Le Troisième livre de monodies accompagnées, entre Turin, Modène et Milan

Le Troisième livre de monodies accompagnées, entre Turin, Modène et Milan

Milan est en ce début de XVIIe siècle un territoire des Habsbourg et l’un des centres militaires les plus importants de l’Empire. Sa situation politique est donc très différente de celle de Bologne ou des États pontificaux. Milan est aussi, à travers la figure de Carlo Borromeo (1538-1584), cousin du cardinal Federico, la ville la plus importante d’Italie du Nord de diffusion de la Contre-Réforme, ce qui a donné lieu à une importante production de madrigaux pour contrebalancer la résistance à la musique profane dans cette ville5 . La province de Milan change d’organisation ecclésiastique à partir de 1609 afin d’acquérir une certaine indépendance vis-à-vis de Rome6 et de former un centre de pouvoir à même de contrebalancer l’autorité exercée par les Espagnols sur la Lombardie7 . Une crise économique sévit dans la région à partir de 16198 , la famine et la peste n’étant pas étrangères au développement de croyances et pratiques superstitieuses chez les Milanais9 . Le cardinal Federico Borromeo croyait ainsi très fortement en la sorcellerie et a consacré certaines de ses œuvres aux démons et aux lieux de leurs apparitions10. La peste de 1630 a également interrompu le renouvellement des compagnies de comédiens dans cette ville.

Les liens culturels et politiques des familles d’Este et de Savoie autour du recueil de 1618 

L’année 1618 inaugure une période de changements dans les relations politiques entre Milan et la Savoie, conséquence logique de la dégradation des rapports entre cette dernière et l’Espagne12. En juin 1618, les Espagnols perdent temporairement la ville de Vercelli, symbole de la résistance du duc de Savoie13. Dans une lettre du 30 juin 1618, Charles-Emmanuel fait part à Cesare d’Este, duc de Modène, de sa plus grande joie14. L’ambassadeur de Modène en Savoie, le poète Fulvio Testi, se trouve en effet à Milan au même moment15. Les rapports entre Turin et Modène sont excellents aussi bien sur le plan politique que sur le plan amical. En effet, le duc Charles-Emmanuel marie sa fille Isabelle au prince Alfonso, fils du duc Cesare de Modène, en 160816. Charles-Emmanuel cherche à établir, à travers le mariage de ses filles (Marguerite de Savoie épouse Francesco Gonzaga, duc de Mantoue, la même année), des alliances avec les duchés voisins afin que la Savoie devienne le centre de gravité du pouvoir contre les Habsbourg17. Cette volonté s’affirmera de plus en plus jusqu’à l’aboutissement, en mars 1618, de l’alliance tant recherchée avec Venise18. C’est dans ce contexte que, quelques mois plus tôt, le 3 janvier, D’India offre la dédicace de son troisième livre des monodies accompagnées au prince de Modène : « Au Sérénissime Seigneur Alfonso d’Este Prince de Modène. Certains Anciens jugèrent qu’un Prince généreux ne devait se délecter qu’avec le son des armes et non avec celui des concerts harmonieux. Ceux-là peuvent être appelés, selon moi, non pas des hommes, mais de féroces barbares ignorant combien propres et naturelles sont la proportion et l’harmonie pour l’homme. Même les Amazones, de nature guerrière, utilisaient les armes au son des calames ; les Lacédémoniens et les Crétois combattaient incités par elles [la proportion et l’harmonie] ; Epaminondas, parmi les Grecs, ainsi que de nombreux Empereurs latins surent, au moment opportun, changer l’égide en laurier, le bouclier en lyre et la hampe en plectre. Et si Minerve brisa la cornemuse en voyant dans le reflet d’une source ses lèvres par trop tordues, cet argument ne correspond à autre chose qu’à la sagesse qui fortifie et déforme cette Musique qui tord les sens et l’intellect. Une autre explication plus efficace n’égalerait pas l’exemple de Votre Altesse Sérénissime, laquelle, ayant enfermé dans son cœur la générosité de Mars ainsi que les plus hautes pensées, jouit ainsi, à l’égal de tous les Princes, de l’harmonie des voix et des instruments, tout en en honorant les auteurs. Ainsi, devant publier mon troisième livre des Musiche, j’ai voulu élire Votre Altesse Sérénissime comme source de mon inspiration poétique, laquelle vous est dédiée et consacrée. Je suis sûr qu’elle les approuvera [ses Musiche] et qu’elles seront agréables et bien accueillies par les autres. D’autant plus que vous êtes lié plus que quiconque avec la famille du Sérénissime de Savoie qui est mon principal Patron et mon habituel Seigneur. Ainsi je dois reconnaître Votre Altesse Sérénissime selon que plaise à Son Altesse ce cadeau modeste mais que je vous présente avec la plus grande affection, voulant, comme un nouveau Mercure, vous apporter humblement la Lyre, afin que vous, tel un doux Apollon, ne me refusez pas le caducée de votre faveur et de votre protection. À cette fin je prie le Seigneur pour votre plus grande félicité. Milan le 3 janvier 1618. De Votre Altesse Sérénissime très dévoué serviteur Sigismondo D’India. »

« L’humble lyre » du Troisième recueil de monodies de D’India, poètes fameux et inconnus 

La lyre que D’India apporte au prince de Modène contient pour la première fois trois poèmes de Pétrarque : Voi che ascoltate (Ô vous qui écoutez), Tutto il dì piango (Je pleure tout le jour) et Or che ‘l ciel e la terra (Maintenant que le ciel et la terre) ; un poème de Marino : Scherniscimi, crudele ! (Moque-toi de moi, cruelle !) ; un extrait du Pastor Fido de Guarini : Com’è soave cosa (Comme c’est une douce chose) ; puis un dialogue en écho également de Guarini, cinq poèmes anonymes ; enfin deux extraits de la Jérusalem délivrée du Tasse : Giunto alla tomba (Arrivé à la tombe) et O bella destra (Ô belle main dextre). Le recueil contient également des vers écrits par des poètes moins connus et moins souvent mis en musique comme Giovanni Villifranchi, originaire de Volterra et mort en 1614, en contact avec le prince de Toscane à qui il dédie un poème en 160222. Il est également l’auteur de la fable l’Amaranta qui a obtenu un grand succès à la cour de Turin. À propos de cette fable, Villifranchi écrit à Virginio Orsini – dont il est le secrétaire – depuis Turin le 18 octobre 1610 : « Je fus appellé par le Libraire qui me montra mon Amaranta publiée de la façon que Votre Excellence verra : avec l’absence de nombreux vers et très abîmée par l’éditeur23. » La fable de Villifranchi, malgré le mécontentement de l’auteur, a continué d’être appréciée même après la mort du poète si bien qu’elle fut encore représentée au palais Chiablese à Turin avec deux ballets de Sigismondo D’India pour l’anniversaire de Christine de France en 162124. Il n’est donc pas étonnant que le compositeur ait choisi un poème de cette fable : Lagrimate occhi miei (Pleurez, mes yeux) pour le recueil dont il est ici question. D’India met également en musique un poème de Francesco Maria Caccianemici – membre de l’Académie des Gelati de Bologne – : Occhi convien morire (Mes yeux, il convient de mourir) extrait de ses Rime publiées à Bologne chez Bartolomeo Cocchi en 160825. Ce poème est également mis en musique, la même année (1618), par le monodiste et luthiste napolitain Andrea Falconieri (1585 ?-1656). D’autres poèmes de Caccianemici seront mis en musique par Stefano Landi l’année suivante (1619). Nous pouvons également mentionner le poème Arditi baci miei (Baisers audacieux) du polygraphe et académicien vénitien Giovanni Battista Leoni (? -1645) extrait de son livre de Madrigali publié à Venise en 1594. Leoni composa également une harangue funèbre pour les obsèques du cardinal Farnèse publiée à Roma chez Accolti en 158926. Nous pouvons citer enfin le poème E pur tu parti, ohimè (Et pourtant tu pars, hélas) de Giacomo Castellano dont le style est proche de celui de Guarini, ainsi que nous pouvons le constater dans le Testamento amoroso que Castellano publie à Venise en 1610 en le dédiant à Vincenzo Gonzaga, duc de Mantoue27. En effet, Castellano reprend certaines scènes du Pastor Fido comme l’histoire de Silvio et Dorinda (en l’occurrence Florinda28) ou la scène où Silvio est tué par un sanglier29, mais également quelques poèmes qui ressemblent à ceux des Rime de Guarini30. Sur le plan poétique, ce recueil relie Milan (ville de publication) et Modène (ville du dédicataire) à Bologne, Venise, Mantoue, Florence et Turin (ville où se trouve le compositeur)

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