Le Monomotapa au XVIe siècle : une société sans État

La description du Monomotapa au XVIe siècle, un succès éditorial

Lorsque les Portugais, faisant escale vers les Indes, mettent le pied pour la première fois dans la région de Sofala, au tournant du XVe et du XVIe siècle, ils y rencontrent des marchands qu’ils nomment des Maures, généralement noirs ou marron de peau, parlant parfois l’arabe en plus des langues locales et ayant adopté les modes vestimentaires ainsi que la religion des marchands arabes ou perses. Ces Maures importent en particulier de l’or depuis l’intérieur des terres, c’est-à-dire depuis le Monomotapa, qu’ils chargent ensuite sur des navires en direction de la cité de Kilwa plus au nord. La connaissance que les Portugais acquièrent des sociétés africaines proviennent donc à la fois de leurs propres contacts avec les populations noires de la côte, de leurs expéditions dans l’arrière-pays ainsi que des informations fournies par les Maures qui leur transmettent aussi leurs propresreprésentations mythiques.
Deux textes écrits au XVIe siècle jouent un rôle fondamental dans l’historiographie du Monomotapa jusqu’au XVIIIe siècle, celui de Duarte Barbosa (1518) et celui de João de Barros (1552) . Leurs informations sur le Monomotapa sont de seconde main car aucun des deux n’a jamais vécu jamais dans le Sud-Est africain.
Barbosa, agent de factorerie à Cananor en Inde, s’est en bonne partie inspiré de l’expédition que réalise le degredado – condamné à mort – Antonio Fernandès, à partir de Sofala jusqu’au royaume du Monomotapa. Barbosa est le premier à évoquer dans ses écrits l’empire du Monomotapa. Il évoque les coutumes les plus singulières de ses habitants. João de Barros est un des plus célèbres historiens portugais. Archiviste en chef à Lisbonne, il publie une série de chroniques intitulées Decada da Asia. Pour Randles, le chapitre de João de Barros sur le Monomotapa est incontournable : En tant que description ethnologique, le chapitre de Barros est à peu près sans égal au XVIe siècle pour sa densité, sa précision, et le sens critique dont il témoigne. On ne connaît rien d’aussi minutieux et d’aussi compréhensif sur la structure sociale du Monomotapa avant le XIXe siècle, en Europe.
Les descriptions de Barbosa et de Barros paraissent toutes les deux dans la collection du géographie italien Ramusio, Navigationi e Viaggi, en 1550 pour la première et en 1554 pour la seconde. Ce recueil de récits de voyage de première main rencontre un grand succès et est traduit dans de nombreuses langues. Ces différentes publications rendent célèbre João de Barros et selon W. G. L. Randles, « en Italie, à cette époque, la réputation de Barros était telle que le Pape Pie IV plaçait son portrait à côté de celui de Ptolémée ».

Le problème des sources écrites portugaises

L’un des auteurs portugais qui s’est le plus approché du Monomotapa est Francisco de Monclaro, un jésuite portugais qui fait partie de l’expédition entreprise en 1572 par Francisco Barreto contre le Mwene Mutapa. Le jésuite participe même au combat contre les tribus mongazes, qui font tampon entre le Zambèze et le Monomotapa, puisqu’il raconte luimême qu’il soulève en l’air un crucifix à la vue de l’ennemi aussi bien, semble-t-il, pour doper l’ardeur des Portugais que pour déstabiliser la confiance des Noirs. Mais les Portugais, affaiblis notamment par les épidémies qui les frappent doivent rebrousser chemin avant d’avoir atteint le Monomotapa. Monclaro a donc dû s’appuyer sur les dires des aventuriers portugais ou sur ceux des marchands swahili pour décrire le Monomotapa. Mais le récit du jésuite, Relação da expedição ao Monomotapa, n’a pas été publiée, sans doute parce que l’auteur s’en prend à l’armée portugaise et finit par douter de la possible évangélisation des Noirs.
La publication en 1609 de l’Ethiopia oriantale du dominicain João dos Santos s’inscrit dans un contexte bien particulier : suite à une longue guerre civile, le Mwene Mutapa vient de céder de nombreuses mines aux Portugais, en remerciement de leur alliance militaire. Les Portugais espèrent profiter de ce nouveau rapport de force pour conquérir le Monomotapa.
Ils ont pour cela besoin des données géographiques et ethnologiques recueillies par le dominicain lors de ses onze années passées dans la région, de 1586 à 1597. Pour F. PabiouDuchamp, «l’Ethiopia orientale est donc considérée comme un outil servant la couronne dans son désir de conquête».

La Renaissance, révolution des mentalités et mode de pensée médiéval

Les changements économiques et sociaux que connaissent le XVe et le XVIe siècle, essentiellement le développement des échanges marchands et les découvertes maritimes, produisent une «révolution des mentalités» bien décrite dans l’ouvrage du même nom de l’historien portugais V. M. Godinho : L’observation effective du réel, si difficile à l’homme, qui, entre le monde et lui, interpose si souvent le rideau non diaphane du mythe, est de fait une grande conquête du XVe et du XVIe siècle.
Qui sont les acteurs du changement de mentalité ? Ce ne sont pas les cercles intellectuels fermés d’Europe, tenants d’une culture livresque, qui imposent cette transformation. Ce sont ceux que le Moyen Age traitait avec mépris de pieds poudreux, c’est-à-dire les marchands, ainsi que les navigateurs et les marins, ces derniers souvent illettrés et recrutés dans les bas-fonds de la société. Leur courage ainsi que leur avidité leur permettent par exemple de dépasser le cap Bojador – sur le littoral africain, au sud de l’archipel des Canaries – que, jusqu’à l’aventure de Gil Eanes en 1434, d’effrayantes légendes font passer pour un horizon indépassable. Ces navigateurs bouleversent non seulement la géographie de l’époque, mais également le rapport de l’homme au monde qui l’entoure.
Pour comprendre ce changement intellectuel, ce nouveau goût pour «l’observation effective du réel», il faut le replacer dans son contexte : avec l’essor des échanges monétaires, les marchands ont besoin de connaître précisément la valeur des marchandises dans différents endroits puisque leur métier consiste à spéculer sur les écarts des prix ; de même, la construction des Etats modernes impose la comptabilité publique et le chiffrage des dépenses et des recettes. Les écrits des Européens traduisent ce souci de quantifier et de calculer, ce qui implique l’usage du nombre et de la statistique. On éprouve aussi le besoin comme jamais auparavant de mesurer les distances ou le temps : la connaissance précise d’un trait de côte, de la position de ses écueils rocheux ou des hauts-fonds, des périodes de l’année où se produisent plus régulièrement les tempêtes, des heures de marée, peut limiter considérablement le risque de faire naufrage.

Les bons sauvages du Monomotapa au XVIe siècle

A la fin du Moyen Age, les rapports sociaux en Occident se tendent. C’est l’époque de la Sainte Inquisition et des autodafés, des bûchers et de la Saint-Barthélemy. C’est aussi sous l’Ancien Régime que se multiplient les galères du roi et qu’on se met à enfermer les pauvres.
Il n’est pas étonnant dans ces conditions que d’aucuns se plaisent à imaginer d’autres mondes, une utopie pour reprendre le titre de l’ouvrage de Thomas More publié en 1516. Le bon sauvage apparaît dans ce contexte. Il n’est pas pure affabulation : nombre de peuplades amérindiennes découvertes par les Européens ne connaissent pas l’argent ou la règle de la propriété privée et les inégalités sociales paraissent inexistantes à côté de celles qui existent en Europe. Un certain nombre d’œuvres de cette époque qui évoquent le Monomotapa traduisent ce goût ou cette fascination pour un mode de vie «naturel».
En 1572, la même année où paraît La Franciade de Ronsard, Camões publie Os Lusiadas, véritable ode au roi D. Sebastião (1568-1578). Cette œuvre connaît un très grand succès, notamment sous le régime de Salazar qui fait de Camões le chantre du nationalisme portugais. Camões héroïse les navigateurs européens, notamment Vasco de Gama, qui, tel un dieu, combat les géants. Le Portugal, à l’avant-garde de la civilisation, découvre l’Afrique et ses richesses, en particulier l’or du Monomotapa, « vaste empire » d’autant plus mythique qu’il est proche des légendaires sources du Nil : Vois le vaste empire du Bénomotapa, aux peuplades sauvages noires et nues ; là-bas, Gonçalo [da Silveira] endurera l’opprobre et la mort pour sa sainte Croyance. Dans cet hémisphère inconnu, naît le métal qui fait répandre à l’homme le plus de sueur. Vois que, du lac d’où s’épanche le Nil, provient aussi le Cuama [Zambèze].

Fin XVIe-XVIIIe siècle, de la fascination à la critique du despotisme

A la fin du XVIe siècle apparaît un nouveau genre littéraire : la cosmographie. Le texte suit les côtes d’ouest en est comme dans les routiers des marins tout en insérant des descriptions des pays de l’intérieur comme dans les récits de voyage. Une des toutes premières cosmographies publiées est celle d’André Thevet en 1575. Le cosmographe du roi a souvent été raillé pour sa fervente imagination et son absence d’esprit critique.
W. G. L. Randles dit même de lui qu’il s’agit d’un «esprit du Moyen Age vivant à l’époque de la Renaissance». Il s’inspire du chapitre de Barros sur le Monomotapa tout en ajoutant, vraisemblablement de sa propre fantaisie, que le souverain est monté sur un éléphant paré de clochettes d’or. Il insiste surtout sur le caractère despotique du roi : Personne ne demeure debout quand le roi mange, ainsi tous sont assis à terre, sans tapis ou autre chose : car tel honneur est pour lui seul, ou bien pour les étrangers qu’il veut caresser et honorer.
Et il ajoute : Je puis dire que la terre ne porte prince plus craint et obéit que celuy la [le Mwene Mutapa] […].
Mais ce caractère très autoritaire que A. Thevet prête au chef du Monomotapa ne semble pas particulièrement critiqué par le cosmographe du roi. Au contraire, cela semble même être une qualité pour lui, à une époque où une partie des monarchies européennes, dont la couronne de France, commencent à se centraliser et à devenir des monarchies absolues.
Thevet reprend de Barros l’idée que le Monomotapa serait une sorte d’île entourée à l’ouest par l’océan Indien, au nord par le Zambèze et au sud par un fleuve qui est peut-être le Limpopo. Cette espace ainsi découpé du reste du monde contiendrait la «mine d’or, la plus riche du monde». Sans doute cette idée qu’un roi puissant et dont le territoire recèle le minerai le plus précieux résiderait en Afrique n’aurait pu germer dans la tête d’un Européen si les intellectuels d’Occident n’avaient relayé pendant des siècles le mythe du riche et puissant prêtre Jean. C’est l’idée qu’exprime W. G. L. Randles : Avec Thevet, nous voyons poindre la tendance à parer le Monomotapa de toute la pompe exotique et fabuleuse que l’on avait jusqu’alors attribuée au Prêtre Jean. C’est à cette époque, nous l’avons vu, que le mythe du Prêtre Jean fut, dans une certaine mesure, détrôné, mais le besoin d’un tel mythe subsistait. L’Empire du Monomotapa représente pour le XVIe siècle et le XVIIe siècle, ce qu’avait été l’Empire du Prêtre Jean pour l’Europe du XVe siècle.
On trouve un récit imaginaire du Monomotapa en bonne partie inspiré par Barros et Pigafetta dans Voyages fameux de Vincent Le blanc, écrit en 1648 par Pierre Bergeron, qui fut tour à tour avocat au Parlement de Paris, conseiller du roi et poète mondain. Ce récit rencontre un certain succès, puisqu’il est plusieurs fois réédité puis traduit en anglais et en néerlandais. Même s’il s’apparente plus au roman qu’au récit, cet ouvrage est pris au sérieux à l’époque et l’on considérait même que Vincent Le Blanc avait réellement visité le Monomotapa.

Les traditions orales sur les origines du Monomotapa

Aux XVIe et XVIIe siècles, des auteurs portugais ayant écrit sur le Monomotapa, comme Barbosa, Barros, Monclaro ou Santos, ont pu utiliser succinctement des informations issues des chroniques orales. Dans les années 1760 A. P. de Miranda fait un résumé de ces sources. A. M. Pacheco dans les années 1860 les utilise fréquemment. Mais c’est surtout dans les années 1950 qu’une collecte plus systématique des chroniques orales du Monomotapa est entreprise par deux savants de Rhodésie : K. Garbett et surtout D. P. Abraham.
Les chroniqueurs que les Européens ont rencontrés sont généralement des mhondoros, c’est-à-dire des médiums par l’intermédiaire desquels parle l’esprit d’un des premiers souverains. Le terme mhondoro peut aussi désigner l’esprit lui-même ou encore désigner un lion car on considère que les esprits des prestigieux ancêtres peuvent s’incarner dans ces vénérables animaux. Le mhondoro a beaucoup d’influence : il donne des conseils, prévoit l’avenir, apporte pluie et fertilité, juge et arbitre certaines disputes, y compris lors de la succession du souverain, admet les étrangers à travailler la terre et peut jouer le rôle de leader dans de nombreuses occasions comme par exemple la résistance à la colonisation. A chaque fois qu’il est fait appel à ses services il reçoit une foule de dons : perles, ivoire, tissu, boissons, le tout accompagné par de la musique, des danses et des festivités. A. M. Pacheco affirme aussi que le mhondoro possède plusieurs femmes, signe important de puissance sociale. Les médiums enfin peuvent être nombreux et on imagine fort bien que les plus influents d’entre eux ont été capables de mettre en avant l’ancêtre dont ils se réclament et d’éclipser ou de dévaloriser les ancêtres concurrents. Enfin, il est évident qu’étant donné le rôle social important joué par les mhondoros, ces derniers sont au centre de nombreux enjeux politiques. En effet un souverain ou un chef local doit tout faire pour que les principaux mhondoros de son territoire soient à son service.
A partir des années 1970 les travaux d’Abraham qui emploient de nombreuses sources orales sans vraiment les critiquer sont remis en cause par D. Beach, S. Mudenge et par W. G. Randles. Il est aujourd’hui établi que les souverains qui apparaissent dans les chroniques orales sont en réalité des figures légendaires, résultat du télescopage entre plusieurs rois ayant réellement existé. Ainsi mhondoro Mutota donne seulement le nom de quatorze Mwene Mutapa ayant régné au XVIIIe et au XIXe siècle, alors qu’il y en aurait eu le double.
Pourquoi ces différences ? Les médiums qui transmettent les chroniques orales ont en fait tout intérêt à rehausser le prestige de l’ancêtre dont ils sont les porte-paroles au détriment des autres souverains historiques qui peuvent ainsi être occultés. De plus les souverains qui n’ont pas de médium tendent à être oubliés de la mémoire collective.
Pour D. Beach, les traditions orales des Shona peuvent être employées en parallèle avec les documents portugais pour remonter dans l’histoire de la région au maximum à la fin du XVIIe siècle. Avant cette période les traditions sont peu utilisables.

Table des matières

Introduction 
I. Les sources sur le Monomotapa du Xe au XVIIIe siècle 
A. Le Bilad as-Sofala dans la géographie arabe du Xe au XVe siècle
B. La description du Monomotapa au XVIe siècle, un succès éditorial
C. Le problème des sources écrites portugaises
D. La Renaissance, révolution des mentalités et mode de pensée médiéval
E. Les bons sauvages du Monomotapa au XVIe siècle
F. Fin XVIe-XVIIIe siècle, de la fascination à la critique du despotisme
G. Les traditions orales sur les origines du Monomotapa
II. Historiographie de « l’empire » du Monomotapa
A. Les mines de Salomon à l’époque coloniale
B. Grand Zimbabwe, une origine indigène peu à peu admise
C. La très lente déconstruction de la légende de Salomon
D. Création d’une identité nationale au Zimbabwe dans les années 1980
E. L’historiographie lusophone depuis la chute du régime de Salazar
III. L’affaiblissement du Mwene Mutapa par les conquêtes portugaises
A. Le commerce aux mains des marchands swahili
B. Les sociétés africaines de l’intérieur
C. L’expansion maritime portugaise à la fin du Moyen Age
D. La construction de la forteresse de Sofala
E. L’échec de l’expédition de Francisco Barreto
F. Enrichissement des Portugais et esclavage des Noirs
G. Le Mwene Mutapa échappe à la domination politique portugaise
IV. Le Mwene Mutapa, empereur ou simple roitelet ?
A. Les Etats ont une histoire
B. Le « despotisme » africain : un chef vaniteux et charismatique
C. Un morcellement politique extrême.
D. Les tributs, impôts ou pots-de-vin ?
E. Pouvoir et culte des ancêtres
F. Armée ou milices tribales ?
G. Différentes justices coutumières
H. Commerce et pouvoir politique
I. Système généralisé de patronage, absence de classes sociales
Conclusion
Chronologie 
Liste dynastique
Bibliographie 

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