L’art de créer les mantinádes

L’art de créer les mantinádes

Le terme mantináda vient du vénitien mattinata qui désigne les poèmes chantés au petit matin sous les fenêtres de sa bien-aimée. Ce terme vénitien signifie donc littéralement « aubade » en français. Cette appellation de mantináda pour désigner ce type de texte poétique chanté ne se rencontre pas uniquement à Kárpathos. En effet, ce terme est présent également dans d’autres îles du Dodécanèse, ainsi que dans l’île de Crète. L’emprunt au vénitien remonte à l’époque où Venise dominait toutes ces îles, entre le début du XIIIe et le milieu du XVIIe siècles. Cependant, à Chypre et dans d’autres régions de Grèce, qui connaissent également une pratique traditionnelle d’improvisation poétique chantée, celle-ci porte un autre nom. Par exemple, à Chypre, les distiques improvisés prennent le nom de tsiattistá (τα τσιαττιστά), ce qui signifie « vers assortis » puisque le mot est dérivé du verbe tsiattízo (τσιαττίζω) qui a le sens de « assortir ». De la même manière, à Naxos, le terme local pour désigner les distiques improvisés – dans cette île, ils sont en vers de huit syllabes – est le terme kotsákia (τα κοτσάκια) qui signifie également « vers assortis ». Dans le nord de la Grèce, en Épire, les distiques improvisés prennent le nom de chavázia (τα χαβάζια) lorsqu’il s’agit des vers chantés à l’aube à la fin des fêtes. Ce terme vient du mot chavás (ο χαβάς), lui-même issu de la langue turque et qui signifie tout simplement « mélodie, air ». Sinon, toujours en Épire, les distiques improvisés sont appelés stichoplákia (τα στιχοπλάκια), c’est-à-dire « vers tressés », et ils ont la plupart du temps un contenu amoureux, ainsi que me l’a expliqué Aléxandros Lamprídis, un Épirote qui se rend régulièrement à Ólympos dans le but de réaliser un documentaire. En revanche, même si le distique improvisé et chanté est présent dans plusieurs régions de Grèce et à Chypre, il prend une dimension particulière dans l’île de Kárpathos où l’obligation de l’improvisation des vers est toujours fortement ancrée dans la pratique, et reste une des conditions primordiales que chacun se doit de respecter. De plus, à Ólympos, l’improvisation poétique chantée des mantinádes est un passage obligé pour tout homme, qui se doit de pouvoir et de savoir en improviser lors d’une fête, puisqu’il s’agit d’un élément essentiel que tout le monde attend. C’est ce que Manólis Makrís rappelle dans son ouvrage sur les chants du village d’Ólympos :« Εξήγησα ήδη ότι το μέγιστο μέρος της διασκέδασης καλύπτουν οι μαντινάδες. Μέσα απ’ αυτές έχει την ευκαιρία ο τραγουδιστής να εκφράσει με τρόπο σαφή, σύντομο και “ποιητικό” κάθε σκέψη του και κάθε συναίσθημα. Η θεσμοθετημένη από τα έθιμα υποχρέωση όλων να “τραγουδήσουν” (που σημαίνει: να στιχουργήσουν για την απόλυτα ειδική περίπτωση τη μαντινάδα και να την τραγουδήσουν σ’ έναν από τους πολλούς παραδοσιακούς σκοπούς) στα πλαίσια μιας σοβαρότατης διαδικασίας, με το παρευρισκόμενο κοινό ν’ αποτελεί αυστηρό κριτή, η προσπάθεια ανάδειξης των καλών στιχοπλόκων (και κατά δεύτερο λόγο των καλλίφωνων), δημιουργούν ένα κλίμα, που δεν μπορούν ασφαλώς να το σηκώσουν τα γνωστά πολύστιχα τραγούδια, των οποίων η λειτουργική αξία περιέρχεται πια σε δεύτερη μοίρα. Γι’ αυτό δεν υπάρχουν στην Όλυμπο πολύστιχα τραγούδια, που το κείμενό τους να είναι στιχουργημένο ειδικά για τους γάμους, τα βαφτίσια, τις ονομαστικές εορτές κλπ. (με εξαίρεση τα θρησευτικά τραγούδια και τα κάλαντα). Για όλες αυτές τις ειδικές περιπτώσεις υπάρχει η μαντινάδα. Οι μαντινάδες αποτελούν ένα τεράστιον κεφάλαιο της λαϊκής ποίησης της Ολύμπου, το σημαντικότερο από λειτουργική άποψη […]127 . » « J’ai déjà expliqué que les mantinádes couvrent la plus grande partie de la fête. À travers elles, le chanteur a l’occasion d’exprimer de manière réfléchie, immédiate e t “poétique” chacune de ses pensées et chacun de ses sentiments. L’obligation quasi institutionnalisée dans les coutumes que tous “chantent” (ce qui signifie : qu’ils créent une mantináda pour n’importe quelle sorte de situation et qu’ils la chantent sur un des nombreux airs traditionnels) dans le cadre d’un divertissement des plus sérieux, avec les personnes présentes qui constituent un juge sévère, ainsi que la tentative de montrer les meilleurs versificateurs (et dans une seconde mesure ceux qui ont une belle voix), créent un climat que ne peuvent pas arriver à tenir de manière sûre les longues chansons connues, dont la valeur fonctionnelle passe au second plan. C’est la raison pour laquelle, à Ólympos, il n’y a pas de chansons longues dont le texte soit composé spécifiquement pour les mariages, les baptêmes, les fêtes du patronyme, etc. (à l’exception des chants religieux et des kálanta). Pour toutes ces situations spécifiques, il existe la mantináda. Les mantinádes constituent un immense chapitre de la poésie populaire d’Ólympos, le plus important selon un point de vue fonctionnel […]. » Ainsi, les distiques improvisés constituent la part la plus importante et la plus significative du répertoire musical et poétique d’Ólympos, puisqu’on les rencontre dans toutes les circonstances. Par ailleurs, les éléments qui caractérisent les mantinádes sont nombreux, mais ils sont tous nécessaires en même temps, afin de pouvoir créer ces miniatures.

Les caractéristiques des mantinádes

Afin d’être pleinement réussies, les mantinádes répondent à toute une série de règles lors de leur création, mais ces règles demeurent implicites, même si chacun se doit de les connaître et de les respecter. Les caractéristiques sont liées à la langue employée, au type de vers improvisé et à la forme spécifique de la mantináda qui est un distique assonancé. Par ailleurs, la question de l’improvisation poétique, lorsqu’elle est chantée, répond à d’autres règles formelles qui prolongent chaque distique en incluant des répétitions. De plus, il ne faut pas oublier la question essentielle des thèmes poétiques qui sont développés au cours de la performance. 

La langue Comme dans la plupart des régions de

Grèce où l’on peut rencontrer cette pratique, les vers sont improvisés en dialecte local et non en grec démotique standard (ou grec moderne), lequel est parlé à travers toute la Grèce et enseigné à l’école. La langue dialectale parlée à Ólympos, comme d’autres dialectes, présente ainsi des particularités phonétiques, morphologiques, syntaxiques et lexicales. Ces différences locales rendent la compréhension de la langue plus difficile pour quelqu’un qui ne les connaît pas. Dans chaque région, la langue dialectale joue un rôle de marqueur identitaire et en même temps, montre l’attachement profond à un lieu. Ces particularités affectent essentiellement trois aspects de la langue : la phonétique, la morphologie et le lexique, dont je vais à présent donner quelques exemples128 . D’un point de vue phonétique, on rencontre fréquemment la chute des consonnes « v » (β), « d » (δ) et « g » (γ) entre deux voyelles. Par exemple, on trouve ainsi le terme de « to paiḯ » (το παιί) pour « to paidí » (το παιδί, l’enfant), ou bien « to traoúï » (το τραούι) au lieu de « to tragoúdi » (το τραγούδι, la chanson), ou encore « foásai » (φοάσαι) à la place de « fovásai » (φοβάσαι, tu as peur). D’autre part, on rencontre très souvent également un « n » ajouté à la fin d’un mot et qui s’intercale ainsi entre deux mots, afin d’éviter le hiatus entre les deux voyelles. On trouve, par exemple, « kórin agapó » (κόρην αγαπώ, j’aime une jeune fille) pour pallier la rencontre entre les sons « i » et « a » dans « kóri agapó ».De plus, j’ai pu constater l’absence de sonorisation qui existe en grec moderne standard lorsque la consonne « n » (ν) rencontre un « p » (π), un « t » (τ), ou un « k » (κ). Ainsi, on ne dira pas « ston dópo » (στον τόπο) avec une sonorisation du « t » en « d », mais on entendra « sto tópo » (στο τόπο), ce qui s’écrira la plupart du temps « stot tópo » (στοτ τόπο), avec une transformation du « n » final qui devient comme la consonne suivante. Au niveau de la morphologie, on rencontre à Ólympos des terminaisons verbales différentes de celles du grec moderne standard. On a ainsi une terminaison en -ome (-ομε) au lieu de -oume (-ουμε) à la première personne du pluriel, que ce soit dans les formes du futur ou du subjonctif présent, comme dans na giortásome (να γιορτάσομε) pour na giortásoume (να γιορτάσουμε, que nous célébrions), ou bien na glentísome (να γλεντίσομε) à la place de na glentísoume (να γλεντίσουμε, que nous fassions la fête). On rencontre également dans la conjugaison, à la troisième personne du pluriel, une terminaison en -oúsi (-ούσι) au lieu de -oún (-ούν), à la fois pour les formes du futur ou du subjonctif présent des verbes médio-passifs, comme, par exemple, avec na pantreftoúsi (να παντρευτούσι) au lieu de na pantreftoún (να παντρευτούν, qu’ils se marient). De la même façon, cette même terminaison en -ousi (-ουσι), qui se distingue toutefois de la précédente par le fait qu’elle ne porte pas l’accent tonique, se rencontre également au lieu de -oun (-ουν), mais cette fois pour les formes du futur ou du subjonctif présent de la troisième personne du pluriel des verbes actifs. Par exemple, nous trouverons des formes telles que pínousi (πίνουσι) pour pínoun (πίνουν, ils boivent). En ce qui concerne l’aoriste, on rencontre la terminaison en -asi (-ασι) pour la troisième personne du pluriel, au lieu de la terminaison en -an (-αν), comme avec la forme epomeínasi (επομείνασι) pour epómeinan (επόμειναν, ils sont restés). 

Le mètre poétique des mantinádes : vers et assonance

À Kárpathos, les vers qui sont improvisés sont des vers iambiques de quinze syllabes, appelés iamvikós decapentasýllavos stíchos (ο ιαμβικός δεκαπεντασύλλαβος στίχος) en grec. 140 Nous trouvons aussi fréquemment ce vers sous la dénomination de vers politique, politikós stíchos (ο πολιτικός στίχος). En ce qui concerne la signification précise de cet adjectif, les scientifiques ne sont pas tous d’accord sur ce point et il existe principalement deux versions. La première est que le terme « politikós » signifie tout simplement « qui vient de la Póli (η Πόλη), la Ville, autrement dit Constantinople », où la présence de ce vers est attestée depuis longtemps. C’est ce qu’explique, par exemple, Denis Kohler lorsqu’il mentionne que ce vers est une des principales caractéristiques de la chanson populaire : « Quelles sont les caractéristiques fondamentales de la chanson folklorique ? Elle repose sur le vers de quinze syllabes (8/7), dit “vers politique” – parce qu’originaire de Constantinople, la “Polis” – et qui sera le vers-roi de la poésie populaire grecque. Le plus proche du rythme même de la sensibilité grecque, il sera repris à la chanson folklorique par des poètes aussi importants que Solomos, Palamas, Sikelianos et Séféris, ayant ainsi connu une longévité de près de neuf siècles, à partir du moment capital où le rythme poétique grec de prosodique devint accentuel129 . » La seconde version, quant à elle, voit dans l’usage de ce terme politikós un équivalent à l’adjectif dimotikós, c’est-à-dire « populaire », et dans le sens de « quelque chose du quotidien », et vraisemblablement par opposition à des vers utilisés dans une poésie plus érudite. C’est ainsi que Mario Vitti explique que certains auteurs utilisent « le vers “politique” pour dire les choses de la vie ». Il prend l’exemple d’un écrivain byzantin érudit, Michaḯl Glýkas (mort en 1204), et précise en parlant du célèbre poème qu’il a composé en vers politiques : « Il a très vraisemblablement utilisé la langue vulgaire de volonté délibérée, pleinement conscient du mépris que les écrivains instruits, atticistes, vouaient à la langue du peuple. Même la nouvelle métrique populaire, fondée sur l’accentuation des syllabes, était objet de risée, car elle était considérée comme basse et plébéienne, barbare pour tout dire, en regard de la seule et unique métrique digne des personnes cultivées : la métrique antique fondée sur la durée des syllabes. Ce mépris des gens instruits perce sous le qualificatif attribué à la versification accentuée du peuple : de même que le grec parlé par le peuple était qualifié de “vulgaire”, de même le vers dont il se sert sera appelé “πολιτικός”, “politique”, c’està-dire public, dans le sens où on l’emploie pour parler des courtisanes, la fille “publique” étant elle aussi appelée “πολιτική”. Et pourtant, le vers accentué, “politique” par excellence, de quinze syllabes, coupé par une césure (8+7 syllabes), coïncidait avec le vers utilisé quelquefois dans ses hymnes par le grand poète religieux du VIIe siècle, Romanos le Mélode. Telle était du moins l’opinion répandue au début de notre siècle. Mais des auteurs du XIXe siècle, comme A. R. Rangávis,

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