Les formes de déterminisme en histoire et le matérialisme historique 

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La troisième forme de déterminisme :

Elle est le « déterminisme scientifique ». La forme précédente était spéculative ou métaphysique, à la fois par sa manière de concevoir la fin de l’histoire et par le caractère général de la « loi » ou de la « raison » dont elle discernait l’accomplissement dans le cours du monde. Dans la troisième forme de déterminisme, on s’intéresse moins à une loi générale qu’aux causes particulières qui provoquent les évènements historiques, des causes efficientes spécifiques. Tout arrive conformément à des causes déterminées, à partir de situations données ; l’explication procède comme le fait la science moderne à l’égard des phénomènes naturels.
Cette forme de déterminisme causal exclut toute nécessité transcendante et toute causalité finale. Ce qui caractérise un déterminisme scientifique, c’est qu’il ne fait appel qu’à des causes efficientes et des conditions données dans l’expérience. Il prend alors la forme de la théorie dite de « facteurs ». D’une manière générale, c’est la conception des Lumières, ou de l’évolutionnisme d’inspiration darwinienne. L’on s’en tient à des facteurs objectifs empiriques et matériels.
Là encore, diverses formes de déterminisme se présentent : on fait dépendre tous les événements historiques d’un facteurs unique, ou bien d’un facteur prédominant, ou bien ils résulteraient de la combinaison et du jeu de divers facteurs, largement, voire complètement, indépendants. On a ainsi cherché la nécessité qui se manifeste en histoire dans les facteurs géographiques, climatiques, biologiques (races), ethnies (caractères des peuples), etc. Presque aucune de ces conceptions n’affirme la nécessité des événements historiques singuliers. La nécessité n’est généralement affirmée qu’au niveau global, et l’on admet une large contingence (accumulation de petites causes, hasard, concours de circonstances, etc.).
La conception de Marx et d’Engels est proche de ces théories ; cependant, elle en diffère. Ceux qui la disent déterministe la ramènent généralement à une théorie des facteurs. Ils attribuent à Marx l’idée que ces facteurs sont des causes efficientes excluant toute finalité, et s’imposant aux individus de l’extérieur. De fait, Marx recourt à l’explication causale, mais ce n’est pas de la seule causalité efficiente externe qu’il s’agit. Parmi les divers facteurs historiques, les causes « humaines » (besoins définis de façon historique et sociale) sont essentielles. A la causalité des facteurs externes se superpose celle qu’introduit l’homme en poursuivant ses fins propres.
Avant de conclure à un « déterminisme » historique chez Marx, il faudrait examiner de quelle nature sont les lois et les causes économiques pour lui. Nous savons déjà que le facteur économique n’impose sa loi que grâce à la médiation de tous les autres facteurs sociaux et humains qui sont autant de conditions.
D’autre part, ce « facteur économique » se partage lui-même en deux composantes de genre différent : les forces productives et les rapports sociaux. Les hommes et les classes participent à l’action du « facteur économique ». Les crises qui secouent l’histoire ne sont surmontées que grâce à l’action consciente et organisée des classes sociales.
Enfin, si l’activité des hommes, véritables agents de l’histoire, conduit à la réalisation de la liberté, peut-on encore parler de « déterminisme », en quelque sens qu’on prenne le terme, puisqu’il arrive un moment où la « nécessité historique » coïncide avec la « possibilité » pour les hommes de maîtriser les causes « extérieures » et de choisir leurs fins ?
La thèse de Marx est que, par les révolutions politiques et sociales, les individus et les classes interviennent de plus en plus consciemment et volontairement dans le cours de l’histoire, et parviennent à l’orienter en fonction de leurs buts. C’est pourquoi, si déterminisme il y a, celui-ci est très paradoxal.
Par bien des aspects, le matérialisme historique de Marx et d’Engels s’apparente au déterminisme scientifique. Néanmoins, leur conception ne se laisse ramener à aucune des formes de déterminisme qui furent appliquées en histoire et avancées déjà avant eux. Appliquer le mot « déterminisme » au marxisme laisse échapper un aspect essentiel de la pensée de Marx. Ce n’est encore là qu’une présomption. Celle-ci paraîtra plus forte après que nous aurons jeté un coup d’œil sur l’histoire de l’apparition du mot « déterminisme ». Ce bref historique nous aidera à préciser son sens.
La question n’est pas de savoir s’il y aurait anachronisme à l’appliquer au matérialisme historique. Un terme peut être forgé tardivement pour désigner une conception qui a vu le jour longtemps avant qu’il n’apparaisse. Or, l’introduction du mot « déterminisme » dans la philosophie et dans la science va nous éclairer sur les doctrines auxquelles il convient de l’appliquer.
Marx n’ignorait pas l’existence de ce vocable récent ; et, s’il ne l’utilisa presque jamais, il l’entendait déjà dans le sens qu’il a pour nous.
C’est Claude Bernard qui clarifia son sens et le fixa pour un emploi « scientifique », le faisant ainsi passer dans l’usage courant en français. Le mettant au centre de sa réflexion méthodologique et heuristique, donc se plaçant dans une optique pratique, il faisait consciemment œuvre de philosophie des sciences ; il déclarait être le premier à l’introduire « dans la science ».
L’histoire antérieure du mot « déterminisme » offre quelques curiosités. Il était nouveau à l’époque de Marx : il commença à se répandre en philosophie que vers 1840. Dans son acception actuelle, on ne le trouve pas là où on l’aurait attendu, chez Laplace ou Compte, Ampère ou Taine.
Le premier emploi attesté se trouve chez Kant, mais en un sens tout différent de celui que le mot aura bien plus tard pour désigner la conception laplacienne du monde ou mécanisme universel. Au sens bernadien, il désignera plus modestement le « déterminisme expérimental » ou « conditionalisme »
Par « déterminisme », Kant désignait « la détermination du libre-arbitre par de suffisantes raisons intérieures ». Il l’opposait au « prédéterminisme » « d’après lequel des actes volontaires en tant qu’événements ont leurs raisons déterminantes dans le temps antérieur qui, ainsi que ce qu’il contient, n’est plus en notre pouvoir ».
Ainsi, Kant faisait rentrer ce que nous appellerions « déterminisme » dans le « prédéterminisme », et il entendait par « déterminisme » tout autre chose : un mode de détermination rationnel de la volonté. C’est donc dans le domaine de la philosophie pratique que le terme fait son apparition, alors qu’on l’aurait attendu dans celui des sciences de la nature.
Curieusement, il semble que ce soit Hegel qui l’ait introduit le premier en philosophie des sciences dans son sens actuel. En effet, dans un passage de sa Science de la logique, il explique que le déterminisme est « le point de vue auquel se tient le connaître », quand on « indique, pour chaque détermination de l’objet la détermination d’un autre », à savoir ses conditions ou encore l’état de choses antérieur. Le déterminisme « progresse ainsi à l’infini ». Hegel conclut : « n’est par conséquent présent nulle part un principe d’autodétermination »3
Cette dernière observation est très remarquable. Elle dit l’essentiel : déterminisme et autodétermination s’opposent. Hegel fournit ainsi la pierre de touche qui permet de discriminer le caractère déterministe ou non-déterministe d’une théorie. D’après ce critère, il faut refuser de considérer la conception marxienne de l’histoire comme « déterministe », puisque, pour Marx, l’histoire est non seulement un processus d’auto-développement, mais finalement et essentiellement un processus d’auto-création de l’homme.
Tout porte à croire que c’est à Hegel que Marx l’emprunte quand il écrit dans sa Thèse en 1841 : « La nécessité apparaît, en effet, dans la nature finie comme nécessité relative, comme déterminisme. (…) Ce qui veut dire que c’est un enchaînement de conditions, de causes, de raisons, etc., qui médiatise cette nécessité »4
Selon M. Brunelle, qui ne mentionne pas Marx dans cette histoire, Claude Bernard donne au mot déterminisme une acception nouvelle, en particulier par rapport à la définition de Bouillet : il aurait délimité le sens du concept en circonscrivant les conditions de son usage. Avant lui, le mot désignait la nécessité cosmique ; après lui, il signifie : « La condition ou l’ensemble des conditions qui déterminent la production d’un phénomène, sans lesquelles le phénomène ne se produirait pas, avec lesquelles le phénomène se produit nécessairement ».
Ainsi, le mot « déterminisme » a changé d’acception avec Claude Bernard, qui le fait passer du nécessitarisme métaphysicien leibnizien ou du mécanisme laplacien au conditionalisme, le déterminisme en biologie désignant pour lui l’ensemble des conditions physico-chimiques (externes et internes) nécessaires pour qu’un phénomène se produise. Nous ne voyons aucune différence essentielle entre cette définition et celle que lui donnaient Hegel en 1816, et Marx en 1841. Or, ainsi défini, il ne désigne jamais l’autodétermination, ce qui expliquerait pourquoi Marx n’a jamais pensé avoir été « déterministe ».
Claude Bernard ignorait la Science de la logique, non traduite de son temps. S’il l’eût également remarqué les quelques lignes où apparaissait le mot « déterminisme », il n’aurait rien eu à changer à sa définition. Marx, lui, connaissait parfaitement les œuvres de Hegel et la littérature allemande. Il pouvait donc trouver tout aussi naturellement se sentir étranger au déterminisme au sens propre du terme ; il professait une conception dialectique du devenir et des processus historiques, où l’idée d’auto-développement est absolument fondamentale.
Ainsi, s’explique sans doute le fait que le terme ne soit jamais utilisé par lui pour qualifier ses propres conceptions. Pourtant, de nombreux disciples et interprètes de Marx considèreront ultérieurement la conception marxienne de l’histoire comme l’expression d’un authentique « déterminisme » qualifié d’historique ou d’économique.
Pouvons-nous tirer de cette discussion une conclusion suffisamment solide pour résister à toute objection et à toute réfutation ? Ce n’est pas sûr tant que nous n’aurons pas poussé davantage l’analyse des catégories fondamentales de la pensée de Marx. Nous pouvons seulement avancer à titre d’hypothèse que la conception matérialiste de l’histoire, bien comprise, ne peut être identifiée sans restriction à un déterminisme, et que cette appellation lui est inadéquate.
Cette hypothèse de travail permet de ne pas réduire d’emblée la possibilité chez Marx à celle qu’admet une conception déterministe, où les possibilités restent abstraites, car définies par des lois générales et une causalité externe.
Cette question d’investigation relative aux différentes formes de déterminisme épuisée, nous pensons avoir le droit de passer à la deuxième question qui fera l’objet de notre prochaine étude, à savoir la comparaison entre le marxisme et le déterminisme. Il s’agit dans cette partie de revenir sur les textes qui ont permis ou qui justifient l’attitude de certains esprits à considérer quelque part le marxisme comme un pur déterminisme.

MARXISME ET DETERMINISME

Un fantôme hante le marxisme depuis son origine : c’est celui du déterminisme. De fait, on a souvent compris le « matérialisme historique » tel qu’il fut conçu par Marx et Engels, comme une nouvelle sorte de déterminisme historique, lié à un matérialisme quasiment mécaniste.
Mais, dans leur explication des événements historiques, ramènent-ils leurs causes à des causes efficientes et « matérielles » au sens mécaniste du terme ? Même à s’en tenir à l’économie, nous verrons que, pour Marx, les causes sont d’espèces diverses et irréductibles, que la finalité n’en est pas exclue ; loin de là. L’histoire prend un sens : les hommes se libèrent de toute nécessité aliénante, en maîtrisant la nature et en supprimant toute forme d’exploitation. Le matérialisme marxien est très original : il n’a rien de commun avec le déterminisme laplacien par exemple. En conséquence, ne conviendrait-il pas de parler de causalisme plutôt que de déterminisme ?5
Il est vrai, Marx a répété que les conditions de vie économiques « déterminent » les structures sociales, le régime politique et les formes de la conscience sociale (idéologies). Toutefois, Engels a bien insisté sur le fait qu’il ne s’agissait que d’une « détermination en dernière instance ». Aurait-il mal compris et déformé la pensée de son ami ? Certains lui attribuent en effet une version forte du déterminisme économique.
Le premier à caractériser la conception de l’histoire de Marx comme un « déterminisme historique » fut sans doute son gendre, Paul Lafargue6. Peu de temps après, Georges Sorel, alors rallié au marxisme, disait de Paul Lacombe dont l’ouvrage venait de paraître : « Il traite des questions du déterminisme historique d’une manière remarquable et il n’a connu Marx qu’après avoir écrit son livre. »7. Ainsi, parler du matérialisme historique comme d’un déterminisme lui paraissait tout naturel.
Dans cette première époque de diffusion du marxisme, il est arrivé à Antonio Labriola, qui était tout sauf dogmatique, de parler « du déterminisme historique, où on commence par des motifs religieux, politiques, esthétiques, passionnés, etc., mais où il faut ensuite découvrir les causes de ces motifs dans les conditions de fait sous-jacentes. » 8
L’emploi de ce vocable a soulevé les objections de Croce, et de Sorel lui-même. S’ouvrait en effet, parmi les marxistes, ce que l’on peut appeler « la querelle du déterminisme » qui ne resta pas confinée à des cercles intellectuels. La controverse opposa les deux principaux dépositaires du legs théorique de Marx et d’Engels, Bernstein et Kautsky. Ce dernier, au dire de Sorel, aurait proclamé : « Il faut d’abord poser le déterminisme. » Il n’importe guère que cette déclaration soit vraie ou fausse ; ce qui est significatif, c’est que Sorel ait formulé l’enjeu du débat sous la forme d’un tel impératif.
Pour des raisons idéologiques, à la fois politiques (pratiques) et théoriques (scientifiques), on procéda alors à l’absolutisation de l’idée de nécessité, et le marxisme fut compris comme un fatalisme historique. Depuis lors, l’épithète « déterministe » colla à la « peau » du marxisme.
Le philosophe le plus célèbre qui ait vu dans le marxisme un véritable déterminisme fut Jean-Paul Sartre. S’en prenant à l’autorité de Staline, alors indiscutée chez les marxistes français, Sartre dénonçait cette dérive scientiste des marxistes dans leurs « tentatives pour étudier les superstructures » qui « sont pour eux les ‘reflets’ du mode de production »9, et laissait tomber son verdict comme un couperet : « Nous sommes sur le terrain du déterminisme »10
Comme beaucoup d’autres, Sartre fut victime du mirage déterministe à travers lequel on percevait la pensée de Marx et d’Engels : il ne voyait dans leur explication de l’idéologie qu’une reprise du vieux matérialisme d’Helvétius et de D’Holbach, analysant la pensée des marxistes comme l’alliance bâtarde de deux composantes, l’une métaphysique : une « foi » matérialiste consistant dans un réalisme naïf, l’autre scientiste : une croyance positiviste à l’image du monde que donne la physique.
Même si l’on accordait que sa critique de Naville et Garaudy fût pertinente, il resterait que Sartre faisait un faux procès, d’une part aux sciences physiques, qu’il imaginait en être restées au mécanisme classique, d’autre part au matérialisme historique de Marx et d’Engels qu’il caricaturait.
Un père jésuite, M. Jean-Yves Calvez, à la fin d’un ouvrage considérable, portait un jugement semblable sur le matérialisme historique : « il s’agit d’une doctrine qui considère la société comme un « épiphénomène », ou d’un matérialisme social qui se combine avec un déterminisme historique saisissable en des lois. Celles-ci semblent devoir être conçues suivant le mode des lois de la nature. (…) Une telle doctrine est une combinaison d’une conception matérialiste du réel et d’une conception à la fois matérialiste et déterministe de la société »11
Pourtant. M. Calvez avait judicieusement remarqué que « à bien considérer la portée de la critique de Marx à l’encontre du matérialisme causaliste et déterministe, on doit se garder de concevoir le ‘matérialisme historique’ comme un pur déterminisme économique ou social »12. Mais, au moment de conclure, il s’empresse d’oublier cette recommandation !
Plus laconique, un autre catholique, économiste, M. Piettre, donnait, quelques années plus tard, une définition similaire du marxisme : « Le matérialisme historique, c’est, comme son nom l’indique, la volonté d’expliquer l’histoire par des facteurs matériels, essentiellement par les facteurs économiques et techniques. C’est donc, dans son principe même un déterminisme économique ».  Ainsi le mot « déterminisme » revient comme un leitmotiv. Karl Popper y recourt volontiers, et sans nuances. Marx aurait confondu « la prévision scientifique telle qu’elle existe en physique ou en astronomie par exemple, et la prédiction historique »14
Comme Sartre ou M. Calvez, M. Popper estime que Marx fut « conduit à la conviction erronée qu’une méthode scientifique rigoureuse doit reposer sur un déterminisme strict », conviction d’où proviendrait « sa croyance aux lois inexorables de la nature et de l’histoire »15. Là encore, on attribue à Marx un « déterminisme » de type laplacien, ce qui permet à Karl Popper une critique facile de la conception marxienne de l’histoire.
Ces adversaires du marxisme professent des philosophies bien différentes.
Cependant, ils s’accordent dans une interprétation déterministe de la pensée de Marx. Certes, les marxistes leur ont ouvert la voie : très souvent, à la suite Kautsky et de Plekhanov, ils parlèrent de déterminisme pour caractériser le matérialisme historique, et cela le plus naturellement du monde. M. Henri Lefebvre a longtemps soutenu que la pensée de Marx et d’Engels était un « déterminisme social », ce qu’il condensait dans une formule lapidaire : « le déterminisme social », c’est la nature dans l’homme » ; « Le déterminisme social permet en effet l’activité spécifiquement humaine, il la conditionne, et cependant il la limite. Le déterminisme social permet la liberté de l’homme, et cependant il s’oppose à elle. »16
Le marxisme officiel d’Europe de l’Est soutint que la doctrine de Marx était un déterminisme, quoique d’une espèce « dialectique ». Ainsi, pour M. Günter Kröber, avec la formation du matérialisme historique et dialectique, étaient données pour la première fois toutes les présuppositions pour remplacer le déterminisme mécanique par une nouvelle conception du déterminisme. Cette conception du déterminisme fondée sur la philosophie marxiste est le ‘déterminisme dialectique’.
Tous les marxistes n’ont cependant pas tenu Marx pour déterministe. En présentant sa pensée comme une « philosophie de la praxis », Gramsci récusait cette interprétation. D’autre part, Sartre nuançait son jugement en ce qui concerne Marx. Henri Lefebvre en vint aussi, tardivement, à protester contre l’assimilation du marxisme à un déterminisme. Révisant ses opinions antérieures, il dénia finalement toute base sérieuse à une telle interprétation : « Bien qu’on ait voulu souvent attribuer une attitude brutalement « déterministe » à Marx et aux marxistes, il n’existe pas dans l’œuvre de Marx de textes qui justifient cette interprétation »17
Que d’avis divergents, que d’avis changeants. Dans ces conditions, parler de déterminisme, n’est-ce pas créer des équivoques ? Surtout, une question se pose : Marx avait-il pensé que sa conception de l’histoire pourrait être considérée comme déterministe ? Il a bien soutenu qu’une « nécessité » s’exerce en histoire, que l’on peut comparer à celle que l’on découvre dans les processus naturels. Mais, reconnaître une nécessité, est-ce affirmer un déterminisme ?
Contester l’interprétation déterministe du marxisme ne va cependant pas de soi. Elle a une longue tradition pour elle : celle de l’économisme. En quoi consiste donc le « déterminisme économique » qu’on trouve chez Marx ?

L’équivoque du déterminisme économique chez Marx

A la question de savoir si la conception marxienne de l’histoire est déterministe, on pourrait répondre négativement, du fait que Marx et Engels ne se sont jamais déclarés tels. Toutefois, ils pourraient avoir été déterministes sans employer le mot : celui-ci n’était pas encore en usage au temps où ils élaborèrent leur conception.
Néanmoins, il ne convient pas de parler de déterminisme pour qualifier leur doctrine. Nous soutenons qu’il y a là une équivoque, car à la suite de Hegel, ils conçoivent le devenir historique comme un processus dialectique, ce qui exclut tout point de vue unilatéral, et donc aussi le réductionnisme économiste.
Cette équivoque vient de ce que l’on suppose que le matérialisme implique le déterminisme. En passant sur des propositions matérialistes à partir de 1845, Marx et Engels auraient-ils été amenés à adopter aussi un point de vue déterministe ? C’est oublier qu’ils présentent leur philosophie comme un « matérialiste nouveau », qu’ils prennent soin de distinguer des formes antérieures de matérialisme. Ils se prononcèrent clairement sur ce point.
Tout le monde sait qu’ils prirent expressément leur distance par rapport à Buchner, Vogt et Moleschott, qui eurent une certaine vogue de leurs temps, mais aussi par rapport à Diderot et D’Holbach, et même par rapport à Feuerbach : c’est tout le sens de L’idéologie allemande. Ils affichèrent un franc dédain pour les matérialistes allemands de leur temps. Engels, dans ses principaux ouvrages : l’Anti-Dühring et la Dialectique de la nature, en plein accord avec Marx, développe une critique en règle du déterminisme mécaniste et de toute forme d’explication qui s’en tient à la causalité externe. Cela est bien connu et devrait suffire à établir notre thèse.
Dés la publication du premier livre du Capital et de ses traductions française et russe, Marx et Engels eux-mêmes durent se défendre contre l’assimilation de leur conception à l’évolutionnisme (par exemple de Spencer), ou au « darwinisme social ». Leur réaction contre l’évolutionnisme naturaliste et mécaniste de Haeckel est typique. Les généralisations philosophiques de ce savant très célèbre et influent après 1870 s’étendaient à tous les domaines : biologiques, historiques et sociaux. Il prônait un matérialisme purement mécaniste.
A l’évidence, Marx et Engels n’ont jamais professé de telles conceptions : à chaque occasion, ils polémiquèrent contre elles sans ménagement. C’est une profonde méprise de leur attribuer des conceptions déterministes. A la rigueur, on peut comprendre qu’une telle méprise ait été faite du vivant de Marx : ses œuvres étaient peu connues.
D’une manière générale, les conceptions évolutionnistes et historiques nouvelles se fondaient sur une tradition matérialiste mécaniste, et sur un positivisme déterministe. On a classé Marx dans le lot, la Préface du Capital pouvant prêter à équivoque et voici ce que Marx annonçait comme but : « découvrir la loi naturelle du mouvement de la société moderne ». Il y parlait du caractère « naturel » des lois de la production, et des « phases de son développement naturel »18
Plus surprenant est le fait que cette interprétation de Marx se soit largement répandue au XXe siècle et qu’elle ait rallié beaucoup d’esprits comme nous l’avons montré ci-dessus.
C’est que les textes marxiens eux-mêmes, par un certain nombre d’aspects, donnent lieu à une telle interprétation continuellement renaissante. Si, à chaque pas, le marxisme a rencontré la question du déterminisme, si on la voit ressurgir à tout instant, on doit en chercher l’origine et les raisons dans les termes mêmes dans lesquels Marx a exposé ses idées.
Effectivement, il dit souvent des événements et processus historiques, économiques, sociaux, politiques ou idéologiques, qu’ils sont « déterminés », soumis à des « lois nécessaires », produits ou engendrés par des causes déterminantes.
Il analyse leurs « conditions » : situations, états des forces politiques et sociales, forces économiques. Parmi ces conditions, les conditions « matérielles » sont essentielles : elles conditionnent tout le reste, les rapports sociaux, les mœurs, les idées.
Marx se contente d’affirmer que les conditions « matérielles » furent déterminantes jusqu’à aujourd’hui. Et cette « détermination » est globale : les conditions matérielles de la vie sociale décidèrent, parmi toutes sortes d’autres causes, et en gros, de la division des sociétés en divers castes, ordres ou classes.
Ces mêmes conditions matérielles d’existence de la société régissent donc, mais plus ou moins indirectement, les diverses sphères de l’activité et de la pensée humaines. Ces conditions matérielles changent historiquement : elles sont fonction d’un contexte socio-économique donné. Leur nécessité est historique : elles n’ont rien d’immuable.
Cette affirmation que la vie sociale, politique et idéelle, est conditionnée par des nécessités d’ordre vital n’était pas nouvelle. Des matérialistes l’avaient soutenue, pensant surtout aux besoins vitaux individuels. Marx élargit et relativise ce qu’il faut entendre par besoins « matériels » : ce sont les besoins « socio-historiques » qui varient d’une classe à une autre et selon les époques. Marx déplace l’analyse sur le plan « social ». Il existe une liaison étroite, « nécessaire », une interdépendance, entre des besoins sociaux « déterminés » et des rapports sociaux « déterminés » (division du travail, rapport de propriété, etc.). Un type de rapports sociaux définit un « mode de production ». Pendant toute une période, ces rapports sont dominants : ils définissent des classes, mais présentent néanmoins une grande variabilité historique et individuelle.
Simultanément, Marx soutient que les pratiques et les principes juridiques et politiques, ceux de la morale, de l’art et de l’éducation, les idées philosophiques et religieuses, sont liés à ces besoins et intérêts matériels : ils expriment, à travers toutes sortes de déformations et d’idéalisations plus ou moins trompeuses. Les idées et représentations collectives prennent la forme semi-consciente de véritables systèmes de justification d’intérêts particuliers : ce sont alors des « idéologies »19
La nécessité « économique » n’est donc rien d’autre que celle des besoins et des intérêts « sociaux » généraux. Les premiers de tous et les plus impérieux sont « matériels », en particulier quand des masses d’hommes sont aux limites de la survie. Il ne s’agit pas d’une nécessité « extérieure » : c’est au contraire la pression interne de besoins vitaux. Cette nécessité n’est pas tant « mécanique » que vitale : elle est de l’ordre de l’existence.
Elle fait agir les classes exploitées et opprimées, comme les classes dominantes : celles-ci, pour se maintenir au pouvoir, sont dans la nécessité de reproduire les rapports sociaux (rapports d’exploitation, de propriété, etc.) sur lesquels elles reposent. D’où ces luttes de classes qui jalonnent l’histoire, tantôt latentes et sourdes, tantôt éclatant en crises et révolutions quand les groupes sociaux les plus menacés n’ont d’autre ressource que de recourir à la violence.
Ces idées, par leur force et leur grande généralité, font figure de principes : Marx les qualifie de « présupposés » tirés de l’étude de l’histoire et de l’économie. Marx et Engels détenaient ainsi la clé d’une explication historique globale : l’histoire n’est pas abandonnée au hasard ; elle n’est pas non plus régie par une nécessité prédéterminée et inflexible.
En gros, dit Marx, l’histoire suit un certain cours, un développement général, dans lequel la conscience et la volonté des individus n’ont qu’une part relativement modeste. Le processus fondamental, finalement décisif, est le développement des forces productives matérielles et sociales. Il s’effectue par étapes, à travers toutes sortes de détours et de complications. Les grandes périodes historiques se succèdent selon un ordre que l’on peut comprendre, car elles se préparent l’une l’autre. Les forces productives impliquent certains rapports sociaux. Elles décident de diverses catégories de métiers et donc des classes. En changeant, elles provoquent le changement historique.
L’idée fondamentale de Marx et d’Engels n’est pas seulement qu’il y a un cours ordonné de l’histoire. Cette idée, bien d’autres l’avaient soutenue. La conception proprement marxienne consiste en ceci : un certain degré de développement des forces productives implique des rapports sociaux qui lui correspondent.
La base économique de la société a un caractère « matériel » en un sens large : c’est aussi bien le territoire géographique et ses ressources naturelles que tous les aménagements, instruments et moyens élaborés par les hommes ; elle préexiste, avec les superstructures correspondantes, comme un « donné », un « matériau », que les nouvelles générations trouvent déjà là.
La thèse qui a soulevé le plus d’objections et de critiques est celle selon laquelle les « formes de conscience » dépendent, plus ou moins directement, de cette base « matérielle ». Le fait que notre pensée serait conditionnée par autre chose qu’elle même n’est pas facilement admise depuis la Renaissance. Pour Marx, comme pour Hegel d’ailleurs, la conscience et la volonté n’ont pu jouer qu’un rôle second dans les grands changements historiques. La conscience est partielle et tardive par définition, elle s’aveugle, freine le mouvement ou au contraire le précipite trop.

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : LE DETERMINISME
I – 1 – Les formes de déterminisme en histoire et le matérialisme historique
A – La première forme de déterminisme
B – La deuxième forme de déterminisme
C – La troisième forme de déterminisme
II – MARXISME ET DETERMINISME
II – 1 L’équivoque du déterminisme économique chez Marx
DEUXIEME PARTIE : LA LIBERTE
A – De la liberté : ce que Marx doit à Epicure
B – L’aliénation
C – Le règne de la liberté
CONCLUSION

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