Le modèle judiciaire de la critique kantienne

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Le tribunal de la raison critique

Après avoir répondu à l’interpellation de sa propre humilité par un retour et un questionnement de ses compétences, la raison se pose comme instance juridique qui, tirant toutes ses lois de son fond intérieur, prévient tout risque de dérapage possible. Ce qui veut dire, par conséquent, que la critique est une mise à l’épreuve de la raison afin qu’elle évite de se lancer dans ces conquêtes sans valeur ou plus exactement de s’aventurer dans ce terrain où « on ne peut s’avancer qu’avec des aires de raillerie et de fanfaronnade dont on peut se moquer comme d’un jeu d’enfants2 ». Ce terrain ainsi désigné est celui des affirmations gratuites, des raisonnements sans fondements solides, bref, le lieu par excellence des jugements les plus arbitraires et les plus fantaisistes de la raison. Ce qui nécessite sa limitation aux phénomènes, c’est-à-dire le terrain légitime pour ses explorations, qui sont aussi l’unique possibilité pour qu’elle ne retombe pas dans le despotisme de la raison. La critique, en astreignant à la raison de se limiter aux simples données phénoménales, légitime ainsi son domaine de compétence. Elle justifie tout usage empirique de la raison. La critique se donne dés lors comme tâche essentielle « une mise à l’épreuve et une justification.3» En d’autres termes, cette « invitation » faite à la raison a une portée à la fois réductrice et justificatrice. Nous comprenons, dès lors, pourquoi la critique utilise si fréquemment un langage juridique car, elle doit limiter l’audace, les prétentions exagérées de la raison lorsqu’elle transcende tout usage empirique. Mais plus profondément la raison législatrice en rejetant tout désir infondé dit en même temps ce qui doit être su en fonction des lois éternelles et immuables qu’elle tire de sa nature même. M. GUILLERMIT résume cela en ces termes : « Il n’est nullement contingent que la critique use si constamment du style juridique : sa fonction est d’invalider des prétentions abusives et de légitimer des droits1 ». La mise en demeure de la raison se justifie donc plus clairement à travers ces deux dimensions. Ainsi, la raison disposant la sagesse de se limiter et de limiter ses prétentions, dispose aussi de nouvelles prérogatives comme celles d’être une vraie législatrice.
Il nous semble, en somme, conséquent de dire que KANT lie l’histoire de ce concept de critique à une mauvaise manière d’utiliser la raison, manière qui se voit très clairement à travers la méthodologie du dogmatisme. Et cette interpellation faite à la raison ainsi que ces nouvelles prérogatives font que KANT a profondément changé l’orientation jusque là attribuée à ce concept. Et dans ce sens nous pouvons dire avec DESANTI que KANT a effectué une remise en chantier qui a pour effet de bouleverser l’économie traditionnelle du corps des connaissances2.
En outre, KANT va chercher dans la nature même de la raison, plus précisément dans les conflits de la raison pure, de profondes preuves pour légitimer la nécessité d’instaurer la critique comme un tribunal de dernière instance afin de mettre la raison dans une paix définitive. Mais dans cette argumentation, l’image de la métaphysique dogmatique y est toujours présente. En effet, nous avons vu tantôt que la principale sentence du tribunal est la légitimation des droits de la raison et la délimitation de son champ gnoséologique. Ce qui veut dire que cette interdiction de dépasser les limites de l’expérience n’est ni un jugement spontané ni un jugement arbitraire mais une décision profondément mûrie car, autrement, la raison ne peut produire que des illusions qui mettent totalement en cause sa dignité. Ainsi, le sort de la raison lorsqu’elle dépasse toute expérience possible, est horrible parce qu’elle entre dans le domaine des paralogismes et des antinomies, c’est-à-dire, des contradictions qu’elle ne peut pas ne pas produire. Les paralogismes manifestent les raisonnements les plus fallacieux de la raison lorsqu’elle s’attelle à démontrer l’immortalité de l’âme. La tâche de la raison qui cherche ainsi, à établir, la connaissance rationnelle de l’âme par une intuition, non sensible n’aboutit à rien, sinon à son échec manifeste. Outre, cette incapacité de la raison, à ne rien produire de scientifique dans ce domaine, ce qui pose la nécessité de son dépassement, il y a le fait qu’elle entre en conflit avec elle-même. Lorsqu’elle s’aventure à la démonstration des trois idées de la raison pure elle génère des contradictions qui demeurent insolubles. Ainsi, la raison cherchant à résoudre la quadrature du cercle reste très évasive et indéterminée face aux thèses et antithèses produites.
L’antinomie est le terrain où s’affrontent, par exemple, dogmatiques et sceptiques. En effet si les premiers « intellectualisent les phénomènes 1» et s’attellent à la démonstration du commencement du monde, les seconds par contre « sensualité les phénomènes 2» et cherchent à prouver le contraire, c’est-à-dire, que le monde n’a pas de commencement et n’a pas de limite dans l’espace et il est infini. Le conflit est, dès lors, clair dans la mesure où, aucune entente, aucune paix, n’est possible entre ces deux « frères ennemies ».
Ce qui est fondamentale dans ce conflit, c’est que chaque détermination se pose et se conçoit comme vraie en excluant totalement l’autre. Ici, thèse et antithèse, sont pensées dans leur séparation et leur singularité. Ainsi, lorsque l’une se pose, l’autre est automatiquement exclue, niée et considérée comme caduque voire même dépourvu de tout contenu scientifique. Et ainsi, l’on voit que l’empirisme exclue entièrement dans ses affirmations l’orientation, le contenu et la rigueur du dogmatisme. Kant écrit à ce propos : « Le philosophe empirique […] ne vise par son antithèse qu’à rabattre la témérité et la présomption de la raison qui méconnaît sa destination […] 3». Et commentant ce développement exclusif des thèses et des antithèses PHILONENKO révèle, au delà de l’unilatéralité des unes et des autres, que la véritable loi érigée ici est celle de l’absolutisation des positions, des pensées. Il note dans ce sens : « De là le jeu des thèses et des antithèses, les unes se prouvant en démontrant l’absurdité des autres et inversement.4 »

L’issue heureuse de la critique

Plus fondamentalement, nous pouvons voir que, cette opposition, apparemment visible, entre dogmatisme et scepticisme n’est autre que le conflit de la raison avec elle-même .Il manifeste les querelles internes ou plus exactement les scènes de désordres et de déchirement qui animent la raison dans son usage en dehors de l’expérience. Ce conflit, Kant la montre, d’ailleurs, très clairement, s’abat sur la vie de la raison comme les prédictions de l’Oracle s’étaient abattues sur Oedipe. La raison est ainsi prise dans les mailles de ce conflit qu’ « il est impossible d’éviter de quelque manière que l’on s’y prenne1 ». Les contradictions ou plus exactement ce conflit de la raison prennent une assignation très choquante et trop humiliante avec l’image de la « GUERRE2 » que Kant leur attribut. Le champ de la métaphysique a donc cette particularité de nous montrer que la raison est toujours dans une insécurité absolue car, il n’y a, ni vainqueur ni vaincu mais simplement une lutte sans merci, une guerre continue. Cette situation est aggravée par l’absence de législation parce que dans ce champ la raison qui est appelée à instaurer cette juridiction est elle-même prise dans ce conflit, c’est-à-dire, qu’elle est à la fois juge et partie.
N’est-ce pas, c’est elle qui élabore ces propositions, les défend, mais en même temps les nie avec d’autres. C’est comme si elle retire de la main gauche ce qu’elle donne avec la main droite. Ainsi, lorsque la raison, comme le montre Kant va « jusqu’à prouver la sagesse suprême de dieu3 », c’est-à-dire, jusqu’à « plaider la cause de Dieu 4», elle se fourvoie, elle perd entièrement ses pédales et son audace la met dans une mauvaise posture, c’est-à-dire dans une incapacité à faire entendre son jugement. Ici l’instance juridique proposée n’a aucun fondement et doit s’écrouler comme la métaphysique dogmatique doit tomber sous les coups de marteau de la Critique de la raison pure.
Cogitant sur cette idée leibnizienne, de plaider la cause de Dieu, Kant montre que la raison est à la fois juge et partie dans ce type de procès. En effet, quand devant le tribunal de la raison Dieu est appelé à la barre pour rendre des comptes sur sa culpabilité ou non de l’existence du mal dans le monde, KANT dit que le procès est mal parti pour être équitable parce que la raison est totalement impliquée dans ce qui est nommé son jugement. En d’autre terme, si la raison est juge et partie c’est parce qu’elle est accusée, c’est-à-dire, qu’elle est l’auteur du délit mais, aussi, elle est accusatrice, parce qu’elle n’accepte pas d’être contredite, et elle est enfin juge.
Dans les conflits entre dogmatiques et sceptiques apparaît aussi cette nature désordonnée de la raison à vouloir juger les choses car c’est elle qui produit les thèses et les antithèses avec toutes les exigences de démonstrations mais aussi, c’est elle qui examine leur validité, leur légitimité. Elle est ainsi juge et partie. Ce qui signifie que son jugement ne peut être que partiel et arbitraire et donc sans fondement ni assurance ou objectivité. C’est le lieu par excellence de non juridiction.
En outre, la raison, produisant les scènes de désolation les plus extraordinaires, manifeste son désordre total. Kant, dans la première préface de la Critique de la Raison Pure, fait référence à cela, lorsqu’il parle de la métaphysique comme une arène où se livrent les combats sans fins. L’auteur de la Critique de la raison pure compare d’ailleurs ces combats ou cette situation de la raison à l’état de nature tel qu’il apparaît dans la théorie Politique hobbienne. Rappelons-le, cet état de nature est caractérisé par une insécurité absolue qui fait que, pour se défendre, l’homme est obligé de se transformer en loup pour son prochain. La guerre est la seule et unique arme que l’homme naturel dispose pour assurer sa survie. De même que l’homme naturel, la raison métaphysique est dans l’obligation de dépasser cet état de guerre permanent pour s’assurer une paix définitive. Le pacte que propose d’ailleurs Kant pour mettre fin à ces guerres et déchirements de la raison est celui du tribunal de la critique. De même que chez Hobbes, l’instauration de l’état civil signifie vivre sous le contrôle des lois, des déterminations, de même aussi qu’avec la Critique, les prétentions de la raison sont soumises à un contrôle sévère. Faisant référence à Hobbes et à sa théorie politique, Kant écrit : « Ainsi que Hobbes l’affirme, l’état de nature est un état d’injustice et de violence, et l’on doit nécessairement le quitter pour se soumettre à une contrainte légale, qui ne limite notre liberté que pour la rendre compatible avec la liberté d’autrui, et par la même, avec le bien public 1». Cette contrainte légale, soulignée par le texte, renvoie au statut que doit remplir la critique, c’est-à-dire, sa fonction d’être une instance juridique qui désormais fait tout passer par sa trame comme d’ailleurs Platon l’exigeait aux âmes dans le mythe d’Erg du livre X de La République. Le tribunal s’impose de ce fait comme une nécessité c’est-à-dire comme la seule issue possible pour arrêter définitivement ce conflit. Kant écrit à cet effet : « Sans cette critique, la raison demeure, en quelque sorte, à l’état de nature et, pour rendre valable et pour garantir ses affirmations et ses prétentions, elle ne peut recourir qu’à la « Guerre1». La solution du tribunal étant la seule issue possible, elle s’impose comme un paradigme essentiel. A cet effet, c’est la maturité de la raison qui désormais fait tout passer par son examen que Kant met en relief. En effet, c’est seulement avec la critique que s’instaure le véritable tribunal car si, comme nous l’avons vu, dans la métaphysique dogmatique la raison n’était pas neutre dans ses jugements ce qui était d’ailleurs à l’origine du conflit, avec la critique elle installe une véritable et réelle distance avec les objets qu’elle doit examiner. La raison voyant d’ailleurs dans cette distanciation le gage ou la preuve même de la légitimité de son jugement la conçoit comme une nécessité. Celle-ci est garantie par l’expérience d’une mise à l’épreuve qu’elle vient de subir et qui fait que son verdict est prononcé grâce aux lois éternelles et immuables qu’elle tire de sa nature même.
Ce que propose la critique n’est autre qu’un règlement du conflit non de manière arbitraire, comme l’avait envisagé la métaphysique dogmatique, mais par l’institution d’une instance juridique qui juge tout en fonction des lois éternelles et immuables seules références valides et conformes à la nature de la raison. Avec la critique nous sortons de l’état de nature, de l’insécurité pour celui d’un « état civil 2» que Kant place sous le sceau des Lumières, c’est-à-dire, Que rien ne sera accepté sans l’examen minutieux du juge suprême : la raison. Ainsi, toute prétention au savoir fait avant tout l’objet de procès. Si, en effet, l’absence de lois appelle à la guerre, sa présence, c’est-à-dire, l’instauration de la critique est le lieu exclusif du procès. C’est du moins ce que croit comprendre Kant lorsqu’il écrit : « La critique […] tirant toutes ses décisions des règles fondamentales de sa propre institution, […] nous procure la tranquillité d’un état légal où il ne nous est permis de traiter notre différend autrement que par la voie du « procès ».3» .
Eu égard à cela, on peut donc dire qu’avec la critique la raison est la seule disposition, susceptible, d’établir cette paix, en mettant fin à cet inconcevable et humiliant conflit du dogmatisme et du scepticisme ou, plus exactement de la raison transcendante. Ce qui fait qu’elle a légitimement le droit de tout juger. Comme le montre Jean GUILLERMIT elle est « la législatrice suprême, seule la raison peut se constituer ainsi un tribunal de dernière instance […] 1».
Nous voyons que l’institution du tribunal de la critique a comme conséquence majeure la distance que s’astreint le juge par rapport à l’objet. Ce résultat donne un caractère extérieur à ce mode d’exposition de la critique. Mais comment s’élabore ainsi cette extériorité ? Pourquoi avec la critique, la raison, le juge, doit être impartiale ?

Table des matières

Introduction générale
Première partie : Le modèle judiciaire de la critique kantienne
Chapitre I : Le paradigme judiciaire
1- la critique de la raison dogmatique
2- Le tribunal de la raison critique
3- L’issue heureuse de la critique
Chapitre II : L’extériorité de la critique kantienne
1- Le moment kantien
2- La séparation : gage de la vérité
3- La responsabilité morale du juge
Chapitre III La portée éducative de la critique
1- Sens et orientation de la critique
2- La critique comme propédeutique
3- Dimensions éducatives de la critique
Deuxième partie : La dialectique comme critique
Chapitre I : Processus éducatif de la conscience
1- Education comme restauration
2- Education comme ruptures
3- Un processus doublement instructif
Chapitre II : L’intériorité de la critique
1- Le tournant hégélien
2- La critique comme processus
3- La méthode dialectique
Chapitre III : Unité conceptuelle
1- Unité du concept
2- La philosophie de l’identité
3- Le dépassement hégélien du kantisme
Conclusion générale
Bibliographie

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