L’électroencéphalographie comme mesure du traitement nociceptif

Douleur et nociception

La douleur est parmi les motifs de consultation les plus fréquemment rencontrés dans les établissements de soins de santé primaires (Finley et al., 2018). C’est une sensation connue de tous, mais très subjective, car elle ne peut être exprimée que par la personne qui la ressent (Treede, 2018). La définition de la douleur la plus largement utilisée, bien qu’encore critiquée (Cohen, Quintner, & van Rysewyk, 2018), est celle que l’International Association for the Study of Pain (IASP) a émise en 1979. Cette définition a été mise à jour en 2020 et se traduit ainsi: «La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à, ou ressemblant à celle associée à, une lésion tissulaire réelle ou potentielle}) (Raja et aL, 2020). C’est une fonction vitale du système nerveux permettant de percevoir les blessures ou les menaces à la survie du corps dans le but de le protéger (Fenton, Shih, & Zolton, 2015; MacMahon, Koltzenburg, Tracey, & Turk, 2013). La nociception joue un rôle important dans ce système de protection. L’IASP la définit comme « le processus neuronal de l’encodage des stimuli nocifs. }) (« IASP Terminology, » 2018) Cela fait appel à des structures nerveuses spécialisées appelées nocicepteurs ou fibres nociceptives qui détectent les stimuli dommageables et transmettent l’information au système nerveux central (Fenton et aL, 2015). Ces structures feront l’objet de la prochaine section (1.2.2).

En temps normal, la douleur est ressentie en présence de nociception. Toutefois, il faut souligner que ce sont des processus neuronaux distincts qui peuvent être modulés de façon indépendante et donc que leur intensité n’est pas toujours corrélée (Biurrun Manresa et aL, 2014; Jurth, Rehberg, & von Dincklage, 2014; Northon, Rustamov, & Piché, 2019). Dans certaines conditions pathologiques, par exemple suite à un traumatisme nerveux périphérique ou à une lésion de la moelle épinière, il est même possible de ressentir la douleur en absence de nociception (Bouhassira, 2019; MacMahon et aL, 2013). En bref, la détection de stimuli nocifs par des neurones sensoriels spécialisés se nomme nociception. Ces afférences entrent par les cornes dorsales de la moelle épinière et font synapse avec des neurones de projections situés majoritairement dans les lames de Rexed l, Il et IV (Dinakar & Stillman, 2016; MacMahon et aL, 2013). Les neurones de projections décusseront dans la commissure antérieure de la moelle épinière pour ensuite monter au niveau de la substance blanche antérolatérale (Blumenfeld, 2011; MacMahon et aL, 2013). Ils emprunteront principalement la voie spinothalamique pour atteindre différentes structures cérébrales incluant la médulla rostro-ventrale, le thalamus, l’amygdale, le cervelet, le cortex cingulaire antérieur, les cortex somatosensoriels primaire et secondaire, l’insula et le cortex préfrontal (Fenton et aL, 2015; Garcia-Larrea & Peyron, 2013; MacMahon et aL, 2013; Todd et aL, 2016). Le traitement du message nociceptif par ces structures entraînera la perception consciente d’une sensation appelée douleur (Garcia-Larrea & Bastuji, 2018; Garcia-Larrea & Peyron, 2013; MacMahon et al., 2013). D’ailleurs, le groupe de structures cérébrales activées par un stimulus douloureux est communément dénommé « matrice de la douleur» (Garcia-Larrea & Bastuji, 2018). La Figure 1.1 illustre le trajet décrit ci-dessus.

Les fibres nociceptives

Les neurones sensoriels peuvent être classifiés de différentes façons, mais ils sont souvent groupés en fonction de leur vitesse de conduction formant ainsi les catégories Aa, A~, AB et C, des plus rapides aux plus lents (Dinakar & Stillman, 2016; MacMahon et aL, 2013; Sneddon, 2018). À différents niveaux, toutes ces fibres nerveuses peuvent réagir aux stimuli nocifs. Cependant, comme les fibres Aa et A~ répondent surtout aux stimuli mécaniques inoffensifs et que la majorité des fibres AB et C sont considérées comme nocicepteurs (MacMahon et aL, 2013), nous nous attarderons uniquement sur ces dernières. Les caractéristiques principales des fibres nociceptives AB et C sont résumées dans le Tableau 1.1 (Cruccu et aL, 2008; MacMahon et aL, 2013; Sneddon, 2018; Todd et aL, 2016). Il est important de souligner que les différentes vitesses de conduction des fibres entraînent une double sensation de douleur aux caractères différents lorsqu’elles sont stimulées de façon concomitante (MacMahon et aL, 2013; Plaghki & Mouraux, 2005; Todd et aL, 2016). En effet, la sensation causée par la stimulation des fibres AB sera perçue en premier comme une piqûre alors que la sensation de brûlure/pression due aux fibres C viendra peu de temps après (Sneddon, 2018). Ce concept de double sensation est illustré à la Figure 1.2 un peu plus loin. De plus, tel qu’indiqué à la dernière ligne du Tableau 1.1, la proportion supérieure de fibres C met en évidence l’importance de ce type de fibres dans la perception de douleur. En outre, elles sont probablement fortement impliquées dans les douleurs d’origine musculosquelettique puisqu’un nerf articulaire typique contient environ 80% de fibres C (MacMahon et aL, 2013). D’autre part, les fibres AB de type 1 et les C peuvent être sensibilisées, ce qui fait d’elles des acteurs importants dans le processus de chronicisation de la douleur. Les détails de ces mécanismes seront présentés à la section 1.3.

Les potentiels évoqués

Les neurones communiquent entre eux par de faibles courants électriques qui se superposent et dont la différence de potentiel par rapport à une référence donnée peut se mesurer quasi instantanément à l’aide d’électrodes placées sur le scalp (Buzsaki, Anastassiou, & Koch, 2012). Les potentiels évoqués sont donc des potentiels électriques résultant de l’ addition de potentiels post-synaptiques de nombreux neurones pyramidaux ayant une orientation et une localisation sim ilaires (Luck, 2014). Ces potentiels s’obtiennent en moyennant l’activité cérébrale évoquée par un stimulus répété plusieurs fois. Lorsque ce stimulus est produit par un laser, on utilisera l’appellation « potentiel évoqué laser» ou LEP (Iaser-evoked potential). Effectuer une moyenne permet d’atténuer fortement l’activité cérébrale normale qui fluctue aléatoirement tout en préservant l’activité évoquée par le stimulus qui se produit dans une fenêtre de temps précise suivant ce dernier (Luck, 2014). Ce processus fait apparaître des composantes de potentiel évoqué, c’est-à-dire des inflexions positives ou négatives survenant à des temps précis dans le signal EEG moyenné (Luck, 2014). Les composantes principales des LEP ont une amplitude maximale au vertex et se nomment N2 et P2 (Plaghki & Mouraux, 2005; Treede et aL, 2003).

Ces dernières sont illustrées à la Figure 1.2. Il est possible d’observer ces composantes indépendamment pour les fibres Ac ou C, mais les composantes des fibres C sont plus tardives (latence supérieure) en raison de la vitesse de conduction moindre de ces fibres (Bromm & Treede, 1987; Hu et aL, 2014; Plaghki & Mouraux, 2005). Cela étant dit, bien visualiser le complexe N2-P2 des fibres C n’est pas facile et on a longtemps pensé qu’il fallait éviter d’activer les fibres Ac pour y arriver (Bragard, Chen, & Plaghki, 1996; Bromm & Treede, 1987; Magerl, Ali, Ellrich, Meyer, & Treede, 1999; Opsommer, Weiss, Miltner, & Plaghki, 2001; Plaghki & Mouraux, 2005). Toutefois, il a été démontré par la suite que cette difficulté à observer l’activité des fibres C relève principalement de la difficulté à trouver les paramètres de stimulation adéquats (Mouraux & Plaghki, 2007a, 2007b; Truini, Galeotti, Cruccu, & Garcia-Larrea, 2007). Malgré cela, une méthode relativement sim ple permettant de distinguer les composantes des fibres Ac et C a été développée (Hu et aL, 2014) et elle est utilisée dans la présente étude.

Les analyses temps-fréquences On retrouve dans le cerveau de nombreuses oscillations reflétant des processus distincts (Buzsaki, 2006). Cette activité rythmique provient de la synchronisation périodique des potentiels d’action des neurones. On la retrouve dans le signal EEG et elle peut être décrite en termes de fréquences, d’amplitudes et de phases des oscillations (Cohen, 2014). Les fréquences observées sont généralement groupées ainsi: delta (O,5-3,5 Hz), thêta (4-7 Hz), alpha (8-13 Hz), bêta (14-29 Hz) et gamma (30-100 Hz) (Cohen, 2014; Harmony, 2013; Ploner, Sorg, & Gross, 2017) . Un événement quelconque, comme un stimulus douloureux, peut perturber cette activité rythmique en entraînant la synchronisation ou la désynchronisation subite d’une population de neurones (Pfurtscheller & Lopes da Silva, 1999). En traitant le signal EEG avec des méthodes propres aux analyses fréquentielles, il est possible de déterminer quelles oscillations ont été perturbées et en quoi elles ont changé (Cohen, 2014).

Contrairement à l’analyse des LEP, cette seconde technique permet d’examiner l’activité cérébrale qui n’est pas synchronisée dans le temps par rapport au stimulus (Pfurtscheller & Lopes da Silva, 1999). Une revue critique de la littérature a mis en évidence l’importance de cette activité rythmique dans la perception et le traitement (processing) de la douleur (Ploner et al., 2017). Suite à un bref stimulus douloureux, on observe trois changements principaux dans l’activité cérébrale rythmique: 1- une augmentation des fréquences de moins de 10 Hz survenant de 150 et 400 ms après le stimulus et correspondant aux potentiels évoqués. 2- Une inhibition de l’activité dans les bandes alpha et bêta se produisant entre 300 et 1000 ms. 3- La présence de fréquences gamma au niveau du cortex sensorimoteur entre 150 et 350 ms post-stimulus (Mouraux, Guerit, & Plaghki, 2003; Ploner et al., 2017). Ces changements ne sont pas encore parfaitement compris, mais il a été rapporté qu’ils peuvent être influencés par des événements qui modulent la douleur tels que la sensibilisation, entre autres (Domnick, Hauck, Casey, Engel, & Lorenz, 2009; Nickel et al., 2017; Ploner et al., 2017).

Table des matières

Résumé
Abstract
Table des matières
Liste des tableaux
Liste des figures
Liste des sigles et abréviations
Remerciements
Chapitre 1-lntroduction
1.1 Mise en contexte
1.2 L’étude de la douleur
1.2.1 Douleur et nociception
1.2.2 Les fibres nociceptives
1.2.3 Le laser comme outil pour étudier le système nociceptif
1.2.4 L’électroencéphalographie comme mesure du traitement nociceptif
1.2.4.1 Les potentiels évoqués
1.2.4.2 Les analyses temps-fréquences
1.3 Les mécanismes de sensibilisation à la douleur
1.3.1 La sensibilisation périphérique
1.3.2 La sensibilisation centrale
1.4 La manipulation vertébrale et ses mécanismes hypoalgésiques
1.4.1 La manipulation vertébrale
1.4.2 Les mécanismes périphériques
1.4.3 Les mécanismes supraspinaux
1.4.4 Les mécanismes spinaux
1.5 Objectif et hypothèses
Chapitre 2 – Effect of spinal manipulation on laser-evoked pain and brainactivity
2.1 Abstract
2.2 Background
2.3 Methods
2.3.1 Experimental design
2.3.2 Participants
2.3.3 Experimentalprotocol
2.3.4 Laser stimulation
2.3.5 Spinal manipulation and placebo intervention
2.3.6 Pain ratings
2.3.7 Expectations of pain modulation
2.3 .8 Electroencephalographicrecordings
2.3.9 Laser-evokedpotentials (LEP) analysis
2.3 .10 Event-related spectral perturbations analysis
2.3 .11 Statisticalanalysis
2.4. Results
2.4.1 Pain intensity
2.4.2 Expectations of pain relief do not predict pain inhibition
2.4.3 Laser-evokedpotentials .. ..
2.4.3.1 N2 peak amplitude and latency
2.4.3.2 P2 peak amplitude and latency
2.4.4 Event-related spectral perturbations
2.4.4.1 2-10 Hz
2.4.4.2 8-29 Hz
2.4.4.3 30-60 Hz
2.4.4.4 61-100 Hz
2.5 Discussion
2.6 Conclusion
2.7 Declarations
2.7.1 Ethicsapproval and consent to participate
2.7.2 Consent for publication
2.7.3 Availability of data and materials
2.7.4 Competinginterests
2.7.5 Funding
2.7.6 Authors’ contributions
2.7.7 Acknowledgements
2.8 References
Chapitre 3 – Discussion
3.1 Effets perceptuels
3.1.1 Manipulation vertébrale segmentaire
3.1.2 Manipulation vertébrale hétérosegmentaire
3.1.3 Stimulus mécanique léger
3.1.4 Effets non spécifiques
3.2 Effets neurophysiologiques
3.3 Retombées et directions futures
3.3.1 Perspective expérimentale
3.3.2 Perspective clinique
Conclusion
Références bibliographiques

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