Le régime social britannique en temps de crise économique

Le régime social britannique en temps de crise
économique

Épistémologie de l’étude des régimes sociaux 

Les deux paradigmes dominants de l’étude de l’émergence des États-providence La littérature des régimes sociaux s’attache en premier lieu à décrire l’émergence et le développement des États-providence. Il s’agit alors de comprendre dans quelles conditions ont émergé les États-providence, et comment leur contexte d’émergence a influencé la forme qu’ils ont prise. Cette étude a toujours une dimension comparatiste dans la mesure où il s’agit aussi de comprendre pourquoi, au sein d’une même unité géographique telle que l’Europe, ont pu se développer des régimes sociaux fort différents. Afin de rendre compte à la fois du fonctionnement de chacun d’entre eux et de comparer les différents régimes sociaux européens, différentes étiologies ont été mises en avant ; si elles ne sont pas mutuellement exclusives, elles sont souvent mobilisées indépendamment dans la littérature. On distinguera quatre paradigmes principaux, auxquels s’ajoutent des phénomènes à mi-chemin entre les questions politiques, institutionnelles et culturelles. La confrontation des paradigmes fonctionnaliste et politique se base à la fois sur des travaux appartenant à chacun de ces courants théoriques et sur des articles ayant une dimension métathéorique, qui réalisent eux-mêmes une comparaison des différentes étiologies (en particulier, Myles & Quadagno 2002, Van Kersbergen 2002 et Arts & Gelissen 2010). 

L’analyse fonctionnaliste

Historiquement, l’analyse fonctionnaliste est la première à s’être affirmée comme paradigme explicatif de l’apparition des États-providence (elle concerne principalement la littérature des années 1960-1970). Cette analyse considère que ce sont les grandes forces économiques qui ont présidé au développement des États-providence. La formule de Wilensky (1975, cité par Pierson, 1996 : 148)  »strong economies produce strong welfare states »3 , la résume efficacement. Elle peut être subdivisée en deux sous-catégories. La première regroupe les théoriciens de l’industrialisation, qui postulent que les régimes sociaux ont été façonnés par les forces de production, envisagées comme de grandes forces économiques impersonnelles (Myles & Quadagno 2002 : 36) : The root cause of the welfare state, Wilensky concluded, was economic growth mediated by demographic change, which resulted in rising life expectancy and population aging4 . Poussée à l’extrême, cette théorie revient à dire que dans des conditions économiques similaires, des états différents auront un régime social comparable, indépendamment du contexte politique. Dans une perspective comparatiste, cette théorie met donc en évidence les similitudes entre différents régimes sociaux. Le second type d’analyse fonctionnaliste est de type néo-marxiste : au lieu d’imputer la caractérisation des États-providence aux forces de production, elle postule que ce sont les relations de production qui façonnent les régimes sociaux. En somme, dans cette perspective, c’est la logique du capitalisme qui a présidé à leur développement en Europe au XXème siècle (Myles & Quadagno 2002 : 37) : Welfare state expansion, James O’Connor (1973) argued, was driven by the dual, if contradictory, imperatives imposed on the capitalist state to create conditions for capital accumulation, on the one hand, and the social legitimation of this mode of production, on the other.5 Cela revient à dire que ce sont les besoins du capitalisme qui ont présidé à l’apparition des États-providence européens. D’une part, parce que le capitalisme a besoin pour se maintenir d’une main d’œuvre bon marché et en bonne santé, dont une plus-value peut être extraite (Marx 1867), il 3 « Des économies prospères produisent des États-providence forts. » (Wilensky 1975). 4 « La cause profonde de l’apparition de l’État-providence, conclut Wilensky, fut la croissance économique conjuguée à des changements démographiques, qui ont consisté en une hausse de l’espérance de vie et un vieillissement de la population. » (Myles & Quadagno 2002 : 36). 5 « Le développement de l’État-providence, selon James O’Connor, était à mettre au compte des impératifs, sinon contradictoires, du moins doubles, imposés à l’État capitaliste pour d’une part créer les conditions nécessaires à l’accumulation du capital, et d’autre part assurer la légitimation sociale de ce mode de production. » (Myles & Quadagno 2002 : 37). est parvenu à pousser les États à mettre en place des régimes de protection sociale telle que l’Assurance Maladie en France en 1945 ou le NHS au Royaume-Uni en 1948. En plus de créer des conditions sociales propices à la production capitaliste, ce développement d’un État-providence constitue également une façon de maintenir la paix sociale : parce que les régimes d’assurance maladie ont amélioré les conditions matérielles d’existence des travailleurs et travailleuses, ils ont constitué une forme de légitimation du système de production capitaliste. Dans cette perspective, un système de protection social garanti par l’État contribue donc directement au maintien d’une économie capitaliste. Dans les deux cas, ce type d’analyse revient à attribuer une responsabilité moindre aux acteurs politiques dans la formation des États-providence (Myles & Quadagno 2002 : 37) :  »Welfare states are the inevitable product of large economic forces beyond the control of policy makers and publics that compel a common response. »6 C’est la raison pour laquelle ce paradigme a, dans les années 1970, été remis en cause par l’apparition d’une analyse en termes politiques. 

L’analyse politique

L’analyse en termes d’action politique affirme que la politique est importante (politics matters), et postule que les acteurs politiques peuvent agir sur les forces économiques à l’œuvre (Myles & Quadagno 2002 : 37) : What came to be known as “power resource theory” was based on a theory of distribution in capitalist democracies in which both terms of the couplet—capitalism and democracy—figure prominently.7 Le terme « démocratie » employé ici renvoie à la fois à l’action des mouvements sociaux et à la façon dont ils peuvent influencer les politiques publiques et à la politique institutionnelle. Le paradigme qui attribue le développement des États-providence à l’action politique se divise donc en 6 « Les États-providence sont le produit inévitable de grandes forces économiques qui sont au-delà du contrôle des politiques et des publics qui imposent une réponse commune. » (Myles & Quadagno 2002 : 37). 7 « Ce que l’on désigne comme  »théorie des ressources de pouvoir » est basé sur une théorie de la distribution [des richesses] dans les démocraties capitalistes pour laquelle les deux termes de l’expression – capitalisme et démocratie – ont une place proéminente. » (Myles & Quadagno 2002 : 37). deux sous-types, selon que l’on insiste sur le rôle des mouvements sociaux ou sur le rôle des partis politiques institutionnalisés et en charge de la gouvernance, bien que cette division soit parfois difficile à établir de manière stricte – les relations proches entre le parti travailliste et les syndicats au Royaume-Uni par exemple font qu’il n’est pas analytiquement évident de décréter où s’arrête le militantisme et où commence la politique institutionnelle (Bergounioux, 1983 : 18-21). Le paradigme qui insiste sur le rôle des mouvements sociaux est formulé en termes de « théorie des ressources de pouvoir » (power ressource theory) et postule que de la force des mouvements sociaux dépend la distribution des richesses dans une société (Korpi 1980 : 298) : [W]e hypothesize that in the capitalist democracies the control over power resources is a major factor affecting the functioning of the distributive processes within society, what the outcomes of these processes are and how distributional conflict is patterned.8 Les régimes sociaux étant une des façons dont la distribution des richesses dans une société est matérialisée et médiatisée, l’application de ce paradigme au contexte d’émergence des régimes sociaux revient à dire que la nature et la force des mouvements sociaux à ce moment-là déterminent la nature du régime social émergent (Esping-Andersen 1990 : 1) : The historical characteristics of states, especially the history of political class coalitions as the most decisive cause of welfare-state variations, have played a determinate role in forging the emergence of their welfare-statism.9 Appliquant ce cadre théorique aux nations anglo-saxonnes, et notamment au Royaume-Uni, Esping-Andersen explique la formation de l’État-providence britannique, qu’il qualifie de résiduel, par le fait que l’État n’a pas essayé de s’attirer les faveurs des classes moyennes, celles-ci voyant de toute façon leurs intérêts garantis par le marché (Ibid., 31-32). Cependant, Esping-Andersen luimême reconnaît que dans le cas du Royaume-Uni, la politique gouvernementale ne peut pas être tenue à l’écart de cette analyse en termes de coalitions de classes. L’instauration du NHS et des autres lois faisant suite au Beveridge Report, œuvre du Parti Travailliste, montre que les partis 8 « Nous postulons que dans les démocraties capitalistes le contrôle des ressources de pouvoir est un facteur qui influe fortement sur le fonctionnement des processus de distribution des richesses dans une société, sur les résultats de ces processus et sur l’organisation des conflits qui portent sur la distribution. » (Korpi 1980 : 298). 9 « Les caractéristiques historiques des états, en particulier l’histoire des coalitions des classes politiques, qui est l’élément le plus déterminant pour expliquer les variations entre États-providence, ont joué un rôle fondamental dans leur émergence. » (Esping-Andersen 1990 : 1). politiques ont aussi une influence sur la forme que prennent les régimes sociaux (Ibid. : 53-54). Ainsi, l’analyse politique en termes d’influence des mouvements sociaux a un pendant gouvernemental, et certain-e-s auteur-e-s expliquent les variations entre les différents régimes sociaux européens par la force relative qu’avaient les partis politiques de gauche au moment du développement des différents États-providence. Myles & Quadagno (2002 : 37) résument ce paradigme en ces termes (et l’on voit à nouveau qu’il est difficile d’établir une limite claire entre la politique des partis et celle des mouvements sociaux, notamment syndicaux) : [M]ajor differences in welfare state spending and entitlements among the capitalist democracies could be explained by the relative success of left parties, particularly Social Democratic parties, aligned with strong trade unions in shaping the democratic class struggle.10 Le paradigme politique tel qu’il est exposé ici a fait l’objet d’une importante révision par les auteur-e-s féministes. La littérature féministe suggère que la version canonique du paradigme politique tend à minorer l’importance des revendications féministes dans la formation des régimes sociaux, soit parce qu’elle se concentre uniquement sur les partis politiques institutionnalisés, qui se revendiquent rarement comme féministes, soit parce qu’elle ne considère que le mouvement social « traditionnel » (i.e. syndicats et mouvements ouvriers) – historiquement à prédominance masculine, soit en termes de nombres de membres femmes, soit en termes de répartition du travail et de la hiérarchie genrée en son sein – et qu’elle ne rend donc pas compte de l’influence du mouvement féministe. O’Connor (1993 : 509) suggère ainsi qu’il faut, en plus d’intégrer les organisations féministes au paradigme politique, repenser l’analyse en termes de ressources de pouvoir en profondeur. Selon elle (Ibid. : 514), le paradigme des ressources de pouvoir suppose que la citoyenneté, définie comme participation politique, agit comme un principe d’égalité venant contrebalancer la classe, ici principe d’inégalité. Or, la participation politique n’a ni les mêmes implications ni les mêmes résultats pour les hommes et les femmes étant donné leur condition sociale respective. Il faut donc repenser la citoyenneté dans le contexte des inégalités de genre, afin 10 « Les différences majeures entre les dépenses et la provision sociale des différents États-providence au sein des démocraties capitalistes pourraient être expliquées par les différences de succès des partis de gauche, en particulier des partis socio-démocrates, qui, en fonctionnant avec des syndicats forts, donnent sa forme à la lutte des classes démocratique. » (Myles & Quadagno 2002 : 37). de rendre compte des processus politiques à l’œuvre dans la formation et l’évolution des régimes sociaux (Ibid. : 515) : A comprehensive analysis of political processes necessitates the incorporation of gender into this analysis and a broadening of the concept of the political to take into account the exercise of power through bureaucratic organizations and the influence of social movements and client representative groups.11 Bien qu’elle suggère de repenser le paradigme politique, la littérature féministe en maintient les fondements : ce sont bien les acteurs et actrices politiques dont l’action façonne les régimes sociaux. Aux paradigmes structuraliste et politique s’ajoutent deux paradigmes minoritaires. L’analyse culturaliste met en avant les modèles anthropologiques ainsi que les normes culturelles et sociales pour expliquer l’émergence des États-providence (voir par exemple Castles, 1994 pour une étude de l’influence de la religion catholique sur les politiques publiques). L’analyse institutionnaliste, quant à elle, avance que c’est principalement le type d’institutions politiques qui détermine l’émergence du régime social et la forme que celui-ci peut prendre : le type de système électoral, le degré de décentralisation, etc… (Voir notamment Skocpol 1992). Si ce dernier paradigme est minoritaire pour expliquer l’émergence des États-providence, il a acquis beaucoup d’importance dans l’explication de l’évolution des régimes sociaux et de leur diminution, qui commence avec les crises économiques des années 1970. Avant d’étudier la façon dont on peut envisager l’étude des réformes des États-providence, on se propose de présenter comment la littérature analyse les régimes sociaux après leur phase de développement, à un instant t de leur existence. Ces analyses s’attachent à la fois à décrire le fonctionnement des États-providence (leurs acteurs, leurs budgets…) et à étudier leurs effets.

Table des matières

Remerciements
Table des matières
Liste des abréviations utilisées
Introduction
1. Épistémologie de l’étude des régimes sociaux
1. 1. Les deux paradigmes dominants de l’étude de l’émergence des États-providence
1. 1. 1. L’analyse fonctionnaliste
1. 1. 2. L’analyse politique
1. 2. La place des typologies dans la caractérisation des régimes sociaux
1. 2. 1. La typologie tripartite canonique
1. 2. 2. Critiques de la typologie d’Esping-Andersen.
1. 3. La réforme des États-providence est-elle une image miroir de leur création ?
1. 3. 1. Les paradigmes fonctionnalistes et politiques appliqués à la réforme.
1. 3. 2. Pour une théorie de la réforme
2. Luttes discursives autour du Welfare Reform Act
2. 1. Le Welfare Reform Act dans les discours institutionnels
2. 1. 1. Présentation de la réforme par le gouvernement Cameron
2. 1. 2. Les réformes d’activation sociale
2. 1. 3. Justifier l’activation : dissuasion, utilitarisme et paternalisme
2. 2. Discours oppositionnels autour du WRA
2. 2. 1. Les mots comme enjeux de lutte
2. 2. 2. Rejeter le lexique de la dépendance
2. 2. 3. Réhabiliter la dépendance
3. La campagne Save Lifeworks : la lutte contre la fermeture d’un centre de soin
3. 1. Contexte politique de la campagne
3. 2. Entretien avec des patientes : entendre la parole d’un groupe
3. 2. 1. Méthode de l’entretien et de son analyse
3. 2. 2. Les enquêtées et leur prise de parole
3. 3. De la lutte pour l’interprétation des besoins à la subjectivation politique
3. 3. 1. Relations de lutte et relations de soin
3. 3. 2. Quels rapports à quelle politique ?.
3. 3. 2. 1. Positionnement par rapport à la politique institutionnelle
3. 3. 2. 2. Rapport au militantisme
Conclusio
Bibliographie
Rapports institutionnels, textes de loi et discours politiques
Articles et ouvrages de recherche
Articles de presse, émissions de radio et de télévision
Sites webs consultés.

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