LA RÉFLEXION EN LANGUE ÉTRANGÈRE

LA RÉFLEXION EN LANGUE ÉTRANGÈRE

Le développement des habiletés langagières repose sur des structures précoces qui ne sont pas des modules prêts au fonctionnement mais se développent en interaction avec l’environnement langagier approprié (Dortier, 2011 : 55). Le développement des habiletés d’expression orale repose sur le développement des sensibilités linguistiques (Gardner, 1997 : 85) : celles-ci, considérées comme opérations clés de maîtriser une langue, comprennent des sensibilités aux sons (rythmes, inflexions, intonations), aux significations des mots, à l’ordre des mots (règles syntaxiques), et aux différentes fonctions linguistiques (convaincre, stimuler, transmettre une information). Or, la réflexion n’est pas un acte immédiat, mais un acte d’intellection sentante qui signifie l’impression ou l’appréhension de la réalité (Zubiri, 2005 : 12) : il ne s’agit pas d’une intellection qui serait en premier lieu tournée vers le sensible, mais d’une mis en relation entre une évocation de problème posé et une autre évocation antérieure (Zubiri, 2005 : 90). En d’autres termes, chaque réflexion exige trois opérations mentales : deux évocations (celle de problème posé et celle des règles acquises) et une connexion entre les deux évocations (une application de règles). Faire réfléchir les élèves en langue dépend de saisir les significations des mots et les conventions socioculturelles concernant cette langue cible. Ce chapitre vise à expliquer ce processus de réflexion en langue.

La pensée fait-elle la parole ?

 Le langage se caractérise par trois qualificatifs (Chomsky, 2001 : 157) : intentionnel (puisqu’on a une intention de passer quelque chose à quelqu’un d’autre), syntaxique (puisqu’il y a dans tout discours humain une organisation interne qui contrôle la structure de l’acte de parole) et énonciatif (puisqu’on transmet de l’information à travers de langage). Le langage humain exige des processus mentaux (Whorf, 1969 : 114) : la parole ne fait pas la pensée mais elle l’exprime, et la langue reflète notre façon de penser et la détermine. Selon le principe de la relativité linguistique, fondé par Gardin et Marcellesi (1980 : 216), chaque langue véhicule une conception différente du monde, et autant de langues différentes, autant de sphères de pensées différentes. C’est-à-dire que la langue est instrumentale, et que les objets ont des signifiants différents, tandis qu’ils ont des signifiés analogues dans toutes les langues. En outre, les catégories linguistiques dictent la façon de penser et de réfléchir (Delbecque, 2006 : 167) : même si la relativité linguistique – 87 – présuppose l’antériorité de la langue, la pensée pré-linguistique ne peut prendre forme que par la langue, et la parole ne traduit pas la pensée mais l’accomplit. En ce sens, la parole verbalise la signification. Or, la verbalisation se définit comme mise en concret des pensées à travers des mots (Minder, 1999 : 301). L’activité de verbalisation exige une communication avec l’autrui ainsi qu’avec soi-même (Scallon, 2004 : 61). D’ailleurs, la verbalisation, en tant que processus qui vise à mettre en place des pensées à travers des mots, repose sur des activités mnémoniques. 

Le rôle de mémoire

La fonction de mémoire consiste à décoder puis reproduire ce qui a été enregistré (Issacharoff et Madrid, 1995 : 68). L’apprentissage d’une langue étrangère fait essentiellement appel à la mémoire qui mobilise des opérations mentales complexes de structuration de sens et d’élaboration de relations (Grebot, 1994 : 80). La capacité de mémoriser dépend de perception, d’attention, de motivation et de connaissances lexicales et grammaticales déjà acquises. À cet égard, les processus de mémorisation utilisée pendant l’acquisition d’une langue étrangère s’effectuent en trois étapes (TrocmeFabre, 2011 : 67) : a) l’encodage qui consiste à enrichir le sens de l’information (lexicale ou grammaticale) afin de faciliter sa restitution ; b) le stockage qui désigne la gravure plus ou moins profonde des informations dans la mémoire à long terme (MLT) ; c) la restitution qui désigne l’évocation que l’on utilise pour restituer les représentations mentales. En fait, la mémoire est principalement responsable de stocker et restituer les informations que l’on perçoit (De Rotrou, 1993). Elle est même responsable de construire notre identité, nos connaissances et nos affectivités (Couchaere, 2001 : 11). La mémoire est nécessaire pour apprendre et parler une langue étrangère. Son rôle peut être traité sur deux niveaux : l’acquisition/apprentissage de langue étrangère, et la production orale en cette langue.

L’acquisition/apprentissage de langue étrangère

 L’empan de mémoire (capacité de la mémoire de garder des éléments) est 7 éléments en moyenne en langue maternelle, tandis qu’il est en moyenne 4 éléments en langue étrangère (Gaonac’h et Larigauderie, 2000). Cette infériorité de l’empan mnésique en LE peut être expliqué, selon Baddeley (1966), par l’incapacité de l’acquisition de nouveaux vocabulaire, ou l’incapacité d’intégrer des indices sémantiques dans les réseaux du lexique mental ou dans l’ensemble des représentations lexicales. Ce phénomène s’appuie sur le processus de l’encodage : l’apprenant transforme les informations en représentations mentales susceptible d’être codées et associées à d’autres représentations. Par exemple, pour rappeler le mot (librairie), on l’associe avec autres indices (papier, stylo, livres, etc.). C’est grâce à son rôle d’organisateur, la mémoire à court terme (MCT) s’appelle mémoire de travail. Cette mémoire se compose, selon Baddeley (2000), d’un processeur principal (ou administrateur central) qui contrôle trois sous-système : la boucle articulatoire (mémoire phonologique), tampon épisodique (mémoire tampon) et le calepin visuospatial (mémoire spatiale) (voir figure 7). La capacité d’encoder des nouvelles règles syntaxiques est importante pour former des énoncés en langue étrangère. Le rôle de MDT dans l’apprentissage d’une langue étrangère s’organise autour des trois composantes principales de langue (Belin et al, 2001 : 33-35) : la phonologie, le lexique et la syntaxe. Ce rôle s’appuie sur les sous-systèmes de la MDT. Celle-ci, déclinée de trois composantes, assure plusieurs fonctions (Widła , 2007 : 157-158) : Administrateur central Boucle phonologique Tampon épisodique Calepin visuospatial Langage MLT épisodique Sémantique visuel Figure 7 : modèle de la mémoire de travail, d’après Baddeley 2000. Systèmes fluides Systèmes cristallisés – 89 – a) la boucle articulatoire (dite boucle phonologique). Elle représente la mémoire phonologique qui est le responsable de la subvocalisation (Tiberghien, 1997 : 59). L’autorépétition subvocale permet de prolonger la durée de vie de l’information verbale. Pourtant, ce n’est pas la répétition en elle-même qui permet le stockage à long terme. La répétition, comme l’indique Lieury (2005), n’est qu’un maintien artificiel dans la mémoire à court terme, et cela permet juste d’effectuer des activités de codage et d’organisation. b) le calepin visuospatial (mémoire spatiale) est le responsable de la mémoire imagée. Il s’agit d’un sous-système qui est responsable de codage et de manipulation des images mentales et des formes visuelles (y compris celles des lettres et des mots) (Vianin, 2009 : 83). c) le tampon épisodique (mémoire tampon) est un sous-système qui joue le rôle de coordinateur (Godefroid, 2008 : 369). Connaître un mot est donc connaître la relation qui existe entre sa forme visuelle/auditive et sa signification (Spinelli et Ferrad, 2005) : le code sémantique d’un mot correspond aux caractéristiques conceptuelles et abstraites qui sont représentées par la signification de ce mot. Dans l’apprentissage d’une nouvelle langue, le mouvement se fait de la langue maternelle (des codes déjà en place) vers la langue étrangère (Grebot, 1994 : 118). La MDT permet la mise en œuvre des opérations contrôlées en parallèle avec des processus automatiques (Cicurel et Véronique, 2002 : 59). Il y a un travail à faire pour mettre en œuvre de la mémoire active. Or, il faut distinguer la mémoire passive de la mémoire active (Arrivé et Marc, 2011 : 270) : la première s’exercice de la langue étrangère vers la langue maternelle (il s’agit de comprendre la langue étrangère, ou plutôt de réfléchir sur la langue), alors que la seconde suit le processus inverse (il s’agit de réfléchir en langue). Les blocages cognitifs sont dus à la non-automatisation des savoirs de base (Chini et Goutéraux, 2008 : 63) : si, par exemple, les savoirs lexicaux, phonologiques ou grammaticaux sollicités par la démarche méthodologique n’ont pas atteint un certain degré d’automatisation, la MDT sera saturée par le traitement de ces opérations de base et l’élève n’aura pas accès aux processus plus complexes qui en dépendent. 

La production orale en langue étrangère

 La mémorisation consiste en des va-et-vient complexes entre la MDT et la MLT (Gaonac’h et Larigauderie, 2000 : 240) (voir figure 8). Les sous-systèmes de la mémoire sont impliqués dans la production graphique et orale des mots (Pillon, 1993 : 104) : ces sous-systèmes sont tous connectés à un système lexico-sémantique qui code les représentations sémantique des mots. Le buffer phonologique (dite composante fonctionnelle) intervient lors du traitement d’items lexicaux et non lexicaux dans toute tâche réclamant une production orale (Valdois, 1993 : 120) : cette composante fonctionnelle permet le stockage et le traitement d’une information codée sous forme phonologique. Valdois explique la différence mots/non-mots de la façon suivante : dans le cas des mots, le locuteur utilise les représentations lexicales stockées en MLT afin de restaurer l’information au sein du buffer phonologique, alors que cette même stratégie appliquée lors du traitement des non-mots est beaucoup moins efficace, ce qui aboutit à des lexicalisations. Le locuteur sélectionne et organise les idées récupérées en MLT, puis il les reformule en respectant un certain nombre de règles linguistiques et en tenant compte de nombreux paramètres textuels et contextuels. En ce sens, l’expression orale en langue étrangère repose sur la coordination entre la MLT et la MDT. Le rôle de la Verbalisation de significations – Reconnaissance – Rappel – Administration central – Calepin visuo-spatial – Boucle phonologique – Tampon épisodique Récupération Organisation Opérations de MDT réflexion MLT La mémoire Stockage épisodique   mémoire, dans l’expression orale en langue étrangère, est donc inéluctable dans la mesure où la mémoire est omniprésente dans le processus de la réflexion en langue. 

La réflexion en langue étrangère

Le dictionnaire Le Petit Robert (2009 : 2159) définit la réflexion comme « un retour de la pensée sur elle-même en vue d’examiner plus à fond une idée, une situation, un problème ». Dans toute réflexion, il y a un double mouvement (Dewey, 2004, 112- 113) : le premier mouvement est inductif, alors que le deuxième est déductif. Réfléchir est la technique opératoire avec laquelle l’intelligence exploite l’expérience dans un but donné (De Bono, 1985 : 15), ce qui montre qu’il y a des mécanismes mentaux qui interviennent dans l’acte de savoir-penser. Faire réfléchir se fonde donc sur des mécanismes mentaux non exhaustifs : la compréhension, le jugement et le raisonnement. 

La compréhension

La compréhension consiste à construire des interprétations destinées à finir une tâche (Richard, 1998) : la tâche peut être épistémique (la compréhension vise à construire un réseau des relations pour le stocker dans la mémoire, c’es-à-dire, pour apprendre) ou pragmatique (la compréhension consiste à obtenir un résultat précis à travers d’une action). Selon Smith (1979 : 10), comprendre signifie principalement donner du sens : il s’agit d’« établir une relation entre une nouvelle expérience et l’ensemble de ce qu’on sait déjà ». Faire comprendre les élèves est la première étape pour les faire réfléchir en langue étrangère. La compréhension peut être de l’oral ou de l’écrit. 

La compréhension de l’oral

La compréhension de l’oral est l’habileté à identifier des suites phonétiques basées sur des structures lexico-sémantiques et grammaticales afin d’accéder au sens (Treinsoutrot, 2009 : 10) : elle repose sur des opérations mentales qui aident à décoder la forme sonore pour parvenir à la signification. D’où la nécessité de faire réfléchir les élèves afin de développer des stratégies d’écoute et d’intériorisation des ordres linguistiques, pragmatiques et socioculturels liés à la langue cible.

La compréhension de l’écrit

Comprendre consiste à saisir des rapports entre le tout et la partie, à établir une connexion entre les éléments, à constituer une synthèse et réaliser une cohérence (Rousseau, 1986 : 30). La compréhension de l’écrit en langue étrangère se définit comme traitement d’information linguistique mise en relation avec ce qui est déjà connu (Vezin, 1979 : 11) : la compréhension de l’écrit exige de saisir des relations sémantiques fondées dans les phrases dans un cadre contextuel. La compréhension de l’écrit ne se limite pas à coder l’information sémantique dans les textes écrits (Gouadec, 1974). Elle est le résultat de deux activités (Deschênes (1988) : sémantique qui adapte les ressemblances et les différences entre les nouvelles informations et ce qui est déjà connu ; et inférentielle qui permet de construire non seulement une représentation conceptuelle abstraite mais aussi de générer des inférences qui sont construites au moment de l’acquisition. La compréhension de l’écrit est donc une activité mentale multidimensionnelle qui vise à construire une représentation sémantique et mentale identique ou semblable à celle que l’auteur de texte veut la transmettre (Noizet, 1980). Vu que toute compréhension est un détour toujours susceptible d’être repris, l’art du détour est essentiel pour comprendre et améliorer les habiletés à apprendre (Berner, 2007 : 21) : il s’agit de l’habileté à ne pas seulement s’adapter à un milieu, mais aussi à adapter le milieu à sa convenance.

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