Leitmotive et écueils des pratiques factionnelles

Leitmotive et écueils des pratiques factionnelles

Il convient maintenant de mettre en évidence les stratégies intra-conclavaires de la faction française. Évidemment, la « pratique » du conclave était, dans le cadre du régime factionnel, inséparable d’une communication extra-conclavaire qui conférait à l’élection pontificale une internationalisation politique concrète. Les liens permanents et réciproques entre l’intérieur et l’extérieur du conclave doivent être bien distingués pour ne pas faire de confusions ou de répétitions dans notre analyse. Nous avons déjà évoqué les pratiques extérieures, plus proprement diplomatiques, et leur implication au sein du conclave. Nous allons tenter ici d’évaluer le processus électoral à l’aune des mécanismes factionnels.

Rassemblement et jeux d’alliances 

La faiblesse numérique de la faction française, marquée par une véritable stagnation entre 1644 et 1667 – huit cardinaux en faisaient officiellement partie – était un sérieux obstacle à tout projet sérieux de présentation – et donc de réussite – de candidats potentiellement éligibles. Il en était de même pour les petites et moyennes factions, qui ne pouvaient pas, indépendamment des autres, prétendre à une « victoire » électorale. En 1667, les factions espagnole et « Barberine » comptaient chacune 13 cardinaux, la faction Chigi et les indépendants de l’Escadron volant disposaient de 18 cardinaux. Le quorum de voix indispensable pour assurer une élection étant de deux tiers des votants, selon les dispositions d’Alexandre III, confirmées par Grégoire XV, il fallait obtenir au minimum 38 voix en 1644, 44 voix en 1655, 43 voix en 1667. Si chaque faction voulait garantir son autonomie, elle avait pourtant besoin d’entrer en contact avec les autres factions, pour pouvoir avancer des candidats aptes à être élus et obtenir progressivement la majorité. Joseph Güthlin soulignait que la règle des deux tiers, tout en donnant un caractère incontestable à la validité de l’élection, ne permettait pas alors d’obtenir un résultat rapide. La première tactique de renforcement d’une faction consistait dans le rassemblement autour de la cause d’un candidat. En 1644 et en 1655, le cardinal Sacchetti ne disposait pas uniquement de la bienveillance de la France. Créature d’Urbain VIII, il avait naturellement le soutien de la faction « Barberine », à laquelle il appartenait, soutien renforcé par la décision des frères Barberini « de ne sortir point de leurs créatures » . Par contre, notait Saint-Chamond, Sacchetti était « tellement contrarié par les Espagnolz et par les Romains qu’il n’y a aucune apparence de le pouvoir faire réussir » . Nous considérerons plus tard ces obstacles, et en particulier l’arme de l’exclusion. En 1655, Buti assurait du soutien de « card[in]aux indépendans qui sont unis et résolus de faire tous les efforts humainement possibles pour eslever Sacchetti à la barbe des Espag[n]olz et des Medici » . Le soutien d’autres factions n’empêchait pas non plus des soutiens individuels, chaque cardinal demeurant théoriquement libre de son scrutin, quoiqu’à ses risques et périls s’il appartenait à une faction de Couronne. Ainsi Lionne informait Mazarin du ralliement de deux membres éminents de la faction espagnole : « L’abbé Costa m’envoya hier dire […] que Lugo et Trivultio508 estoient gaignés pour Sacchetti […] » . De même, le cardinal de Retz, exclu de la faction française et plus ou moins agrégé à l’Escadron volant, fut l’un des plus ardents partisans de Sacchetti510. Grâce à ces cardinaux convaincus de la cause du candidat français, celui-ci put obtenir, en 1655, « jusques à 34 [voix], nonobstant l’opposition des Florentins et Espagnols »  . La tactique du rassemblement ne suffisait pas pourtant pour atteindre la majorité, les convaincus de la première heure se heurtant rapidement aux ennemis de leur candidat et à la présentation d’autres « papabili » . La faction devait ainsi travailler à gagner des voix par le biais d’un véritable travail de négociation. La tactique de la négociation consistait à nouer des alliances avec d’autres factions et cardinaux, ce qui impliquait un effort de persuasion et de séduction. C’est ici qu’une grande méticulosité était particulièrement exigée des membres de la faction et de leurs conclavistes. Pour permettre à une candidature de se maintenir en lice jusqu’à la fin, sans essoufflement ni effondrement, les chefs de factions devaient faire preuve d’une particulière ténacité. Güthlin écrivait : « Une fois [les partis] formés, il est nécessaire qu’ils discutent ensemble, qu’ils délibèrent, qu’ils cherchent mutuellement à se convaincre, à faire prévaloir leurs sentiments […] ». Ces délibérations s’imposaient, tout en garantissant le secret du vote de chaque cardinal, afin de « rendre moins imprévisible, et donc plus orientable, le résultat du conclave » . Elles faisaient donc partie du processus normal de l’élection pontificale.

« Mettre sur le tapis » : choix des candidats et inclusion 

Comme tout système électif, le conclave devait procéder au choix du futur chef de la Chrétienté. Or ce choix ne reposait pas sur des candidatures subjectives, aucun cardinal n’ayant le droit de faire une campagne électorale pour lui-même. Des noms devaient être avancés par les factions, gagnant ou perdant des voix au fil des scrutins, avant que deux ou trois cardinaux s’en distinguent et entrent en « concurrence » jusqu’à la victoire de l’un d’entre eux. Cette logique obéissait à la fois à des réglementations strictes, quant au respect des normes canoniques, des procédures électorales, du secret des scrutins et de l’interdiction théorique de toute forme de pression interne ou externe. Elle obéissait aussi à de nombreux facteurs contingents, qui courtcircuitaient les prédictions et pronostications établies au début du conclave. Cette imprévisibilité présidant à l’élection a donné le célèbre adage : « Qui entre au conclave pape en sort cardinal » . Cela n’empêchait pas les parieurs romains de se lancer dans un véritable marché prédictif qui en dit long sur l’intérêt puissant porté par la Ville à l’élection de son futur souverain, comme l’a constaté Renaud Villard pour le XVIe siècle. L’élection se déroulait donc, pour reprendre l’expression de Maria Antonietta Visceglia, dans « un état de constante précarité » . Le choix d’un candidat devait tenir compte de critères essentiels. Il fallait d’abord élire le chef de la Chrétienté, un homme doté des capacités indispensables pour assumer la triple charge d’enseigner, de gouverner et de sanctifier. Les princes catholiques étaient loin de mépriser ces critères, comme en témoigne l’instruction royale du 9 août 1644 : « Sa Ma[jes]té, dans l’eslection du Pape futur, n’a au[tr]e but que de voir eslevé à cette dignité celuy qui en sera le plus digne, le plus amateur de la justice et le plus destaché des passions particulières, pour vacquer avec fruict au bien de la chrestienté » . À côté, la politisation irréversible du rôle du pape, en tant que prince temporel et « père commun » des souverains catholiques, ajoutait d’autres exigences d’ordre diplomatique. Si la neutralité était revendiquée par le Saint-Siège pour garantir son arbitrage dans les conflits internationaux, les monarques français et espagnol tentaient de pousser l’élection vers un candidat plus ou moins attaché à leur Couronne, ou du moins non inféodé à la Couronne adverse. « Le Roy n’a au[tr]e but dans l’eslection du Pape futur que de voir donner à la chrestienté un bon chef désintéressé et qui ayt assez de vigueur pour se deffendre d’adhérer aux injustices des Espagnolz » . De toute façon, le choix d’un candidat trop marqué politiquement s’exposait inévitablement à voir brandie contre lui, par la faction adverse, l’arme de l’exclusive. Il fallait ainsi « s’éloigner de personnages ou d’individus contestables ayant trop de pouvoir et la capacité d’obtenir l’assentiment des rois et des princes, sans être ou apparaître leurs favoris » . Le choix de candidats par la faction française dépendait des instructions royales, mais aussi d’un travail commun entre l’ambassadeur et le protecteur. Peu après la mort d’Urbain VIII, Saint-Chamond demandait un entretien privé au cardinal Antonio : « Je le priay, en nous séparant, d’aggréer que je le visse en particulier pour conférer ensemble des sujets qui seroient les plus dignes d’estre eslevez au Papat » . Le choix des « papabili » devait être « étudié et préparé soigneusement et talentueusement ». Il fallait d’abord tenir compte des autres factions, afin de consolider les alliances autour de candidats communs.

Freins et obstacles aux mécanismes factionnels 

La pratique des factions était régulièrement entravée par un certain nombre d’éléments intrinsèques – les faiblesses de la procédure électorale, que nous aurons l’occasion d’évoquer – et extrinsèques – les circonstances propres à chaque conclave, mais surtout l’importance du facteur de contingence, principalement lié aux dispositions des chefs et des membres des factions. L’ensemble de ces éléments, plus ou moins prévisibles, obligeait les ambassadeurs et les cardinaux factionnaires les plus fidèles à une délicate adaptation de leurs stratégies à des contextes conclavaires divers et variés. Il nous faut relever ici les principaux obstacles auxquels fut confrontée la faction française. Le premier écueil concernait l’unité des membres de la faction et la sauvegarde des alliances effectuées par les négociations internes. L’unité d’une faction tenait avant tout à l’obéissance de ses membres aux directives données par leur chef, mais aussi à l’autorité relative du chef – choisi théoriquement pour son expérience et sa réputation – sur ses collègues. L’unicité du chef était nécessaire pour modérer les tempéraments et intérêts divers des cardinaux et pour veiller à l’unité d’action. Dans le cadre d’une faction de Couronne, les directives des souverains, transmises par l’ambassadeur, ajoutaient une exigence de fidélité du chef de faction et de ses confrères aux injonctions du représentant princier. Ces trois éléments constituaient le ciment de l’unité factionnelle. Les rapports d’amitié devaient être préservés, comme l’avait bien compris le cardinal Bichi en 1644 : « Entre M. le C[ardin]al Anth[oin]e et moy, il s’est passé de grands termes d’amitié, de privauté et de confidence, et hors la presse que je luy fais pour le porter à quelque chose pour la France, nous sommes, à ce qu’il tesmoigne, en la meilleure intelligence du monde » 557 . Si une telle amitié n’était pas toujours d’une profonde sincérité, il fallait au moins la tenir en apparence, comme l’avouait Bichi, qui connaissait la faiblesse d’Antonio à l’égard de son frère aîné : « Je fais tout ce que je puis po[u]r l’entretenir de la sorte, voyant qu’il est du service du Roy de faire ainsy, quant ce ne seroit que pour l’apparence, quoyque d’ailleurs je doubte tousjours qu’il ne nous sera qu’à charge » 558 . Ce semblant d’unité existait au début du conclave de 1644. À la mi-janvier 1655, Antonio espérait aussi que « la troupe demeure ferme et unie dans les sentiments qu’elle a maintenant » . Malgré ces bonnes intentions, le maintien de l’unité était particulièrement complexe. Les conflits internes pouvaient éclater, comme ce fut le cas entre Antonio et Bichi en 1644, Antonio ayant témoigné à Saint-Chamond « une si grande jalousie contre luy [Bichi] qu’il ne faut pas apporter peu de soin pour empescher une rupture entr’eux » 560 . En 1655, Lionne eut à gérer deux différends, rapportés par Thévenot, entre Este et Orsini561, et entre Este et Antonio : « Monsieur Tevenot me donne advis de quelques dispositions qu’il voit une division entre Mr le Card. d’Est[e] et M. le Card. Antoine. Je veilleray soigneusement pour la prévenir et pour la faire cesser si elle éclate, voiant bien combien elle seroit préjudiciable au service du Roy » 562 . Nous voyons bien ici que les tentatives de réconciliation relevaient de l’ambassadeur, chargé par le roi du maintien de l’unité de sa faction, en cas de défaillances internes. N’appartenant pas au Sacré-Collège, il était suffisamment distant pour effectuer un arbitrage entre cardinaux. En 1667, au contraire, l’unité de la faction ne fut pas menacée, ce qui fut une raison majeure de son succès.

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