun cas, l’attention portée aux effets de certains systèmes graphiques, ne devrait signifier la validation d’un partage entre sociétés à tradition orale et sociétés à écriture. » 10 La relation d’interdépendance entre l’écriture et la musique, plus précisément entre le livre et la musique, induit plusieurs effets qui ont été étudiés par les spécialistes de l’écriture et dont je ne retiens que ceux qui concernent strictement le rôle de l’écrit dans le développement d’une science de la musique. Ainsi, la figure d’Orphée réunit le son et l’écrit, mais elle attire en même temps l’attention sur cette dichotomie entre un monde sonore et un monde visuel, sur le décalage entre la musique que l’on entend – ou que l’on devrait entendre – et ce qui est écrit. En introduction à sa réflexion sur la « raison d’être » de la notation musicale, Olivier Cullin écrit : « Le compositeur pense puis note par écrit ; le musicien lit le code et le restitue en sons. Plus personne aujourd’hui ne s’étonne de devoir d’abord lire une partition pour pouvoir ensuite l’interpréter. Ce qui constitue une évidence communément partagée ne va pourtant pas de soi. Cette relation particulièrement subtile et complexe entre la vue et l’ouïe n’a, en effet, rien d’inné et l’Occident se sera, à vrai dire, acharné à rendre difficile cette concurrence là où la musique relevait au départ d’un geste, d’une impulsion prise dans le corps et portée par l’esprit. Cette concurrence de l’œil et de l’ouïe est aussi un conflit de temporalité entre le caractère nécessairement éphémère et volatil de l’expression musicale et la surface durable du manuscrit sur laquelle il est toujours possible de revenir… C’est encore un conflit de spatialité. Le son n’est pas l’image et la parole proférée, entendue, a sa propre liberté et sa limite, très différentes de celles du texte fixé sur le support visible du parchemin, dans l’agencement précis et codifié de la page manuscrite. » 11 La référence au mythe d’Orphée citée ci-dessus semble occulter les « conflits », mentionnés par Olivier Cullin, entre la musique et le livre — ou peut-être ne les rend-elle que plus visibles. Mon objectif est non pas de retracer une histoire de la notation musicale ni de proposer une réflexion générale sur ce sujet mais de montrer en quoi le travail de celui qui étudie la musique repose sur cette union plus ou moins conflictuelle entre l’écriture et la musique.

Écrire sur la musique

Qu’est-ce qu’écrire sur la musique ? Quel est l’objet du discours sur la musique ? Sur quelle musique ? La musique telle qu’on l’entend ? La partition ? L’homme en tant que musicien ? Les activités musicales ? Comment écrit-on sur la musique ? Lorsqu’on écrit sur la musique, s’agit-il de transmettre une émotion ou de développer un discours rationnel ? Ce discours est-il spécialisé ou généraliste ? Une thèse entière ne suffirait pas à lister les questions qui peuvent se poser au sujet de l’écriture sur la musique, sans parler des réponses… De même, l’écriture sur la musique se manifeste sous une grande diversité de formes : de la pièce de théâtre comme La Contrebasse de Patrick Süskind45 à la partition annotée par un interprète, du Lied An die Musik op. 88 no 4 (D. 547) de Franz Schubert sur un texte de Franz von Schober (ca. 1798-1882) à un aphorisme de Karl Kraus46 , des notes de Béla Bartók relatives aux chants populaires slovaques aux tables de la « pitch-class settheory ». Je n’ai donc aucunement pour prétention de répondre à toutes les interrogations que l’on peut soulever à propos de l’écriture sur la musique, ni d’établir une typologie des formes sous lesquelles elle se manifeste. Des travaux comme ceux de Christian Corre témoignent, par leur conception même, de la diversité des écritures sur la musique et du rôle que certaines d’entre elles ont tenu dans la naissance de la musicologie. Avant de proposer quelques exemples choisis, je présente succinctement la position que Jean-Jacques Nattiez développe sur le discours sur la musique dans Musicologie générale et sémiologie, complétée par celle qu’il soumet dans l’ouvrage collectif Musiques. Se fondant principalement sur la théorie sémiotique de la tripartition de Jean Molino47 , Jean-Jacques Nattiez souligne la multiplicité des discours possibles sur la musique et montre qu’ils peuvent se répartir sur les plans différents que sont le niveau esthésique et le niveau poïétique : « Si le fait musical donne lieu à une multiplicité de discours méta et périmusicaux, c’est parce que le commentaire sur la musique est une donnée anthropologique universelle du fait musical. On pourrait ici paraphraser Paul Ricoeur : qu’un homme danse, chante ou joue d’un instrument, et voilà qu’un autre se lève pour en parler. Mais le musicologue ou le sémiologue n’ont pas le monopole du discours sur la musique. […] le fait musical total inclut des formes symboliques verbales étroitement rattachées à l’événement sonore stricto sensu : réactions des auditeurs, commentaires critiques du côté de l’esthésique, propos, lettres, analyses de compositeurs porteurs d’informations poïétiques. »48 Il poursuit en indiquant que le discours sur la musique se construit notamment en fonction de l’attitude adoptée vis-à-vis de lui et de la « norme sociale » selon laquelle est « toléré, accepté, encouragé », norme variable en fonction des groupes sociaux. Les « circonstances du discours » déterminent aussi son objet et la manière dont il est abordé. Pour Jean-Jacques Nattiez, le discours métamusical se déploie selon certaines possibilités. En raison de la multiplicité des domaines traités lorsqu’on parle ou lorsqu’on écrit sur la musique – « l’histoire et le contexte socioculturel, la psychologie du compositeur ou de l’exécutant, les processus compositionnels, les structures musicales elles-mêmes, l’interprétation, la perception musicale » – il devient impossible de « parler, au même moment, de tous les domaines caractéristiques du fait musical dans sa totalité. » La portée du discours musical impose une « focalisation plus ou moins grande par rapport aux données » 49 . Le cadre tripartite exposé ci-dessus dans lequel s’inscrivent les échanges est l’une des composantes définies par Jean-Jacques Nattiez, dans un ouvrage plus récent, d’un « substrat » commun à toutes les « formes et pratiques symboliques que notre culture conçoit comme “purement musicales” ou comme dérivées partiellement de la musique ». La musique est d’abord une représentation mentale, un objet construit socialement et qui obéit à des catégories de pensée et d’écriture.

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