LA PROBLEMATIQUE DES FONDEMENTS JURIDIQUES DE LA PAIX

LA PROBLEMATIQUE DES FONDEMENTS JURIDIQUES DE LA PAIX

Les cinq articles du projet de paix de l’abbé

En 1729, paraissait une autre édition, qui était un abrégé du projet de paix perpétuelle. L’œuvre est divisée en deux parties : la première contient cinq propositions démontrées ; la seconde, des objections accompagnées des réponses. C’est dans la première partie que l’abbé présente les cinq articles du traité fondamental. Ceux-ci apparaissent comme des conditions et des clauses d’une organisation européenne dont la finalité serait d’établir et de maintenir une paix définitive entre les nations. Premier article « Il y aura désormais entre les souverains qui auront signé les cinq articles suivants une alliance perpétuelle : 1. pour se procurer mutuellement, durant tous les siècles à venir, sûreté entière contre les grands malheurs des guerres étrangères ; 2. pour se procurer mutuellement, durant tous les siècles à venir, sûreté entière contre les grands malheurs des guerres civiles ; 3. pour se procurer mutuellement, durant tous les siècles à venir, sûreté entière de la conservation en entier de leurs Etats ; 4. pour se procurer mutuellement, dans tous les temps d’affaiblissement, une sûreté beaucoup plus grande de la conservation de leur personne et de leur famille dans la possession de la souveraineté, selon l’ordre établi dans la nation ; 5. pour se procurer mutuellement une diminution très considérable de leur dépense militaire, en augmentant cependant leur sûreté ;  6. pour se procurer mutuellement une augmentation très considérable du profit annuel que produiront la continuité et la sûreté du commerce ; 7. pour se procurer mutuellement, avec beaucoup plus de facilité et moins de temps, l’agrandissement intérieur ou l’amélioration de leurs Etats par le perfectionnement des lois, des règlements, et par la grande utilité de plusieurs excellents établissements ; 8. pour se procurer mutuellement sûreté entière de terminer plus promptement, sans risques et sans frais, leurs différends futurs ; 9. pour se procurer mutuellement sûreté entière de l’exécution prompte et exacte de leurs traités futurs et de leurs promesses réciproques ». Tels sont les buts de la grande alliance que propose l’abbé de Saint-Pierre. L’intégrité territoriale se trouve être garantie contre les agressions étrangères qui entraînaient parfois des redécoupages territoriaux lésant ainsi les petites puissances. Un accent est mis sur la conservation du trône par le souverain et toute sa famille dans l’ensemble du territoire qu’ils occupent. Tous les souverains signataires de ce traité fondamental qui institue l’Union reconnaissent les traités et accords passés entre différents Etats et acceptent leur exécution selon leur forme et teneur. Visiblement, l’abbé ne cherche pas à s’attirer l’inimitié des monarques en réduisant leur territoire ou en limitant les droits que chacun d’eux a, actuellement, à sa possession. L’abbé annonce aussi la réduction considérable des budgets affectés aux dépenses militaires dont l’une des conséquences est la croissance économique liée au développement du commerce. Avec la grande alliance, le mode de résolution des conflits ne sera plus l’argument de la force qui devient un cycle de violence sans fin, mais la force de l’argument, c’est-à-dire la médiation telle qu’elle sera menée par 164 des hommes instruits des affaires de l’Europe. Nous faisons allusion ici aux députés qui forment la Diète. Deux conditions essentielles avaient été retenues par l’abbé pour être nommé à ce poste : premièrement, ne pas avoir moins de quarante ans, et en fin, avoir assumé les fonctions de suppléant. De tels critères permettent de garantir l’équité dans le jugement rendu dont la finalité est d’éviter les contestations afin de garantir la paix durable au continent. Sur le plan intérieur, l’abbé à espoir que la signature de la grande alliance permettra la consolidation de chaque Etat à travers l’élaboration des bonnes lois et surtout de leur application. Cette exigence n’aura d’autre but que celui d’assainir le climat social qui favorisera l’éclosion du commerce, considéré comme source de richesse. Il y a là, un ensemble d’avantages offerts aux souverains en lieu et place des prétentions qu’ils avaient et qui se voulaient plus grandes, très coûteuses, mais parfois aux issues incertaines. L’exposition, dans le premier article, par l’abbé des buts à atteindre pour l’Europe traduit, selon nous, l’éveil d’une conscience qui voulait reconsidérer la dignité humaine réduite à néant par tant de violence. Mais l’abbé a surtout participé, et c’est là le comble, à tort ou à raison, à la conservation de l’intégrité du pouvoir des souverains. Pour cela, son œuvre n’est interprétée, de notre de point de vue, que comme un projet qui faisait le lit de la tyrannie. Etait-ce la solution ? Nous pensons que non. Il nous apparait plutôt comme un thuriféraire, c’est-à-dire un flatteur à la solde de la monarchie. Or, en tant qu’intellectuel engagé pour la cause sociale, si telle était véritablement sa préoccupation, il aurait pu s’inscrire dans une perspective nouvelle et révolutionnaire de refondation juridique de l’Etat, c’est-à-dire de simplement militer en faveur, à notre avis, d’une liquidation des régimes monarchiques au profit de l’avènement des régimes républicains223, même s’il devrait terminer comme Thomas More224, le 165 célèbre auteur de l’Utopie qui avait payé de sa vie pour s’être opposé aux décisions du rois, ou tout au moins comme Galilée225 qui connut l’incarcération à vis.

Critiques du projet de paix de l’abbé

Tout d’abord, on a pu penser que le projet de paix de l’abbé pose un problème de forme et de fond. Du point de vue de la forme, il fait montre de redondance eu égard à des multiples redites et éclaircissements dans lesquels il s’illustre. On rapporte même qu’il ne se passait pas pour un bon écrivain. Car il éprouvait des difficultés à exprimer sa pensée. Ce dont il en souffrait. Quant au fond, il fut jugé insoutenable. On l’appelait le « fameux abbé », un qualificatif considéré comme ironique. Le projet de l’abbé se présentait sous la forme d’un ensemble des propositions destinées à épargner les peuples des malheurs causées par les guerres civiles ou étrangères. Il (le projet) pouvait se résumer en trois points : stabiliser les frontières, confédérer les Etats, surtout les Etats chrétiens, et enfin convaincre les souverains à y adhérer. Mais ce plan était-il réalisable ou relevait-il de la pure utopie ? Nombreux sont les penseurs qui admettent qu’à l’époque où ce plan a été conçu, c’est-à-dire au début du XVIII ème siècle, l’application des points fondamentaux qui le constituent n’était pas d’actualité. Du coup, ce projet apparaît comme une utopie. C’est dans cette perspective que s’oriente la critique de Leibniz. 1- Leibniz et la critique du projet de paix de l’abbé Lors de la publication du projet, l’abbé tenait à avoir le point de vue du philosophe Leibniz. Il lui enverra un exemplaire. La réponse de ce dernier fut teintée de pessimisme. « Ce projet, dira Leibniz, marque beaucoup de bonnes intentions et contient des raisons solides ; il est très sûr que si les hommes  voulaient, ils se pourraient délivrer de ces trois grands fléaux : la guerre, la peste, la famine. Un souverain qui veut bien peut préserver ses Etats de la peste ; un souverain peut encore garantir ses Etats de la famine ; mais, pour faire cesser la guerre, il faudrait qu’un autre Henri IV, avec quelques grands princes de son temps, goûtât votre projet ; le mal est qu’il est difficile de le faire entendre aux grands princes…Je vous souhaite, Monsieur, autant de vie qu’il en faut pour goûter les fruits de vos travaux » 230 . Pour Leibniz, nonobstant les bonnes intentions qui animent l’abbé, la réalisation de son projet va beaucoup interpeller la volonté des décideurs politiques européens que sont les monarques. Or en ce XVIII ème siècle, les orientations politiques de ces derniers n’étaient centrées ni sur la stabilisation du tracé des frontières ni sur la confédération d’Etats en vue de perpétuer la paix. L’abbé a donc intérêt, selon Leibniz, de vivre pendant longtemps afin de voir son plan aboutir. Car c’est peut-être dans le temps que l’âme des souverains deviendra sensible et ils adopteront ce projet. Dans ce sens, le projet de l’abbé apparaît, autant pour Leibniz que pour d’autres penseurs européens comme une chimère, comme un rêve fait par quelqu’un de bien. Ce jugement sceptique va susciter des réactions auprès de l’abbé. Aussi, tente-t-il de se défendre en ces termes : «Si ce projet demeure sans exécution, ce n’est pas qu’il soit chimérique ; c’est que les hommes sont insensés, et que c’est une sorte de folie d’être sage au milieu des fous ».Ainsi l’abbé se considérait-il comme une âme éclairée vivant au milieu des souverains sombrant dans l’obscurantisme de la bêtise et de la démence parce qu’avides de gloire, même si c’est au péril de la population. Dans une correspondance de Leibniz adressée à l’une de ses connaissances, à savoir Grimarest232, on retrouve encore son jugement à l’égard du plan de l’abbé : « J’ai vu quelque chose du projet de Monsieur de Saint-Pierre pour maintenir une paix perpétuelle en Europe. Je me souviens de la devise d’un cimetière avec ce mot : “ Pax perpetua”, car les morts ne se battent point ; mais les vivants sont d’une autre humeur et les plus puissants ne respectent guère les tribunaux »233 . Pour Leibniz, le jugement est clair : le projet de l’abbé est irréalisable. Celui-ci prévoit la mise en place d’un tribunal pour trancher les différends entre Etats membres de l’alliance. Or selon Leibniz, les monarchies puissantes économiquement et militairement auront du mal à se soumettent aux décisions rendues par le tribunal. C’est serait donc une utopie que de croire à l’application du plan de l’abbé. L’abbé de Saint-Pierre avait aussi envoyé son ouvrage à Frédéric II234 . Celui-ci déclarait : 232- Jean-Léonor Le Gallois, sieur de Grimarest (1659 -1713), est surtout connu comme l’auteur de la plus ancienne biographie de Molière, fruit d’une enquête approfondie auprès de ceux qui furent des proches de Molière. Grimarest n’a pas connu Molière et n’était pas présent lors de sa mort (il n’avait alors que 15 ans). Mais, dit-il, « j’ai cru que je devais entrer dans le détail de la mort de Molière, pour désabuser le public de plusieurs histoires que l’on a faites à cette occasion », l’objectif de Grimarest étant de rétablir la vérité sur la mort de Molière. Cf. wikipedia.org/wiki/Grimarest 233 – Leibniz cité par Gilberte Dérocque, Op.cit., p.130. 234 – Frédéric II de Prusse (Allemagne actuelle), dit Frédéric le Grand (1712- 1786), fut roi de l’Allemagne de 1740 à 1772. Sous son règne, le pays devient l’une des grandes  « Il me distingue assez, écrit-il à voltaire, pour m’honorer de sa correspondance et m’envoyer un bel ouvrage sur la façon de rétablir la paix en Europe et de la constater à jamais. La chose est très praticable… Il ne manque pour le faire réussir que le consentement de l’Europe et quelques autres bagatelles semblables »235 . Pour Frédéric II, le jugement paraît sceptique. Car dans son entendement, les hommes d’Etat n’embrasseront probablement pas le rêve de l’abbé. Alors la logique de la guerre sera toujours d’actualité. Si la mise en place d’un appareil sécuritaire destiné à faire cesser les guerres n’était pas opportune à l’époque de l’abbé, il n’en est plus de même de nos jours. En effet, force est de constater qu’aujourd’hui, les Etats européens se sont groupés sous l’appellation de l’Union européenne. Ici, les intérêts pacifiques prennent le dessus sur les préjugés qui poussent à la guerre. Depuis le Traité de Maastricht de février 1992 qui est entré en application en novembre 1993, l’Union européenne est résolument tournée vers une politique étrangère de la sécurité commune (PESC), en permettant à cette organisation de faire entendre sa voix sur la scène internationale et exprimer ainsi sa position sur des conflits armés. 

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE
L’Etat comme point de départ de l’universalisation de la paix perpétuelle
CHAPITRE I : l’Etat dans sa formulation classique, la cité
CHAPITRE II : Hobbes et l’Etat moderne
CHAPITRE III : Rousseau et l’Etat moderne
CHAPITRE IV : Kant et l’Etat moderne
DEUXIEME PARTIE
Le projet pré-kantien de paix perpétuelle :l’abbé de Saint-Pierre
CHAPITRE I : l’histoire de l’idée de paix
CHAPITRE II : le projet de paix perpétuelle de L’Abbé
CHAPITRE III : critiques du projet de paix de l’Abbé
CHAPITRE IV : Kant découvre le projet de paix de l’Abbé
à travers Rousseau
TROISIEME PARTIE
Le projet kantien de paix perpétuelle :
lecture des articles préliminaires
CHAPITRE I : les grandes étapes de la philosophie
kantienne de la paix avant 1795
CHAPITRE II : les articles préliminaires I et II
CHAPITRE III : les articles préliminaires III et IV
CHAPITRE IV : les articles préliminaires V et VI
QUATRIEME PARTIE
Le projet kantien de paix perpétuelle :
lecture des articles définitifs
CHAPITRE I : le premier article définitif
CHAPITRE II : le deuxième article définitif
CHAPITRE III : le troisième article définitif
CHAPITRE IV : la garantie de la paix perpétuelle
CINQUIEME PARTIE
La recherche de la paix en Afrique à travers la résolution de
certains conflits : partir de l’ONU ou repartir de Kant ?
CHAPITRE I : de la sécurité collective
CHAPITRE II : l’apartheid et la crise sud-africaine
CHAPITRE III : les tensions politiques au Congo Belge
CHAPITRE IV : la guerre d’Angola
CONCLUSION

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