Le constructivisme et le conflit cognitif

Le constructivisme et le conflit cognitif

De l’interactionnisme social au socioconstructivisme

Riegel in Darnon et al. (Ibid., p.30), pense que la source du déséquilibre dont parle Piaget peut se trouver dans ce qu’il appelle « l’interaction dialogique », c’est-à-dire le dialogue entre plusieurs personnes. L’interaction prend donc une dimension importante dans la construction de l’intelligence. Perret-Clermont, Grossen et Nicolet in Rouzaud (op.cit., pp. 10, 11) mettent donc l’accent sur l’impact des interactions sociales dans la résolution de problème. Ils ont souligné les effets que les désaccords interindividuels provoquent sur des changements intra-individuels. Ils relèvent que plus les points de vue diffèrent, plus les individus sont incités à reconstruire leurs propres représentations. L’intégration de la dimension sociale au constructivisme, et ce, à travers l’interaction sociale va donner tout son sens au socioconstructivisme. « Le socioconstructivisme, selon, (Rouzaud, op.cit, p.10), va au-delà du fait que l’apprentissage résulte de la confrontation de l’individu avec le monde par l’expérimentation et la découverte, pour mettre l’accent sur la dimension sociale, particulièrement l’interaction sociale dans ce processus ». L’idée maitresse est que l’interaction avec les pairs permet de construire l’intelligence. Vygotsky (in Bertrand,1998) soutient que c’est l’ensemble des interactions sociales qui permettent à l’esprit individuel de progresser, autrement dit de se construire. Du reste, Darnon et al. (op.cit., p.30) admettent que c’est 95 Vygotsky qui a soutenu de la façon la plus claire que le développement cognitif de l’individu trouve son origine dans son interaction avec autrui. Notre travail de recherche se situant dans le cadre des interactions sur Facebook, cette théorie revêt une importance pour nous car il s’agit pour nous d’analyser les interactions des enseignants sur Facebook pour voir quels bénéfices ils en tirent pour leur professionnalité.

La théorie du conflit sociocognitif

La notion de conflit sociocognitif reprend à Piaget l’idée de conflit cognitif en le combinant avec l’idée centrale de Vygotsky qui donne au lien social, à l’interaction sociale une importance dans l’apprentissage (Rouzaud, op.cit, p.10). Darnon et al. (op.cit., p.31) l’explicitent mieux en ces termes : « Lorsque le conflit se situe au sein d’une interaction sociale, l’enjeu est double : d’une part, le conflit est cognitif, intra-individuel, puisque le conflit confronte des modèles contradictoires. D’autre part, ce type de conflit prend son sens dans l’interaction entre plusieurs personnes ». … Ce conflit à la fois interindividuel (social) et intra-individuel (cognitif ) est dit sociocognitif ». Les travaux de Doise et Mugny et Perret-Clermont présentés par Lefeuvre et al. (2009, p.284), clarifient cela en indiquant que dans le cadre de ce conflit, un déséquilibre inter-individuel va naitre du fait d’un désaccord de points de vue entre les interactants. De ce déséquilibre va se produire un autre intra-individuel suscité par des remises en cause de leurs propres points de vue. Ces déséquilibres intra-individuels favoriseraient la décentration de l’individu par rapport à son propre point de vue, par la prise de conscience de réponses possibles autres que la sienne. Et selon Sorsana (2003, pp.2,3) : « Le conflit sociocognitif * correspond à des interactions entre deux ou plusieurs individus au cours desquelles plusieurs actions et/ou discours se contredisent simultanément à l’égard d’un même objet. Si les interactants ont la volonté de dépasser les oppositions sur un mode sociocognitif, c’est-à-dire en acceptant de coopérer activement à la recherche d’une solution commune, ils vont alors coordonner leurs points de vue et parvenir à l’élaboration conjointe d’une réponse supérieure. » Pour Yves Bertrand (1998), le conflit sociocognitif intervient lorsqu’il y a une divergence de positions sociales antagonistes entrainant un changement. De ces positions nait l’interaction sociale. C’est cette interaction qui est constructiviste (Blaye in Yves Bertrand,1998), qui conduit à la construction de la connaissance. Les socio-cognitivistes pensent que l’intelligence, la construction de la connaissance, donc l’apprentissage, s’opère, évolue par la résolution de conflits sociocognitifs. Selon Daele (2004, p.35, 2010, p.1, 2013, p.61, 2014, p.3), une personne est « en conflit sociocognitif » « lorsque ses conceptions et ses structures cognitives sont confrontées à des 96 informations perturbantes, incompatibles avec son système de connaissances préalable. La perturbation cognitive qui en découle va engager la personne dans la recherche d’un nouvel équilibre cognitif qui tiendra compte des informations perturbantes. Dans la perspective constructiviste sur laquelle se fonde la théorie du conflit sociocognitif, il faut donc qu’il y ait divergence, déséquilibre entre les personnes pour déclencher un processus de réflexion individuelle d’équilibration et de changement. En favorisant la décentration par rapport à son seul point de vue et en accédant aux informations que d’autres possèdent, la situation de conflit sociocognitif permettrait aux individus de faire évoluer leur système de connaissances ». Il est donc avéré que le conflit sociocognitif est important pour réaliser des apprentissages car « les réponses données par le partenaire fournissent des éléments qui peuvent aider le sujet à construire ses propres connaissances, que la réponse soit correcte ou incorrecte … Même fausse, la réponse d’autrui, lorsqu’elle diffère de la réponse propre, peut apporter des éléments utiles pour comprendre » (Darnon et al., op.cit., pp.31,32). Mugny, Giroud et Doise (in Buchs et al., 2008, p.110,) renchérissent que les interactions entre pairs conduisent à des progrès cognitifs, comparativement au travail individuel. A travers les fils de discussion, les enseignants vont s’engager dans des conflits sociocognitifs, avec des échanges contradictoires pour la quête de la vérité, de la connaissance en lien avec leur professionnalité. Notre travail de recherche cherche à mieux cerner ce phénomène à la fois social et cognitif, à le décrire et à comprendre si ce conflit peut contribuer à un apprentissage informel, à la construction de la professionnalité. Daele (2010, p.4) fait remarquer que dans les discussions entre adultes, il est rare qu’il n’y ait qu’une seule réponse correcte qui résoudrait le débat. Bien souvent, chaque participant a sa propre idée du sujet, liée à ses expériences préalables, avant que la discussion ne s’engage et au terme de celle-ci, chacun fera évoluer son idée en fonction de ce qu’il considère comme pertinent à conserver pour faire évoluer ses conceptions du sujet. Mais il importe de faire attention car des difficultés peuvent apparaître dans la mise en œuvre du conflit sociocognitif. « Si les conflits entre pairs peuvent s’avérer particulièrement utiles pour permettre aux apprenants de réellement apprendre et progresser, ils ne sont en revanche pas toujours vus d’un bon œil, et ne sont pas toujours utilisés comme instruments constructifs dans les pratiques pédagogiques » (Buchs, 2008, p.1). Daele (op.cit., p.4) relève que discuter des connaissances et compétences pour un adulte, c’est éventuellement remettre en cause son expérience et son identité. Cette situation est nettement 97 préjudiciable à la décentration de la personne attaquée et ne conduit généralement pas à un changement de point de vue et à un apprentissage dans de bonnes conditions. Selon Darnon cité par Daele (Ibid.), cette remise en cause des compétences peut parfois rendre impossible la résolution de conflits sociocognitifs. Darnon l’illustre bien à travers cet exemple concernant la manière de formuler le désaccord, faite par un interlocuteur : « X entraîne Y ? Non, tu n’as rien compris. X entraîne Z, pas Y, c’est évident. » Dans ce cas, le conflit ne porte pas seulement sur le contenu mais menace également la compétence de la personne, simplement du fait de la forme dans laquelle le désaccord est exprimé. (Darnon et al. op.cit., p.118). C’est dire que tous les échanges ne conduisent pas l’apprentissage. Et comme l’écrivent Bourgeois et Nizet in Deschênes (2015, p.6) : « toute interaction sociale n’est pas nécessairement de nature sociocognitive et tout conflit sociocognitif ne conduit pas nécessairement à l’élaboration de structures cognitives nouvelles chez le sujet ». Donc, pour qu’il y ait apprentissage, des conditions doivent être respectées. Daele (2010) met en évidence quatre conditions favorables à l’apparition et à la résolution de conflits sociocognitifs permettant de construire l’intelligence :  le degré d’asymétrie de la relation sociale : avec une relation fortement asymétrique, le mode de régulation du conflit sociocognitif est peu favorable à l’apprentissage ;  l’intensité de la relation sociocognitive : elle peut avoir un impact positif sur l’apprentissage en fonction de la fréquence des interactions verbales et des désaccords entre les personnes ou de l’intensité de l’argumentation de chacun ;  les caractéristiques socio-affectives de l’interaction sociale : le climat social de la relation a un impact positif sur la résolution cognitive du conflit et donc sur l’apprentissage. « Les débats doivent être constructifs et avoir lieu dans un climat socioaffectif favorable et positif, en conservant une dimension réflexive. Un groupe hétérogène, démontrant une ouverture face à la nouveauté et face au changement, engendrera probablement des idées inédites, qui seront à même de modifier la pratique pour le mieux. Chaque membre de la communauté pourra alors en retirer des apprentissages. Le choix des activités à faire et des relations à entretenir est donc particulièrement important ! » (Deschênes, 2015)  les prérequis cognitifs et sociaux devant être maîtrisés par les partenaires de l’interaction : le degré de préparation des personnes à « entrer » en conflit avec autrui, que ce soit sur le plan cognitif ou sur le plan relationnel, a un effet sur la résolution cognitive de ce conflit.

Les théories de la violence verbale

Auger et al. (2008) ont axé leur étude sur la violence verbale dans le cadre institutionnel et scolaire. Il s’agissait d’analyser ses effets dans des rapports asymétriques. Nous nous sommes intéressé à comment ces auteurs abordent les notions de violences verbales issues des conflits. Pour ce faire, nous avons cherché à comprendre la notion d’analyse conversationnelle avant de comprendre le processus de violence verbale et le déclencheur de conflit. V.4.1 L’analyse conversationnelle Cette analyse selon Auger et al. (2008) prend en compte le contrat communicationnel et les représentations sociales « Le contrat communicationnel est ce qui permet aux partenaires d’un échange langagier de se reconnaître l’un l’autre avec les traits identitaires qui les définissent en tant que sujet de cet acte, de reconnaître la visée de l’acte qui les surdétermine de s’entendre sur ce qui constitue l’objet thématique de l’échange et de considérer la pertinence des contraintes matérielles qui déterminent cet acte » (Charaudeau, P. et Maingueneau in Auger et al., 2008, p. 636). La remise en question du contrat de communication, malmené par l’un des locuteurs peut conduire à l’émergence d’un conflit. Sur Facebook, les acteurs en interaction sont des 99 enseignants ayant une identité propre à eux, un rapport symétrique entre eux et traitent des sujets en lien avec leur profession. Une nétiquette indique comment ce réseau social doit être utilisé par les membres. Les jeux dans l’espace d’interactions sont influencés par l’intersubjectivité des locuteurs. Celleci est « façonnée par des expériences psychologiques et sociales singulières, des parcours de vie, et qui se rejouent sans cesse dans l’interaction dans des compromis, malentendus, négociations, dans des jeux d’affrontements, d’image de soi et d’influences réciproques » (Auger et al., 2008, p. 636) La seconde dimension à prendre en compte est la représentation sociale : il s’agit de la « représentation que l’on se fait de l’autre, (je parle en fonction de ce que je me représente de l’autre et de ce que je me représente de ce que l’autre se représente de moi). Cette représentation pose l’autre dans des formes stéréotypées et réductrices, formes qui se rejouent et se reconstruisent sans cesse dans l’interaction (puisque tu es comme ça, je ne peux te parler autrement). Les représentations sont à la fois sociales et interculturelles et reposent inéluctablement sur la représentation identitaire de l’autre » (Auger et al., Ibid., p. 636). Ces représentations peuvent conduire à un processus de catégorisation des individus. La violence verbale pourra émerger dans des refus de catégorisation et dans des renégociations du sens attribué. La représentation sociale peut être celle qui est faite par les enseignants sur ce qu’est l’enseignant, par la société sur ce qu’est l’enseignant. 

La structure organisationnelle de la violence verbale ou les processus de violence verbale

Auger et al. (2008, pp.636-639), Auger et Moïse (2005, pp.3,4) ont présenté les processus de violence verbale, prenant en compte la montée en tension et les déclencheurs des conflits. La montée en tension La violence verbale est issue d’un conflit, lui-même étant une divergence de points de vue, manifestes sur le plan interpersonnel. C’est le cas par exemple de la divergence sur la notion de respect lié aux nuisances sonores du voisinage entrainant une tension entre locuteurs. La violence verbale est donc issue d’opposition entre interlocuteurs et conduit à la montée des tensions. Cinq étapes caractérisent cette montée de tension : 1 ère étape : la violence potentielle. La violence verbale est à relier au contexte général de communication, forme de climat général (Galatalo, Mizzau in Auger et al., 2008, p.638 ). C’est le cas de violence potentielle, liée à la personne elle-même, à son agressivité comportementale, ou liée à un contexte supposé violent, construit à travers les représentations ou mises en scènes 100 intersubjectives ou médiatiques, comme les images renvoyées d’un groupe ethnique ou celles renvoyées par les médias des banlieues. Dans notre corpus de données, l’espace Facebook, espace de débat public, pourrait être considéré comme un lieu potentiellement générateur de violence verbale. Les personnes supposées potentiellement « fauteuses de trouble » sont les usagers de Facebook, autrement dit, les enseignants dans leur interaction avec leurs camarades. 2 ème étape : la violence embryonnaire ou amorce de la violence verbale. Il y a des éléments identifiables linguistiquement d’une amorce de la violence verbale. On peut noter parmi eux :  l’agressivité avec changement prosodique et posture particulière du corps,  le harcèlement verbal avec répétition interactionnelle dans différentes séquences conversationnelles,  les joutes verbales caractérisées par des changements de registres verbaux. L’amorce de la violence verbale est « lancée » par un locuteur A (que nous allons encoder PI) et va entraîner certains modes de réactions de la part du locuteur B (encodée PR). 3 ème étape : la violence cristallisée. Face aux attaques de A (PI), le locuteur B peut adopter différents comportements, notamment entrer résolument dans le conflit et prendre part à la montée en tension. Dans ce cas-là, il est fait usage de l’insulte, de la menace (souvent dans une forme d’injonction physique, « je vais te casser la tête »), du mépris, actes pragmatiques repérables dans le discours à forte valeur perlocutoire. La montée en tension se joue et se rejoue dans les différentes prises de parole des locuteurs sous formes de boucles interactionnelles où A et B interchangent leur place dans une joute verbale. Cette entrée marquée dans la violence verbale peut être dépassée ou évitée à travers d’autres résolutions conversationnelles. Le locuteur B peut tenter de mettre un terme au conflit par la négociation (encodée CR), qui portera sur l’objet même du conflit ou sur la relation interpersonnelle. Dans ce cas, il faut que les deux locuteurs soient capables de « s’entendre » hors de tout sentiment d’atteinte à la face. D’une autre façon, le locuteur B peut décider d’opter pour la fuite ou l’évitement. La fuite consiste à se taire, voire à physiquement partir, ou à opter pour un changement thématique (« bon parlons d’autre chose »). L’évitement consiste à rester dans la thématique sans contre-attaquer, par exemple avec des marques d’humour sans négociation ni explicitation, chacun des locuteurs restant sur ses positions ; on est dans un échange immobile (Auger et al.,2008, pp.238,239). 

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