La singularisation de la prestation

La singularisation de la prestation

Une description performative du service

Pour Hennion (2003), « traiter de l’innovation dans les services c’est d’abord rencontrer une foule de procédures, de schémas d’organisation des tâches, de dispositifs d’incitation, de démarches qualité, dont le principal produit est de l’écrit. Le problème de l’auto-description est un enjeu central de ces entreprises sans cesse préoccupées de fixer une activité qui ne peut se réduire aux biens et objets produits […]. Le savoir-faire concurrentiel des entreprises réside largement dans leur capacité à se décrire » (p. 131). Cette description est une forme de narration, et la prise en compte des phénomènes de « narrativisation » dans l’analyse du fonctionnement des organisations occupe un nombre croissant de chercheurs. Pour Czarniawska (1997), le narratif est la première source de savoir dans la pratique du management : les individus interprètent leurs actions en les transformant en histoires et en les racontant autour d’eux. Ces histoires produisent les identités individuelles et collectives ; elles permettent aux leaders de donner l’illusion du contrôle dans des situations d’incertitude. Orr (1996) étudie le rôle de la conversation (« talking ») dans la pratique des réparateurs de photocopieurs et considère que les diagnostics sont effectués à travers un processus narratif, c’est à dire la description cohérente d’une machine qui présente des dysfonctionnements. La description devient la base de l’expérience des techniciens et le principal moyen par lequel ils restent informés des techniques du métier et des subtilités du fonctionnement des machines. Gabriel (2000) consacre une analyse approfondie aux phénomènes de storytelling qui sont, selon lui, un point d’entrée particulièrement intéressant dans la culture, la politique et le changement dans une organisation. « […] By investigating how narratives are constructed around specific events […] we gain access to deeper organizational realities, closely linked to their members’ experience » (Gabriel 2000, p. 2). Karl Weick (1995) enfin, focalise l’essentiel de ses travaux sur ce qu’il appelle le sensemaking dans les organisations, c’est à dire la façon dont “active agents construct sensible, senable events. They ‘structure the unknown’ (Waterman 1990, p.41). How do they construct what they construct, why, and with what effects are the central question for people interested in sensemaking” (p.4). Ainsi, les opérations de description et de présentation permettent aux acteurs de faire sens de leur pratique, en même temps qu’elles assurent le transfert d’informations entre les membres 223 du collectif. Chez ConsultCorp, ces opérations ne se cantonnent pas à une démarche réflexive, en interne ; elles ont des effets concrets sur la prestation, elles s’éprouvent auprès des clients. Comme le fait remarquer à juste titre Hennion (2003, p.131) « ce travail continue de mise en forme est performatif : décrire ce que l’on fait, c’est le faire ». La remarque est d’autant plus vraie dans le monde du conseil, où la prestation prend la forme d’une promesse en permanence reformulée. La description de l’activité performe82, elle cadre, elle définit, elle fait exister un type de prestation plutôt qu’un autre. La présentation du service doit donc être perçue comme une composante clef du service luimême, comme l’instrument de son existence et de sa transformation quotidienne. Pour un cabinet de conseil, passer de la conduite du changement à la stratégie, c’est d’abord formuler et outiller un discours sur sa capacité à faire de la stratégie, mettre en forme des expériences d’une manière qui convient, formater des CV, des présentations, tester et ajuster le dispositif auprès d’interlocuteurs pertinents. Qu’on ne s’y trompe pas : le propos n’est pas d’affirmer que n’importe quel cabinet peut se décréter stratège du jour au lendemain grâce à une communication bien rôdée. Il existe des prérequis comme, à titre d’exemple, un accès à des bases de données sectorielles, à des modèles qui relèvent de la stratégie, aux profils appropriés de consultants. Les cabinets de stratégie témoignent d’une capacité à s’adresser à un réseau de décideurs, à bâtir un portefeuille client dans les directions générales et une image de marque. Néanmoins, tous ces éléments s’insèrent dans une formulation commerciale qui mérite d’être prise au sérieux, en ce qu’elle consiste en une opération concrète, outillée, qui participe à la transformation, à l’effectuation du service. Il n’y a pas, dans notre conception pragmatiste de la mise en valeur, d’opposition de nature entre les qualités intrinsèques et extrinsèques de la prestation. Avec Callon et al. (2000, p.219), on peut dire que les qualités du service sont d’une double nature, « elles sont intrinsèques : le bien [ou service] engagé dans l’épreuve de qualification et le résultat dépend évidemment du bien en question.

Un rôle central joué par les clients dans l’ajustement du service

Le positionnement métier du cabinet est une préoccupation forte des consultants de ConsultCorp qui multiplient les réflexions et documents stratégiques sur le sujet. Dans cette section, nous nous penchons en particulier sur un rapport, rédigé par l’un des associés dans le but de « bâtir des éléments de discours homogènes » (Notes de terrain, associé ConsultCorp, juin 2010) sur l’activité du cabinet. Il est intitulé « réflexion sur la tarification du conseil en management » mais traite finalement peu des questions financières ; c’est davantage le contenu des prestations qui y est discuté. C’est un document à portée stratégique et à diffusion restreinte à l’intérieur du cabinet. Seuls les associés et certains consultants expérimentés y ont accès. L’enjeu pour eux est de « s’assurer qu’ils parlent d’une même voix lorsqu’il s’agit de décrire l’activité du cabinet […] ; c’est également utile pour les démarches de lobbying » (Notes de terrain, juin 2010) fait remarquer la présidente de ConsultCorp. Le document débute ainsi : Les cabinets de conseil comme ConsultCorp (conseil en organisation et management) sont régulièrement questionnés sur ce qui constitue la réelle différence entre leurs prestations et celles des autres prestataires trop souvent abusivement assimilées (problème de l’assimilation notamment des SSII, sociétés de management et des cabinets de stratégie). Pour nous l’enjeu est de taille car la confusion nous dessert dans la mesure où les approches au prix le plus bas privilégient les SSII et les « approches à l’image » mettent en avant les cabinets de stratégie. Aucune ne s’appuie sur la valeur ajoutée pour l’entreprise. Notre but dans ces quelques 229 lignes est d’éclairer le lecteur sur le fait que les cabinets de type ConsultCorp apportent une plus-value identifiée et unique à leurs clients. (Document de terrain, mai 2010) La problématique de la singularisation du service est clairement formulée dans ces quelques lignes. L’objectif du document est de montrer que ConsultCorp apporte une « plus-value identifiée et unique à ses clients », entre les stratégies de marque des cabinets de stratégie et les stratégies de prix des sociétés informatiques. Nous verrons, dans les sections qui suivent, les mécanismes utilisés par ConsultCorp pour parvenir à se singulariser. A ce stade, il est intéressant de se pencher sur un constat fort fait par les consultants, permettant de préciser les enjeux de la singularisation. Ce constat est le suivant : les clients jouent un rôle déterminant dans la forme que peuvent prendre les prestations, au point de déstabiliser l’offre et de compliquer les opérations de présentation du service. Le rapport précise : Nos clients nous « tirent » vers des prestations peu décrites dans les référencements achats entre appui stratégique et task force projet. Plusieurs exemples parlants et vérifiables […]. ConsultCorp est d’abord missionné sur un PMO [« project management office », c’est-à-dire gestion de projet transverse au sein d’un plateau dédié] de grands programmes complexes (faire adopter et modifier le système de cotation de la Bourse [internationale] par la DSI France, puis déployer sur les places européennes du groupe le système ainsi adapté). Conséquence 1 : suite au succès du déploiement, les dirigeants américains demandent à ConsultCorp de prendre le PMO du projet aux Etats-Unis. Conséquence 2 : les dirigeants nous « tirent maintenant » vers un appui davantage stratégique sur les réflexions autour de l’offre [X] (très liée au SI) qui suppose un équilibre subtil entre la connaissance « intime » de l’entreprise (culture, activité) et la capacité d’abstraction. […] Missionné initialement pour le PMO d’un programme de transformation du SI, ConsultCorp a été « tiré » vers un appui à plusieurs chantiers peu répandus dans les segmentations achat : Appui aux travaux liés à l’expérimentation de nouvelles technologies de comptage : prestation très diversifiée et très opérationnelle qui varie en fonction des urgences (faire la synthèse des concertations avec des parties prenantes externes, etc…). 230 Identification d’une solution pour « réconcilier » deux visions internes de l’entreprise sur la bonne trajectoire pour faire évoluer le SI. Cette mission suit une étude classique remplie de benchs et de ratios du marché… qui n’a convaincu personne… Il est demandé à ConsultCorp de prendre en compte les facteurs humains et les spécificités de l’entreprise […]. (Ibid.) A plusieurs reprises, on peut lire que l’activité de ConsultCorp est « tirée » par les clients vers des prestations « peu décrites dans les référencements ». Un champ lexical proche de l’innovation est employé, de même que les thèmes de la complexité et de la connaissance « intime » de l’organisation sont mis en avant. Les consultants insistent sur la dimension « sur mesure » de leur accompagnement qui suscite par rebond une difficulté nouvelle : celle de parvenir à formater le service pour lui donner plus de lisibilité sur le marché. Comme nous l’avons expliqué en introduction, les caractéristiques du service ne préexistent pas à son échange et les opérations de singularisation, si elles sont une condition de la transaction, en sont aussi le résultat. C’est ce qui rend le processus complexe et fragile85. Callon et al. (2000) précisent : « il n’y pas de qualité qui ne soit obtenue au terme d’un processus (continu) de qualification et il n’y a pas de qualification qui ne vise à établir une constellation, stabilisée au moins pour un moment, de caractéristiques qui se trouvent attachées au produit considéré et le transforme, provisoirement, en bien échangeable sur le marché. La conséquence est que l’accord sur les caractéristiques du produit est parfois difficile à réaliser. Non seulement leur liste peut être controversée (quelles sont les caractéristiques à prendre en considération ?), mais également, et surtout, la valeur à donner à chacune d’entre elles » (p.218). On voit ici que cet accord est effectivement difficile à établir, et que les cabinets partagent avec leurs clients une forme d’incertitude sur le contenu du service. Ces derniers façonnent le service qu’ils « tirent » vers leur besoin, de même que les cabinets adaptent en permanence leur offre. Le verbe « tirer » est d’ailleurs significatif d’une forme de « judo strategy » (Yoffie et Cusumano 1999) mise en avant par ConsultCorp : il s’agit d’utiliser la force et l’élan produit par le partenaire pour acquérir une position compétitive, plutôt que de camper sur ses positions. 

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *