Le concept de perfectibilité chez Georg Forster

Le concept de perfectibilité chez Georg Forster

Une capacité à se perfectionner universelle Reinhold

Forster est un tenant de l’idée selon laquelle l’ensemble de l’humanité dispose d’une capacité à se perfectionner et que les Européens se trouvent sur le plus haut des degrés de ce perfectionnement, vers lequel ils doivent guider les autres peuples. La dimension religieuse joue un rôle central dans la conception du perfectionnement de Johann Reinhold Forster : il est important de permettre à ces autres peuples de découvrir la religion chrétienne, car elle seule leur permettra de se perfectionner, en particulier sur le plan moral. Si Reinhold Forster ne développe pas sa réflexion sur la perfectibilité de l’homme, essentiellement parce que ses intérêts ne le portent pas vers l’anthropologie, il n’en reste pas moins qu’il se refuse, tout comme son fils, à nier la perfectibilité des peuples qu’il a rencontrés au cours du voyage. Il écrit ainsi dans ses carnets de bord rédigés au cours du voyage autour du monde : We think ourselves much superior to these Nations in regard to Arts & Trades, & what is still more than all this, in regard to our sublime Sciences, & the use of letters. I will by no means say they are as far as we in regard to all these things, or even as far as any of the least civilized Nations, but let us only give them their due, let us consider the difficulties they are under, […] & all this I believe must convince us, that they have more civilization than we at first outset think96 . Si les conditions extérieures de vie de ces peuples ne leur ont pas permis d’atteindre le même niveau de développement technique, mais surtout moral que les Européens, il n’existe pas d’incapacité innée chez eux à l’atteindre. Cela signifie donc d’une part que Reinhold Forster considère que ces peuples seraient eux aussi potentiellement capables d’atteindre le même niveau de perfectionnement que les Européens, et d’autre part que leur perfectionnement n’est envisageable qu’en suivant les pas des Européens, comme le souligne le fait qu’il considère que ce perfectionnement doit passer par les arts, le commerce et l’écriture. Si Reinhold Forster ne se distingue donc pas de ses contemporains par une conception radicale de la capacité de l’homme à se perfectionner, il n’en reste pas moins qu’il se place résolument du côté de ceux qui considèrent que cette capacité est propre à tout homme. 96 FORSTER Johann Reinhold, The Resolution Journal of Johann Reinhold Forster, 1772-1775 [première parution posthume 1982], 4 vol., Londres, The Hakluyt Society, 1982, p. 396. « Nous pensons être bien supérieurs à ces nations du point de vue des arts et du commerce, et, ce qui est bien plus encore, du point de vue de nos sciences sublimes et de l’emploi des lettres. Je ne veux en aucun cas dire qu’ils sont aussi avancés que nous le sommes du point de vue de toutes ces choses, ni même qu’ils seraient aussi avancés que n’importe laquelle des nations moins civilisées, mais soyons justes à leur égard, considérons les difficultés qu’ils subissent et tout cela, je pense, doit nous convaincre qu’ils ont davantage de civilisation que nous le pensions à première vue. » Anne Mariss cite et commente ce passage dans son ouvrage sur Johann Reinhold Forster : MARISS, A world of new things, op. cit., 2015, pp. 195‑196. 147 Cette position sans ambiguité constitue la fondation de la pensée du perfectionnement de son fils Georg. Johann Reinhold, ancien pasteur, puis son fils Georg ne voient pas de contradiction dans cette coexistence d’une croyance en une perfection divine révélée à une petite partie de l’humanité, et de l’horizon du perfectionnement universel de l’humanité par la connaissance. Les deux sphères, la sphère privée du croyant et la sphère publique de l’homme des Lumières, restent séparées et compatibles, alors même qu’il serait fort aisé d’y reconnaître des principes contradictoires. 4) Induction de la perfectibilité de l’expérience Il n’est pas possible d’affirmer avec certitude que le modèle de perfectionnement présenté dans le Voyage autour du monde est celui de Johann Reinhold Forster et non celui de son fils. Pourtant, dans le Voyage autour du monde, les passages qui affirment l’existence d’un perfectionnement de l’homme voulu par la Providence côtoient d’autres passages qui dessinent un perfectionnement méthodologiquement tout autre, non pas donné, mais construit, et qui trouve ses sources dans les méthodes scientifiques bien davantage que dans la théologie. En particulier, la mise en place de certaines réflexions sur l’observation empirique, sensible, en tant qu’elle est l’origine du perfectionnement de la connaissance constitue des prémisses bien plus logiques au perfectionnement, puis à la perfectibilité de l’homme tels qu’ils sont élaborés par Forster dans ses écrits ultérieurs. Deux conceptions du perfectionnement de l’homme, très différentes, coexistent donc dans le même texte des deux Forster. La conception providentialiste témoigne de l’influence forte encore exercée sur lui par son père Johann Reinhold Forster jusqu’à la fin des années 1770, tandis que la conception plus scientifique préparée par les réflexions préliminaires qui vont être abordées ici annonce la perfectibilité que Forster développe à partir du début des années 1780. C) Les prémisses d’une autre conception du perfectionnement de l’homme ? 1) Sens et réflexion dans le Voyage autour du monde Forster observe au cours de son voyage une corrélation entre satisfaction des besoins immédiats des sens et capacité à la réflexion ; une fois que ces besoins sont satisfaits, les sens 148 peuvent se raffiner et permettre une perception plus fine, qui entraîne à son tour le développement de certaines facultés rationnelles. Pour Forster, seuls les sens peuvent fournir à la raison le matériau qui lui permet de se développer. Ils nécessitent cependant un certain degré d’affinement afin de pouvoir remplir ce rôle. Or deux cas différents qui empêchent cet affinement sont mentionnés par Forster dès le Voyage autour du monde. En premier lieu, les sens peuvent être constamment absorbés par la recherche de la subsistance de l’homme, il leur est alors impossible d’assumer également leur rôle auprès de la raison, et cette dernière reste indéfiniment en friche. La première exigence des sens doit être assouvie avant qu’ils puissent assumer leur rôle cognitif. C’est ce qui explique, pour Forster, le désintérêt des habitants de la Terre de Feu pour les voyageurs européens97 . L’autre cas est celui des habitants de Tahiti : faute d’éducation, ces derniers restent asservis à leurs sens. Ils vivent pour Forster dans l’immédiateté des plaisirs, sans idées générales ni structure mentale leur permettant de domestiquer leurs sens. Cette lecture du statut intellectuel des habitants de Tahiti apparaît dans l’introduction au Voyage autour du monde. Le Tahitien O-Maï, qui a accompagné les explorateurs au cours de leur voyage de retour en Europe, se voit dans l’incapacité, lors de son séjour à Londres, de comprendre le sens de ce qu’il perçoit. Forster souligne sa vivacité d’esprit, mais ses sens, insuffisamment éduqués, ne parviennent pas à surmonter la seule satisfaction immédiate de leurs besoins et à assumer totalement leur rôle de transmission de la connaissance à la raison : Er konnte aber seine Aufmerksamkeit nicht besonders auf Sachen richten, die ihm und seinen Landsleuten bei seiner Rückkehr hätten nützlich werden können: Die Mannigfaltigkeit der Gegenstände verhinderte ihn daran. Keine allgemeine Vorstellung unseres zivilisierten Systems wollte ihm in den Kopf; und folglich wusste er auch die Vorzüge desselben nicht zum Nutzen und zur Verbesserung seines Vaterlandes anzuwenden. Schönheit, Symmetrie, Wohlklang und Pracht bezauberten wechselweise seine Sinne; diese wollten befriedigt sein, und er war gewohnt ihrem Ruf zu gehorchen. Der beständige Schwindel des Genusses ließ ihm keinen Augenblick Zeit auf das Künftige zu denken; und da er nicht von wahrem Genie belebt war, wie Tupaia, der an seiner Stelle gewiss nach einem festgesetzten Plan gehandelt hätte, so blieb sein Verstand immer unbebaut. 98 97 FORSTER, Reise um die Welt, op. cit., 1966, pp. 380‑383. 98 FORSTER, Reise um die Welt, op. cit., 1965, pp. 15‑16. « Mais il ne parvint pas à orienter son attention de manière spécifique sur des choses qui auraient pu être utiles à lui et à ses compatriotes après son retour : la diversité des objets l’en empêchait. Aucune représentation générale de notre système civilisé ne voulait entrer dans son crâne ; et par conséquent, il ne sut pas davantage utiliser les avantages de ce système pour l’utilité et l’amélioration de sa patrie. La beauté, la symétrie, la mélodie et la splendeur ravissaient tour à tour ses sens ; ceux-ci voulaient être assouvis, et il était habitué à obéir à leur appel. L’étourdissement constant de la jouissance ne lui laissa aucun instant de libre pour penser à l’avenir ; et comme il n’était pas animé d’un vrai génie comme Tupaia, qui aurait certainement agi à sa place d’après un plan préconçu, son entendement resta toujours en jachère. » 149 L’habitude a édicté à O-Maï d’obéir à ses sens, qui se contentent de subir les choses avec lesquelles ils entrent en interaction de manière immédiate, sans pouvoir transmettre ce qu’ils ont perçu à la raison ni, par conséquent, participer au développement d’idées générales. O-Maï ne parvient pas à dépasser l’enchantement immédiat de ses sens, l’éblouissement face à la civilisation, pour convertir ses impressions en connaissance raisonnée. Son voyage est donc resté stérile pour le développement de son peuple ; l’entendement de O-Maï reste en jachère (« sein Verstand [blieb immer] unbebaut ») parce qu’il ne parvient pas à dépasser l’immédiateté du témoignage de ses sens. Il ne s’agit pas cependant là d’une critique généralisée du caractère des Tahitiens : si Forster observe parmi eux cette tendance à se contenter de l’immédiateté des sens, certains individus sont néanmoins capables, grâce à leur intelligence, de percevoir l’utilité de ces connaissances nouvelles et la nécessité d’agir selon un plan réfléchi. C’est le cas de Tupaia, auquel Forster rend hommage ici. Tupaia, navigateur et géographe tahitien d’ascendance noble, avait participé au premier voyage de Cook en tant qu’interprète et diplomate, et fit à de nombreuses reprises la démonstration de la qualité de la science de la navigation des Tahitiens aux marins européens. Il rencontra également Bougainville au cours du voyage de ce dernier, en 1768. Forster ne rencontra jamais Tupaia, parce que ce dernier mourut en 1770, probablement du paludisme, à Batavia, au cours d’une escale du premier voyage de Cook. Pourtant, la personnalité de Tupaia, ainsi que la carte qu’il réalisa des îles de la Société, firent qu’il ne fut pas oublié des savants et des explorateurs. Johann Reinhold Forster fait paraître le premier, en annexe de ses Observations Made during a Voyage round the World, la carte de Tupaia99. Il est donc tout à fait logique que le jeune Forster connaisse l’existence de Tupaia et puisse le comparer à O-Maï. Or Tupaia, plus doué que son compatriote, aurait su mettre à profit ces connaissances nouvelles pour Forster. L’absence de développement de l’entendement d’O-Maï est lourde de conséquences, puisqu’elle empêche la transmission des découvertes (« Nutzen und Verbesserung seines Vaterlandes »). Là encore, le contraste apparaît avec Tupaia, qui avait en partie entrepris le voyage pour ramener de nouvelles connaissances à ses compatriotes. Le jeune Forster, transmetteur et producteur de connaissances lui-même, 99 FORSTER Johann Reinhold, Observations made during a voyage round the world, on physical geography, natural history, and ethic philosophy: Especially on  ressent au plus haut point le caractère dommageable de ce développement manqué, sur le plan individuel, mais surtout sur le plan collectif. Il eût fallu au préalable éduquer O-Maï pour lui permettre de rendre fertile son entendement. Ce n’est pas aux habitants de Tahiti que Forster reproche de ne pas l’avoir fait, puisqu’il serait absurde de supposer qu’une éducation locale, relative à un temps et un lieu, pourrait préparer parfaitement à un milieu entièrement différent, mais bien à ses propres compatriotes. Les métaphores végétales employées par Forster ne sont pas le fruit du hasard : l’agriculture joue un rôle central dans ce développement des sens. Les peuples qui se développent le mieux sont pour Forster ceux qui ne vivent ni dans un environnement hostile qui les contraint à une situation de misère absolue, comme les habitants de la Terre de Feu ou « Pesserähs », ni dans un paradis terrestre où aucun effort n’est nécessaire pour se procurer sa subsistance, sinon de se baisser pour ramasser des fruits. L’agriculture, l’élevage, une certaine activité est selon Forster nécessaire pour développer les sens, leur apprendre à percevoir. Forster écrit à propos des habitants de l’île de Tanna qu’ils sont moins développés qu’ils pourraient l’être, et que même en comparaison de leurs voisins immédiats des îles des mers du Sud ils connaissent un certain retard. Le perfectionnement de ces peuples est lié à l’agriculture : Ohne diese Nothwendigkeit, den Feldbau zu treiben, würden die Bewohner der Inseln, zwischen den Wendekreisen, wohl durchgehends noch nicht zu dem Grade von Civilisation gelangt seyn, den wir würklich bey ihnen angetroffen haben. 0 Pourtant, ce peuple de l’île de Tanna a la capacité, selon Forster, de parvenir au même degré de civilisation que ses voisins. Mais pour cela, il faudrait qu’il puisse éduquer ses sens, notamment grâce au goût : Sollte das Wohlgefallen an vielen und verschiedenen Gerichten unter dieser Nation zunehmen und allgemein werden; so würden auch der Ackerbau und alle diejenigen Manufakturen und Künste, die zu dieser Art des Wohllebens gehören, bald stärkere Schritte zur Vollkommenheit tun, denn die schwerste Arbeit wird uns leicht und unterhaltend, sobald wir sie aus eigener Willkür oder zu Vergnügung der Sinne unternehmen: Wäre aber nur erst in einem Stück für die Verfeinerung der Sitten gesorgt, so würde sie auch bald genug in mehreren erfolgen. Schon jetzt hat die Musik hier eine höhere Stufe der Vollkommenheit erreicht, als irgend sonst wo im Südmeer, und es ist wohl nicht zu leugnen, dass das Wohlgefallen an harmonischen Tönen eine gewisse Empfindlichkeit voraussetzt, die der Sittlichkeit den Weg bereitet.  « Sans cette nécessité de pratiquer l’agriculture, les habitants des îles situées entre les tropiques ne seraient pas encore durablement parvenus à ce degré de civilisation que nous avons effectivement rencontré chez eux. » 1 Ibid., p. 279. « Si la satisfaction procurée par des plats nombreux et divers devait augmenter et se généraliser parmi cette nation, alors l’agriculture et l’ensemble de ces produits manufacturés et de ces arts qui constituent une 151 Des sens raffinés permettent le perfectionnement de l’homme à de multiples égards : ils peuvent être à la fois le point de départ de la connaissance, la motivation pour développer les techniques et l’artisanat, donc la prospérité matérielle, et, ultimement, peuvent contribuer au développement de conceptions morales. La contrepartie est une certaine perte de l’acuité de ces sens, liée à la civilisation : Es gehört mit zu den körperlichen Vorzügen der halb zivilisierten Völker, dass ihre Sinne durchaus schärfer sind als die unsrigen, die durch tausend Umstände und Verhältnisse der sogenannten verfeinerten Lebensart, stumpf gemacht und verdorben werden. 2 Pourtant, cette perte n’en est pas réellement une, pour Forster. Certes les Européens ont des sens moins aiguisés que ceux que Forster qualifie de peuples à moitié civilisés, mais il apparaît déjà dans le récit de voyage que cette acuité des sens est en réalité dommageable au développement général d’un peuple : cette force immédiate de l’impression dissimule à l’entendement des hommes une perception plus profonde et bien plus utile pour l’entendement lui-même3 . Même si Forster ne conceptualise cette idée que plus tardivement, elle apparaît déjà de manière évidente dans le Voyage autour du monde, à travers ses remarques sur le langage. 2) Le langage, à la confluence entre sensibilité et perfectionnement de l’homme Pour Forster, dès le Voyage autour du monde, la capacité de l’homme à se perfectionner réside dans les sens : des sens plus ou moins développés permettent une plus ou moins grande capacité à se perfectionner. Ce développement des sens est permis directement par les expériences qu’a pu faire un individu ou un peuple au cours de son histoire, lui permettant ainsi d’éduquer ses sens en fonction de ces expériences. Cela explique la grande diversité des qualités partie de cette sorte de vie prospère feraient bientôt des pas plus rapides vers la perfection, car le travail le plus difficile nous est facile et distrayant, dès que nous l’entreprenons de notre propre arbitre ou pour la satisfaction de nos sens ; mais si le raffinement des mœurs était déjà assuré ne serait-ce que dans un domaine, alors il s’accomplirait bientôt dans plusieurs d’entre eux. Dès à présent, la musique a atteint ici un degré plus élevé de perfection que nulle part ailleurs dans les mers du Sud, et on ne saurait nier que la satisfaction ressentie à l’écoute de sons harmonieux présuppose une certaine sensibilité, qui prépare la voie de la morale. »  . « Au nombre des avantages corporels des peuples à moitié civilisés, on compte le fait que leurs sens sont de fait plus aiguisés que les nôtres, qui sont émoussés et corrompus par mille circonstances et rapports de ce qu’on appelle la manière raffinée de vivre. » 3 Cette idée est développée dans un texte bien postérieur de Forster, Über Leckereyen, qui cherche à définir ce que sont les friandises et dans lequel Forster affirme que seuls les Européens sont capables, grâce à l’éducation de leurs sens, de déterminer quels mets méritent d’être qualifiés de friandise.   de l’homme en fonction de son environnement. Forster observe chez les représentants de certains peuples un intérêt pour la nouveauté et l’inconnu identique au sien. Cette curiosité et cette ouverture d’esprit font partie de la nature humaine, mais elle n’est pas innée ; elle repose sur une bonne influence réciproque des organes des sens et de la raison. Cela apparaît tout particulièrement à travers ce que Forster dit de l’organe du langage, de la capacité à reproduire les sons qui constituent une autre langue. Sur l’île de Mallicolo, Forster fait la connaissance du peuple dont il indique qu’il s’agit du peuple le plus intelligent qu’il ait rencontré dans les mers du Sud : Hier lernten wir sie als das verständigste und gescheiteste Volk kennen, das wir noch bis jetzt in der Südsee angetroffen hatten. Sie begriffen unsere Zeichen und Gebärden so schnell und richtig, als ob sie schon wer weiß wie lange mit uns umgegangen wären; und in Zeit von etlichen Minuten lehrten auch sie uns eine Menge Wörter aus ihrer Sprache verstehen. 4 Forster observe la capacité de ces hommes à apprendre de nouveaux sons et à s’intéresser à la langue des autres. La diversité des peuples rencontrés permet à Forster de s’interroger sur les différents degrés d’avancement dans la civilisation. Forster peut mettre à l’épreuve empiriquement les conditions du perfectionnement de l’être humain, et la place qu’y occupent les dons innés et les conditions plus ou moins favorables de l’environnement. Cette constitution d’une typologie du perfectionnement humain entre cependant en tension avec une autre idée centrale chez Forster, le fait qu’il n’est précisément pas possible de réduire un peuple à sa place dans cette structure du perfectionnement ; si ces perfectionnements peuvent être plus ou moins développés, ils témoignent tous d’une manière identique de ce qu’est la condition humaine pour Forster, cet effort pour se perfectionner en fonction d’un idéal de perfection différent pour chaque peuple. Forster écrit quelques pages plus loin : So emsig sie einer Seits waren, uns ihre Sprache zu lehren; so neugierig waren sie anderer Seits auch, etwas von der unsrigen zu lernen, und sprachen alles was wir ihnen davon vorsagten, mit bewunderungswürdiger Fertigkeit ganz genau nach. Um die Biegsamkeit ihrer Organe noch mehr auf die Probe zu setzen, versuchten wirs, ihnen die schwersten Töne aus allen uns bekannten europäischen Sprachen […] anzugeben; aber auch da blieben sie nicht stecken, sondern sprachen es, « Là, nous découvrîmes qu’il s’agissait du peuple le plus sensé et le plus intelligent que nous ayons jusqu’alors rencontré dans les mers du Sud. Ils comprenaient nos signes et nos gestes d’une manière si rapide et si juste qu’on aurait pu croire qu’ils avaient déjà été en contact avec nous durant une longue période, Dieu sait comment ; et en quelques minutes, ils nous apprirent eux aussi à comprendre un grand nombre de mots de leur langue. » 153 gleich aufs erstemal, ohne Mühe und ohne Fehl nach. […] kurz: was ihnen an cörperlichen Vorzügen abgieng, wurde durch ihren Scharfsinn reichlich ersetzt.  L’ouverture d’esprit des habitants de Mallicolo amène Forster à les considérer comme un peuple parmi les plus développés qu’il ait rencontré au cours du voyage, et ce, malgré leurs ornements vestimentaires particulièrement étranges aux yeux d’un Européen. Or cette ouverture d’esprit se manifeste ici avant tout par la capacité des habitants à s’intéresser à la langue de l’autre, mais le perfectionnement passe aussi par un perfectionnement de la sensibilité des organes, ici par la capacité à apprendre à prononcer des sons encore jamais rencontrés. Pour Forster, dès le Voyage autour du monde, il apparaît évident que c’est dans l’interaction entre les sens et la raison que réside la capacité à développer la curiosité et l’ouverture d’esprit, et ce, quel que soit le peuple considéré. La curiosité, définie dans le dictionnaire d’Adelung comme le désir de quelque chose de nouveau, ne doit cependant pas être comprise au sens péjoratif ici : Adelung souligne que si la curiosité est souvent perçue comme négative, c’est en raison des motifs superficiels qui conduisent à développer un certain type de curiosité. La curiosité est péjorative lorsque son seul motif est la nouveauté, ou bien l’amour du changement 6. La curiosité utile, tournée vers un accroissement des connaissances d’un individu ou d’un peuple, est vue comme une faculté positive par Forster, une faculté amenée à jouer un rôle central dans sa conception de la perfectibilité7 . De fait, si Forster place les habitants de la Terre de Feu au rang le plus bas du développement humain, c’est en partie en raison de l’absence de cette curiosité. Le contact que les explorateurs ont avec ce peuple remet en question, comme l’écrit Yomb May, le postulat fondamental de Forster de l’égalité entre les hommes8, parce qu’ils ne font preuve d’aucune 5 Ibid., p. 169. « Ils étaient tout aussi appliqués, d’une part, à nous apprendre leur langue, que, d’autre part, curieux d’apprendre quelque chose de la nôtre, et répétaient exactement tout ce que nous leur récitions de celle-ci avec une habileté admirable. Pour mettre encore davantage à l’épreuve la flexibilité de leurs organes, nous fîmes l’essai de leur présenter les sons les plus difficiles de toutes les langues européennes que nous connaissions ; mais là non plus ils ne se laissèrent pas arrêter, mais ils les répétèrent, dès la première fois, sans effort ni erreur. En bref, les avantages physiques qui leur manquaient étaient entièrement remplacés par leur perspicacité. » 6 ADELUNG Johann Christoph, « Neugier, oder Neugierde », in: Versuch eines vollständigen Wörterbuches der hochdeutschen Mundart, mit beständiger Vergleichung der übrigen Mundarten, vol. 3, M-Scr, Vienne, 1798, p. 478. 7 Ce rôle de la curiosité n’est pas central seulement pour le perfectionnement des peuples extra-européens, la curiosité d’esprit doit aussi constituer un horizon constant pour les hommes des Lumières, bien davantage qu’une érudition stérile. Voir à ce propos la première sous-partie du chapitre 8,  curiosité à l’égard des Européens. Forster souligne que ces habitants de la Terre de Feu ne font preuve d’aucun intérêt pour la langue de l’autre ni ne tentent de l’imiter : Mit unsrer Zeichensprache, die doch sonst überall gegolten hatte, war bey diesen Leuten hier nichts auszurichten; Geberden, die der niedrigste und einfältigste Bewohner irgend einer Insel in der Südsee verstand, begriff hier der Klügste nicht. Eben so wenig fiel es ihnen ein, uns ihre Sprache beyzubringen; da auf dem Schiffe nichts ihre Neugierde oder Verlangen erregte, so war es ihnen auch gleich viel, ob wir sie verstunden, oder nicht. 9 Selon Forster, le facteur principal qui explique cette absence de curiosité est la misère dans laquelle vivent les habitants. Cette misère ne leur permet pas une bonne interaction entre leurs sens et leur raison, parce qu’elle contraint les sens à se concentrer sur leur assouvissement. Ils ne peuvent donc développper aucun désir pour autre chose que l’assouvissement de leurs besoins immédiats. Par conséquent, l’entraînement réciproque de la raison et des sens leur reste interdit. Lorsque Forster indique que le plus intelligent d’entre eux ne comprenait pas les gestes les plus simples, ce n’est pas en raison d’une infériorité intellectuelle de nature, mais parce que rien ne viendrait motiver une volonté de comprendre ces gestes, en raison d’une sensibilité qui reste immédiate et consacrée exclusivement à l’assouvissement des besoins

Table des matières

Introduction
Partie I – Une démarche atypique : le développement d’une réflexion sur la perfectibilité via les sciences naturelles
Chapitre premier : Introduction du perfectionnement – la perfectibilité avant la lettre chez Forster.
Chapitre 2 : Perfectionnement de la connaissance, perfectionnement de l’homme dans le
Voyage autour du monde : le rôle de la méthode inductive .
Chapitre 3 : La lecture de Buffon mène Forster au seuil de la perfectibilité
Partie II – Perfectibilité, nature et nature de l’homme chez Georg Forster
Chapitre 4 : Forces et perfectibilité
Chapitre 5 : Perfectibilité et nature de l’homme
Chapitre 6 : La perfectibilité dans le contexte de l’interaction de l’homme avec son environnement naturel et social
Partie III – La perfectibilité entre reconnaissance des peuples extra-européens et critique politique des sociétés européennes
Chapitre 7 : Perfectibilité et peuples extra-européens
Chapitre 8 : La place de la perfectibilité dans la critique des sociétés européennes
Chapitre 9 : La mise en œuvre de la perfectibilité, de l’éducation à l’action politique
Conclusion
Bibliographie
Index des auteurs et personnages cités
Index des notions principales

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