La traduction français/arabe lors de l’expédition d’Egypte et le rôle de l’école ”al-Alsun”(1798 – 1873)

La traduction français/arabe lors de l’expédition
d’Egypte et le rôle de l’école ”al-Alsun”(1798 – 1873)

Les activités de traduction sous le règne de Mohamed Ali

Sous le règne de Mohamed Ali, les choses évoluèrent beaucoup sur tous les plans. Très critiqué par les conservateurs, il était très confiant en ce qui constitue la force des valeurs culturels d’une société. Cette dernière ne saurait être ni dans sa fermeture ni dans sa fusion, sans limites, dans d’autres cultures, mais dans l’interculturalité positive qui est susceptible de lui permettre de faire monter sa propre société dans l’échelle mondiale de son époque. Alors, dans son projet de transformation culturelle il mit tout en œuvre. Durant cette période où le pays sortit à peine de quatre ans de désordre et de lutte sur le pouvoir et du vide laissé par Bonaparte, le jeune Pacha adopta son propre « Tanẓīmāt » (réorganisations) dans cette province, mais cette fois-ci, une réorganisation basée sur l’exemple français. Admirateur de la modernité européenne, « Mohamed Ali a créé pour chaque branche de l’administration des conseils composés d’hommes spéciaux : tels sont le conseil de guerre, celui de la marine, celui de l’agriculture, celui de l’instruction politique, celui de santé et plusieurs autres 95». Les activités de traduction ne furent pas exclues de ces engagements officiels entrepris par le Pacha de l’Égypte ; elle fut un élément moteur de cette renaissance. Jacques Tagire aussi, ne manque donc pas de nous parler des grands axes de la traduction, « À cette époque, la traduction connut un progrès fondamental pour deux raisons : Premièrement : « le besoin personnel de Muhammad Ali de connaître les Européens et de découvrir leurs travaux scientifiques et littéraires. Deuxièmement : son désir de s’appuyer sur la civilisation occidentale à travers l’invitation des experts étrangers dans un vaste projet d’éducation du peuple 96». Dans ces propos, Il évoque une activité qu’on peut comprendre comme une dynamique bidirectionnelle, d’une part, une dimension au service du Wālī (le vice-roi de 95 CONRAD Malte-Brun. 2016. Geographie Universelle Ou Description de Toutes Les Parties Du Monde. Vol. 5. Hachette Livre Bnf. S.L, p. 428. 96 Harakatu tarĝama fī-Maṣr ẖilāl al-qarn at-tasiʿʿAšar, op. cit., p. 16. 80 l’Égypte) et une autre au servie du Waṭan (la nation). Nous pouvons dire que ce sont les deux grandes visées de la traduction sous le règne de Mohamed Ali. Pour lui « ce n’est pas exagéré si nous qualifions l’époque de Mohamed Ali comme l’âge d’or de la traduction et de l’arabisation 97». Il prétend aussi que les activités de traduction connurent trois étapes importantes sous le règne de Mohamed Ali. La première, entre son arrivé au pouvoir et l’année 1826. Durant cette période, il accorda une importance particulière à la traduction lorsqu’il décida de créer des écoles techniques et de lancer une réforme radicale dans toutes les écoles du pays. Son objectif visé fut d’adopter le modèle européen des écoles modernes à travers l’invitation des Européens dans ces institutions. Pour faciliter l’interaction entre les intervenants étrangers et les élèves, il ordonna la traduction des manuels scolaires italiens et français en arabe et en turc. Il ne manqua pas d’intégrer le français et l’italien dans les programmes scolaires. Durant cette deuxième phase, entre 1826 et 1835, le pouvoir du jeune Pacha aura tendance à intensifier la formation de jeunes égyptiens en Europe comme futurs preneurs de relais. Dans cette phase, beaucoup de jeunes bénéficièrent de formations en France. Ce fut justement là qu’aṭ-Ṭahṭāwī eut l’occasion de se rendre en France pour la première fois au début d’un long chemin vers son aventure historique. La troisième et la dernière phase, ce fut l’ouverture de Madarasat al-mutarğimīn (l’école du traducteurs) devenu plus tard madarasat al-Alsun (l’école al-Alsun 1835) sous la direction de l’un des jeunes égyptiens qui bénéficièrent des missions d’études en France, en l’occurrence, aṭ-Ṭahṭāwī. Cette école joua un rôle crucial dans l’évolution de la traduction durant les trois derniers quarts du XIXème siècle. D’ailleurs, ce qui attire notre attention ici, ce sont les corollaires de ses réformes qui ne tardèrent pas à donner leurs fruits, dans un contexte où la multiplication des échanges avec l’Europe et le besoin interne de multilinguisme firent en sorte que la traduction des œuvres en arabe ou en turc devint une nécessité nationale. Dans ce sens, les idées des intellectuels comme aṭ-Ṭahṭāwī devinrent particulièrement évocatrices, elles commencèrent à s’étendre, bien au-delà de l’Égypte, dans toute la région de Mašriq al-‘arabī. Son ouvrage « Taẖlīs al-ibrīz fī talẖīs Bārīz » fut 97Ibid., p. 24. 81 historiquement, en « 1834 98», le premier livre écrivit en arabe, sur la France et la société française. Son école al-Alsun, le plus important institut dédié à la traduction au XIXe siècle d’Orient, fut fondée à l’époque de Mohamed Ali. Cette école fut une institution clé pour la traduction. La renaissance culturelle apparut dans cette partie du monde, grâce aux travaux de traduction. Les premières générations formées dans cette institution participèrent hautement et collaborèrent avec aṭ-Ṭahṭāwī dans ses activités de traduction. Tous ces axes seront traités en détail dans la deuxième partie de ce travail. Dans les pages 46 à 52, Jacques Tagir nous parle de l’implication des traducteurs étrangers sous le règne Mohamed Ali. Mais, cette fois-ci des traducteurs des quatre coins de l’Europe, des Français, des Italiens, des Anglais etc. Dans cette diversité, nous avons tendance à croire en l’engagement du pouvoir de Pacha d’élargir le champ d’interculturalité avec l’Europe au maximum possible. Parmi les noms des traducteurs cités par Jacques Tagir, on y trouve : Asselin de Cherville, De Marcellus, Edward William Lane, Baron De Kremer, Salomon Munk, Muller, Koenig Bey, Georges Vidal, Giovanni Finati, Lubbert Bey et Mari Bey. Leurs efforts ne furent pas moins importants que ceux des interprètes de Bonaparte. Nous avons énormément de travaux réalisés par ces derniers. En guise d’exemple nous allons essayer de voir les échantillons de leurs activités : 1 « L’École du soldat » traduit en turc par l’orientaliste français Mari Bey. Ancien soldat français, il fut chargé de la formation de l’armée d’Égypte sous le règne de Mohamed Ali. 2«الصحة حفظ سياسة في ة المحن « al-miḥna fī siyāsat ḥifẓ aṣ-ṣiḥa, traduit en français par Georges Vidal et réorganisé par Muḥammad al-Ḥiǧāzī en 1249 de l’Hégire (1832). 99» Pour ce travail, l’auteur ne nous parle ni de la date exacte de traduction, ni de l’intitulé de la version française. 3 Edward William Lane lui aussi traduisit les Mille et Une Nuits en anglais. Il signale que ce ne fut pas la première traduction anglaise de l’œuvre les Mille et Une Nuits. L’auteur ne nous dit pas quand la première version anglaise de cet œuvre fut traduite. Nous avons vu précédemment qu’elle fut traduite, pour la première fois, en langues 98 SAWAIE, M. (2000). « Rifa a Rafi al-Tahtawi and His Contribution to the Lexical Development of Modern Literary Arabic». International Journal of Middle East Studies, 32(3), 395-410. Retrieved from http://www.jstor.org/stable/259515 99 Harakatu tarĝama fī-Maṣr ẖilāl al-qarn at-tasiʿʿAšar, op. cit., p. 24. 82 européennes, au début du XVIIIe siècle lorsque l’orientaliste français Antoine Galland la traduisit en français et que cette traduction française servit les autres langues européennes comme référence y compris l’anglais. Ce fut donc effectivement, à travers la version de Galland « en 1704-1715 1 » que la langue de Shakespeare connut cette œuvre majeure. La dernière publication de « Flammarion » en 2018 sur les Mille et Une Nuits renforce la thèse qui considère la version de Galland comme une référence principale en Europe. Elle dit ceci : « on commence à traduire Les Mille et Une Nuits dans toutes les langues européennes, non pas à partir de l’arabe mais à partir de l’édition de Galland. 100» Si nous jetons un coup d’œil sur les chroniques anglaises : « Depuis que Galland traduisit les Mille et Une Nuits en français, plusieurs versions anglaises de la collection parurent, mais celles-ci publiées par Grub street editions furent en grande partie basées sur le travail de Galland.101 » Dans cet ouvrage, l’auteur illustre que la première traduction anglaise à part entière des Mille et Une Nuits parut « en 1836-1837 102», c’est-à-dire, près d’un siècle et demi après celle d’Antoine Galland en 1704. Nous avons l’impression que, chez le jeune Pacha, les traducteurs ne furent pas tous des Français ; nous avons plusieurs nationalités européennes contrairement ce que nous avons vu précédemment chez Bonaparte, quand la traduction se fit elle aussi en arabe cette fois-ci. Aussi, le rapport entre les traducteurs et le pourvoir du pacha fut bien fort, ce lien est souvent illustré dans les préfaces des travaux de certains traducteurs. À titre d’exemple, nous avons aṭ-Ṭahṭāwī qui, dans la préface de son Taẖlīs glorifia l’engagement de Mohamed Ali, en disant : « d’après un diction célèbre, (Les rois les plus sages sont les plus prévoyants). C’est pour cela que le Maître de Faveurs – que Dieu le Très-Haut le protège ! – ayant été institué par Dieu le Très-Haut sur l’Égypte victorieuse a veillé à lui restituer sa jeunesse d’autrefois, à restituer sa splendeur désagrégée. 103» Quoi qu’il en soit, à travers les engagements de Mohamed Ali et les fruits de ces derniers, on a tendance à voir que l’histoire de la traduction fut étroitement liée à celle de la circulation des idées entre les différentes civilisations et la volonté politique qui les accompagna. 

L’impact de l’expédition sur la société

L’impact de l’expédition sur la société égyptienne est plus ou moins imaginable dans le livre d’al-Ǧabartī. Dans la préface du troisième volume, il essaya de résumer l’ampleur de cette période et la souffrance de la société durant la première année l’occupation française. Avec un arabe littéraire très métaphorique, nourri abondamment, des paronymies et des figures de style analogiques, il dit ceci : هي أولى سني المالحم العظيمة ، و الحوادث ألجسيمة ، والوقائع ألنازلة والنوازل ألهائلة ، وتضاعف الشرور وترادف األمور ، وتوالي المحن ، واختالف الزمن ، وانعكاس ألمطبوع ، وانقالب الموضوع ، وتتابع األهوال ، واختالف األحوال ، و فساد التدبير ، وحصول التدمير ، وعموم الخراب ، وتواتر األسباب ، ) وما كان ربك بمهلك القرى بظلم وأهلها مصلحون « . 106 ) 107  » C’est la première des années des grandes épopées, de sérieux incidents, des événements incontrôlables, de terribles calamités, la multiplication de maux, le déséquilibre du temps, les grands fléaux, des horreurs se multiplient, des choses se métamorphosent, des épreuves se succèdent, la destruction, la pagaille et la corruption règnent pour des raisons multiples. (Ton Seigneur n’a pas à détruire injustement des cités dont les habitants sont des réformateurs). Dans ce propos chargé des maux, des catastrophes et des calamités l’auteur semble dire, nous les habitants, nous sommes les victimes du projet impérialiste de Bonaparte, et s’il est incontestable que son projet de conquête réussit dans un premier temps, le pays qui avait été le terrain de cette démonstration fut parallèlement dévasté par sa machine militaire. Donc, dans ces forts propos, al-Ǧabartī semble avoir choisi de raconter l’événement afin de pérenniser cette histoire qui eut lieu dans son pays dans un temps déjà reculé. 106 Sûrat Hûd n°, verset n° 7 107 ‘Aǧāib al-āṯār fî at-tarāǧim wal-aẖbār, op. cit., p. 1. 87 D’ailleurs, dans un regard sur l’aspect historique des choses, ces propos nous décrivent la mentalité d’Orient arabe de cette époque et le stéréotype de l’Europe dans leurs imaginations qui renvoyait toujours, quand il s’agit d’un soldat européen, vers les guerres des Croisades dans lesquelles les européens échouèrent à plusieurs reprises, mais aussi, leur ignorance totale de l’avancée scientifique et militaire de l’Occident. La supériorité militaire de Bonaparte fut donc en quelque sorte inattendue tant pour la société que pour les Mamelouks. La vanité de Mamelouks qui se considèrent comme « les Invincibles d’Orient » dominait en ce moment-là l’opinion publique d’Orient arabe. La revue nationale de Belgique met à notre disposition une anecdote dans laquelle nous allons voir l’orgueil de Mourad Bey qui sous-estime les hommes de Bonaparte, après la prise de Malte et leur mouvement vers l’Égypte : « Lorsque Bonaparte eut pris Malte, M. Mossetti, consul d’Autriche et de plusieurs autres puissances au Caire, négociant très-considéré et très-influent auprès des Mamelouks, dont il était à peu près le factotum, se rendit chez Mourad-Bey pour l’avertir de cet événement. Il le prévient qu’il était bien possible que les Français eussent l’intention d’opérer une descente en Égypte, et lui conseilla fortement de prendre des précautions de défense. Mourad-Bey répondit par un éclat de rire. Que voulez-vous, lui dit-il, que nous ayons à craindre des Français, surtout s’ils sont comme ses cavadjas (négociants) que nous avons ici ? Quand il en débarquerait cent mille, il me suffirait d’envoyer à leur rencontre de jeunes élèves Mamelouks, qui leur couperaient la tête avec le tranchant de leurs étriers 108» La vanité et la suprématie imaginaire des Mamelouks qui régnait sur la société orientale peu éduquée, est probablement la raison pour laquelle al-Ǧabartī nous parle d’un « déséquilibre du temps » dans ce paragraphe. Une suprématie imaginaire démontrée par Bonaparte qui, en peu de temps, réussit à chasser les soldats Mamelouks. À noter qu’on est au tournant du XIXe siècle, dans une société islamisée il y a fort longtemps dont le seul pouvoir légitime auquel on eut l’obligation divine d’obéir fut celui de la Sublime Porte, dit « l’empire musulman » car, toute chose doit être regardée à travers leurs textes fondateurs « al-Qur’ān wa al-sunna » (le Coran et la tradition prophétique). Un Wālī qui dépend donc du sublime Porte, seul lui peut être le législateur  légitime et les sheikhs al-bilād qui sont eux-mêmes fidèles au Wālī doivent être écoutés respectueusement dans chaque ville, une sorte d’engagement moral. Bonaparte se cacha derrière le rideau de la libération de l’Égypte de la corruption des Mamelouks. Après avoir glorifié la Sublime Porte, il se dit « ami de l’Empire Ottoman », essaya de normaliser sa présence dans cette contrée. Il laissa les Sheikhs jouir dans son administration, à peu près, du même rôle qu’auparavant (le rôle d’état civil). Nous avons déjà évoqué que Général Bonaparte dès son arrivée au Caire forma un Dīwān composé de « sheikhs al-bilād », il les consulta pour tout ce qui concerne la société, comme il les utilisa comme un moyen de convaincre la société qui pouvait voir, à travers ce Dīwān, que leurs Sheikhs respectifs avaient toujours leurs rôles directifs dans la société. La politique de responsabilisation des Sheikhs adoptée par Bonaparte fut poursuivie par son deuxième successeur au commandement de l’armée d’Orient (Abdallah Menou), est évoquée par plusieurs chroniqueurs, y compris les membres de la commission napoléonienne des sciences et des arts. Malgré la politique d’implication des notables dans son administration, le style de gouvernance de l’armée d’Orient ne manqua pas de commettre des choses qui pourraient être traumatisantes et qui laissent un impact négatif sur l’occupation française. À tire d’exemple, lors de la révolte du Caire, Bonaparte se comporta de manière aussi agressive. Bonaparte, peu croyant, amoureux fidèle de principes de la révolution française, fit, avec les lieux saints, exactement ce qu’il fit à l’église à son arrivé à Malte sur sa route vers l’Égypte.

Les intellectuels à l’épreuve de l’expédition

L’expédition française fut, sans doute, une véritable épreuve pour toute la société de cette contrée, et en particulier pour les intellectuels qui eurent du mal à s’entendre sur une position à l’égard de l’expédition et de ses annexes culturelles. L’histoire démonta que la plupart des grands intellectuels dans l’histoire furent influencés par les autres cultures voisines et cette diversité culturelle produisait souvent une renaissance culturelle grâce à ces contacts. Dans ce sens, l’exemple d’al-Ǧāḥiẓ n’est pas bien loin. À part sa connaissance profonde de sa propre culture arabo-musulmane, il fut influencé par les cultures étrangères, telles que la culture indienne, perse et grecque. Aujourd’hui, nous voyons que ses œuvres sont encore l’objet d’études dans le monde de la recherche. Alors, si nous revenons aux intellectuels et à la manière avec laquelle ils reçurent l’expédition française et ses accessoires culturels, nous allons voir comment le chemin se ramifie devant les intellectuels en question. Toutefois, cela ne doit pas nous étonner, car, dans chaque culture, quand on est face à une nouveauté exotique ou exogène, une polémique apparaît, tout naturellement, autour d’elle. Les acteurs du domaine prennent des positions positives ou négatives, à l’égard de cette dernière. D’ailleurs, c’est effectivement, ce que nous allons voir à propos de cette question. En outre, la question du contact avec la culture occidentale devint très tôt un sujet sensible, tantôt au niveau de la société, tantôt au niveau des intellectuels. Comme nous avons déjà traité, dans les pages précédentes (l’impact de l’expédition sur la société) la société fut la base solide dont chaque courant essayait de la convaincre pour que sa position soit la dominante. Concernant les intellectuels ou les acteurs de la scène polémique l’écho est autre. La divergence prit une tendance plus grande que celle du problème en question, puisque leur divergence arriva à un moment donné à un point de non retour. Certains semblent être « antimodernité » quand les autres semblent jouer le jeu de façon plus ouverte, tout en gardant la place de la particularité culturelle. Ce que nous allons expliquer dans les lignes qui suivent. Dans notre littérature scientifique, nous relevons deux grands courants : les réformistes favorables à l’ouverture culturelle et les conservateurs qui furent contre toute ouverture avec la culture occidentale afin de défendre les valeurs islamiques traditionnelles. Ces derniers se divisent en deux, un groupe qui se préoccupe de la 91 préservation de la langue arabe et un autre, très énergique, qui s’engage dans une lutte pour la protection de la culture arabo-musulmane. A titre d’exemple, Muṣṭafa Ṣādiq ar-Rāfiʿī, faisait partie de ceux qui virent la dangerosité de cette ouverture sur la langue et la culture et la nécessité de les sauver. Dans son ouvrage intitulé : « الجديد و القديم بين المعركة: القرآن راية تحت) « Taḥta rāyat al-Qur’ān : almaʿraka bayna al-qadīm wal-ğadīd), (Sous la bannière du Coran, la bataille entre modernité et tradition) destiné, comme il semble le dire dans ce même ouvrage, à clarifier et à corriger les erreurs des réformistes qui s’engagèrent pour faire des ravages sur la langue et la morale de la société, il en fit une critique forte. Ar-Rāfiʿī, fier de sa langue et sa tradition millénaire, sembla ignorer une grande partie de l’avancée scientifique et culturelle de l’Occident et la possibilité d’adaptation de sa société à l’ère moderne. Sa plus grande préoccupation resta de préserver l’originalité de la langue arabe contre cette nouvelle vague de vocables exotiques engendrés par l’ouverture culturelle. Il mit l’accent sur la langue et la littérature. Elles doivent trouver leur dynamisme et la voie du progrès sans avoir besoin d’une contribution quelconque d’une culture exotique. L’action à mener dans une perspective propre du progrès culturel et linguistique s’articula chez lui sur les deux axes suivants : Premièrement, il faut résister aux idées de certains réformistes influencés par les savants de l’expédition et les orientalistes, que ce soit aṭ-Ṭahṭāwī ou ses contemporains. Dans sa thèse, il illustre que le progrès n’est, ni de changer la culture, ni de s’approprier ou même d’adopter l’héritage culturel des autres, mais de s’engager pour arriver au sommet avec votre propre particularité linguistique et culturelle. La modernité n’est pas une propriété européenne, elle est un atout universel auquel toute communauté peut accéder avec ses propres moyens. Son plus grand problème est donc l’emprunt lexical. Deuxièmement, l’exemple des réformistes, selon lui, « pro-occidentaux » est comparable à une épidémie qui ravage le monde pour une fois, et qui disparaitra très vite, quand le remède restera entre les mains des médecins pour toujours. Leur exemple dans la société est donc celui de cette épidémie, qui, une fois le remède trouvé ne nous nuira plus. Dans son argumentation, il nous semble que l’emprunt de termes étrangers fut une erreur fatale commise par certains réformistes. Pour lui, une langue doit se construire elle-même sans avoir besoin de contact avec les autres langues dans la périphérie de ses frontières 92 géographiques. Quant à l’arabe, elle a encore une particularité en plus qui lui donne la possibilité d’avoir une autosuffisance culturelle et terminologique. Cette particularité doit être découverte et exploitée par les hommes de littérature arabe, au lieu de s’engager, de chercher des accessoires lexicaux et culturels étrangers. En résumé, telles semblent être les idées d’ar-Rāfiʿī. Aujourd’hui, en Orient actuel et après plus de deux siècles, nous avons vaguement l’impression qu’une influence du même ordre s’exerce dans les rangs des écrivains orientaux. L’écho de la polémique continue, certains traitent aṭ-Ṭahṭāwī de falsificateur de la culture et de la religion, tout en glorifiant Hārūn ar-Rašīd. Or, ar-Rašīd fut le premier à s’intéresser à la traduction de la philosophie grecque. Alors, si le transfert de savoir des autres civilisations est une erreur, pourquoi glorifier Hārūn ar-Rašīd qui fit pratiquement la même chose qu’aṭ-Ṭahṭāwī? C’est ce que Hanī aṣ-Ṣabâ‘ī nous apprend dans ces lignes : « Nous trouvons que ce qui amena aṭ-Ṭahṭāwī à cette interprétation erronée et cette compréhension maladroite viennent du fait qu’il partit d’une mauvaise introduction matérielle. Le résultat fut donc aussi, à son tour, erroné, puisqu’il fut prisonnier d’une interprétation matérielle de phénomènes et d’événements historiques. C’est ainsi, qu’aṭ-Ṭahṭāwī prêcha la nouvelle religion de l’Occident, ses lois et ses éthiques dans la nation musulmane (fī al-umma alislāmiya).1» Il met l’incarnation sur le dos d’aṭ-Ṭahṭāwī, parce que tout simplement il traduisit la loi commerciale et le code civil français. Dans cet acte, il aurait commis l’erreur la plus fatale de ʿaṣr Taẖrīb al-huwwiyah al-islāmiya (l’époque du sabotage de l’identité musulmane). Dans l’introduction de ce même ouvrage, aṣ-Ṣabâ‘ī glorifie le calife abbasside Hārūn ar-Rašīd à qui appartiendrait, historiquement, l’idée de création de Bayt al-Ḥikma (le plus grand centre pour la traduction de la philosophie grecque en arabe). Pour aṣṢabâ‘ī, il ne mérite que la louange. Malheureusement, il fait l’objet de critiques de la part de certains qui « répètent des anecdotes qui furent diffusées à propos de Hārūn ar-Rašīd. Ce calife, au cours de sa vie, balança entre le pèlerinage et le ğihād (deux actes religieux). 1 AṢ-ṢABĀ‘Ī Hanī, 2013. Dawru aṭ-Ṭahṭāwī fī thrīb al-huwiya al-islāmiya, deuxième édition. Caire, p. 25. 93 Il devient malheureusement, aujourd’hui, dans l’imagination de jeunes générations, un symbole de luxe et de fanfaronnade. 2» Dans les propos d’Hanī al-Ṣabâ‘ī, ce qui est tout à fait paradoxal, c’est sa condamnation d’une interculturalité avec l’Occident entreprise par les réformistes. Il ne nous propose cependant pas d’autre moyen de faire avancer les choses. Il fustige la transmission des savoirs occidentaux du XIXe siècle et pourtant il glorifie Hārūn ar-Rašīd pour tous ses efforts allant dans ce sens. Mais n’est-ce pas lui justement qui favorisa le transfert en arabe de l’héritage philosophique grec dans son entreprise de traduction à Baġdād ? Nous aimerions bien savoir comment le transfert des sciences européennes modernes est dangereux quand celui – ci est tout à fait légitime au VIIIe siècle. Par exemple, en lisant leur critique à l’encontre d’aṭ-Ṭahṭāwī, et surtout l’ouvrage de Hanī aṣ-Ṣabâ‘ī, intitulé :  » االسالمية الهوية تخريب في الطهطاوي دور) « Dawru aṭ-Ṭahṭāwī fī taẖrīb al-huwiya alislāmiya) (Le rôle d’aṭ-Ṭahṭāwī sur le sabotage de l’identité musulmane)، deux hypothèses se dégagent. Au niveau de la première, on a l’impression qu’ils n’ont pas bien lu les textes d’aṭ-Ṭahṭāwī. Ces derniers ne contredisent nullement les principes et les valeurs culturelles musulmanes. Dans l’introduction de son célèbre Taẖlīṣ, il dit : « Je ne saurais approuver que ce qui ne s’oppose pas au texte de la Loi apporté par Mohammad- qu’à lui reviennent la meilleure prière et le plus saint hommage 3».

Table des matières

I. Sommaire
II. Première partie : Présentation générale de l’Égypte lors de la campagne
de Bonaparte
III. Deuxième partie : L’école al-Alsun, une institution clé dans le processus
de la traduction à l’époque de la Nahḍa
IV. Troisième partie : Les problèmes de la traduction
V. CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE
VI. BIBLIOGRAPHIE FRANÇAISE ET ANGLAISE
VII. BIBLIOGRAPHIE ARABE
VIII. LES DICTIONNAIRES CONSULTÉS
LES ANNEXES
IX. LES ANNEXES SUR LA TRADUCTION D’AṬ-ṬAHṬĀWĪ
X. La traduction arabe de la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814 (Traduction d’aṭ-Ṭahṭāwī)
XI. LES ANNEXES SUR L’EXPÉDITION D’ÉGYPTE
XII. LES ANNEXES SUR AL-ALSUN
XIII. Table des matières

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