La théorie des rapports chez Augustus de Morgan

La théorie des rapports chez Augustus de Morgan

Résumé : Dans cet article, je présente l’interprétation que A. de Morgan développe de la théorie des rapports euclidiens. Je montre comment la lecture que le mathématicien anglais fait du livre V des Eléments s’intègre dans le cadre de sa propre pratique mathématique. Je mets également en relation son interprétation à sa nouvelle logique des relations.
Abstract: This article aims at presenting De Morgan’s interpretation of the Euclidean theory of ratios. I show that de Morgan’s reading of the Elements, Book V, fits in the frame of his own mathematical practice. I also relate De Morgan’s interpretation to his new logic of relations.

Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à The Connection of Numbers and Magnitude : an Attempt to Explain the Fifth Book of Euclid[1], court traité consacré à la théorie euclidienne des

[1] Augustus de Morgan, The connection of numbers and magnitude: an attempt to explain the fifth book of Euclid (Londres, Taylor and Walton, 1836). Cité d’après la réimp. Whitefish, Kessinger Publishing, 2004.rapports, écrit en 1836 par le mathématicien et logicien anglais Augustus de Morgan ? L’ouvrage n’est manifestement pas le plus important écrit par l’auteur : il n’a été que très peu commenté par les contemporains, et n’a donné lieu à ce jour à aucune étude critique. Son objet d’étude, le livre V des Eléments, se justifie apparemment seulement par l’architecture du cursus universitaire de l’Angleterre du milieu du XIXème siècle[1] ; le propos ne semble donc ni mathématiquement, ni épistémologiquement fondamental. Pourquoi donc revenir sur un ouvrage a priori aussi peu attractif ?
Notons, tout d’abord, que le travail de A. de Morgan n’a pas été complètement oublié. Thomas Little Heath[2] comme Bernard Vitrac[3] mentionnent The Connection of Numbers and Magnitude dans leurs éditions commentées du livre V des Eléments d’Euclide. B. Vitrac considère la doctrine des « échelles relatives » proposée par de Morgan comme une illustration didactique très efficace de la définition V, 5. T. L. Heath la mobilise constamment dans son commentaire. Qu’est-ce exactement que cette théorie des « échelles relatives », et comment s’insère-t-elle dans le contexte plus vaste des recherches de A. de Morgan ?
En second lieu, la lecture de The Connection … révèle que, si le traité est présenté par l’auteur lui-même comme un travail didactique visant à introduire ses étudiants[4] au livre V des Eléments, il est, en réalité, bien plus que cela. Comme je le montrerai, A. de Morgan tisse des liens extrêmement étroits entre les conceptions d’Euclide et les méthodes mathématiques alors en vogue, qu’il reprend lui-même dans ses travaux plus pointus. La théorie des rapports eudoxiens est ainsi considérée comme exemplifiant des principes qui sont ceux-là mêmes qui guident le savant anglais dans ses recherches algébriques.
Nous verrons notamment (section 1) que A. de Morgan voit, dans le livre V, la mise en place d’une pure forme, à laquelle manquerait une interprétation. Les « échelles relatives », fourniraient ainsi une représentation intuitive à une notion (celle de rapport) dont seules les règles d’usage sont données, exactement comme dans un tout autre contexte (alors au centre des préoccupations mathématiques), la représentation géométrique des nombres imaginaires permet d’interpréter les règles d’addition et de multiplication entre complexes.Nous étudierons également (section 2) comment la théorie des rapports de rapport est reliée au calcul des opérations, que A. de Morgan, parmi d’autres (Duncan H. Gregory, G. Peacocke…) formant ce qu’il est convenu d’appeler l’« école algébrique anglaise », développe à la même époque. Penser le rapport lui-même comme une grandeur exige le même cheminement intellectuel que celui nécessaire pour concevoir une opération sur des quantités comme étant elle-même une quantité.

[1] Rappelons que les six premiers livres des Eléments faisaient partie, dans l’Angleterre du début du XIXème siècle, du curriculum de base de la plupart des étudiants en mathématiques (sur l’histoire des programmes universitaire en mathématique dans l’Angleterre du XIXème, voir Joan Richards, Mathematical Visions : The Pursuits of Geometry in Victorian England (Londres, Academic Press, 1988).
[2] Thomas Little Heath éd., The Thirteen Books of Euclid’s Elements, volume I-III (Cambridge, CUP, 1925). Voir notamment vol. II, 121-124.
[3] Bernard Vitrac éd., Les Éléments d’Euclide, volume I-IV (Paris, PUF, 1990-2001). Voir notamment vol. II, 45-46.
[4] A. de Morgan fut professeur à l’University College de Londres de 1828 jusqu’à 1866.

La théorie des échelles relatives

Résumons la construction présentée dans les vingt premières pages de The Connection of Numbers and Magnitudes. Après avoir défini les grandeurs d’un même genre comme étant des entités capables d’être additionnées et ordonnées, de Morgan définit la notion d’échelle des multiples de A. « The scale of multiples of A » est simplement l’ensemble des multiples de A : A, 2A, 3A, … L’auteur complète alors sa définition de la grandeur par un équivalent de l’axiome d’Archimède, qu’il formule ainsi : « aussi petit que A puisse être, ou aussi grand que B puisse être, les multiples dans l’échelle A, 2A, … seront à un moment en position de surpasser B, si on continue l’échelle suffisamment loin : B et A étant des grandeurs de même genre »[1]. De ceci, A. de Morgan déduit en premier lieu, par l’absurde, le principe d’exhaustion – c’est-à-dire le fait que si d’une grandeur la plus grande partie est ôtée, et si du reste la plus grande partie est ôtée, et ainsi de suite, alors le reste peut devenir aussi petit que l’on veut ; puis, il dérive le théorème suivant, présenté comme central :
Que soient données deux grandeurs du même genre, A et B, et que soient formées les échelles des multiples A, 2A, … B, 2B, … alors une de ces deux choses doit être vrai ; OU BIEN il y a des multiples dans la première échelle qui sont égaux à ceux de la seconde échelle ; OU il y a des multiples dans la première échelle qui sont aussi près que nous voulons des multiples (peut-être pas les mêmes) dans le second ensemble.
La démonstration de ce qui revient à prouver la densité de Q ?? dans R ?? s’effectue par le principe d’exhaustion. Deux grandeurs qui ont certains de leurs multiples en commun sont appelées commensurables ; deux grandeurs qui n’ont aucun de leurs multiples en commun sont appelées incommensurables.
De Morgan définit alors son concept clé, celui d’échelle relative :
Nous pouvons (…) former ce que nous pouvons appeler une échelle relative de multiples en notant les multiples de A, et en y insérant les multiples de B à leurs places propres ; ou vice versa.[3]

L’échelle relative de A et de B manifeste la répartition des multiples de B au sein de l’échelle de multiples de A, et c’est cette échelle que A. de Morgan identifie au rapport eudoxien. Comment justifie-t-il cette identification ?
Après avoir présenté son concept d’échelle relative, de Morgan se focalise sur ce que l’on a coutume d’appeler l’algorithme d’Euclide. Il rappelle d’abord que rien n’oblige à limiter le champ d’application de cet algorithme aux nombres (rien d’original ici[4]) ; puis il montre que son application à deux grandeurs quelconques (qu’elles soient commensurables ou non) équivaut à construire l’échelle relative des deux grandeurs. Le point étant méthodologiquement important, expliquons plus en détail comment de Morgan procède.
Le mathématicien, sans le nommer, reprend en réalité la théorie classique de Lagrange sur les fractions continues[5] : il donne la relation de récurrence déterminant la valeur de la réduite d’ordre n, un = , c-à-d la valeur de la fraction approchant le rapport des deux grandeurs A et B au bout de n étapes de l’algorithme d’Euclide. Si A = a0B + r1 avec r1 pn = an pn-1 + pn-2 avec p0 = a0 et p1 = a0a1 + 1
qn = an qn-1 + qn-2 avec q0 = 1 et q1 = a1.
[1] De Morgan, The Connexion…, op. cit. in note 2, 4.
[2] Ibid., 6.
[3] Ibid., 20.
[4] Ibid., 24.
[5] Lagrange, J.-L., Sur la résolution des équations numériques, Mémoires de l’Académie de Berlin, 23, 1769, reimpr. in Œuvres Complètes, (Paris, Gauthiers-Villars, t. II, 1868), 539-578.

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