Les fronts d’eau urbains

Les fronts d’eau urbains

Deux villes, deux visions

Les deux études de cas qui ont été présentées dans la partie précédente sont des exemples de deux visions différentes en ce qui concerne les aménagements de fronts de fleuves en ville. Chacune de ces villes se trouvant sur le même continent et ayant subi les mêmes influences, nous aurions pu nous attendre à ce que les projets concernant les zones se trouvant le long des fleuves soient très ressemblants. Or, il n’en est rien, même si les sujets abordés peuvent se retrouver de part et d’autres, la manière de les appliquer est différente dans les deux cas. Ces deux villes ont tout d’abord une histoire très proche, en effet elles ont été toutes deux colonisées par des français avant de tomber sous le contrôle anglais pour Montréal, et espagnol pendant un temps puis américain pour la Nouvelle Orléans. Les deux villes ont même été très connectées pendant une longue période, les explorateurs français passaient par Montréal avant de poursuivre jusqu’au grands lacs puis sur le Mississippi jusqu’à la Nouvelle Orléans. Par la suite l’axe du Mississippi et le passage par le Saint Laurent est devenu un axe commercial incontournable en Amérique du Nord et permettait une liaison directe entre les deux villes. Il est donc intéressant de nous pencher sur ces deux villes afin de voir comment deux territoires évoluent et développent leurs projets de réaménagements à partir d’un passé similaire et d’influences identiques. Historiquement, les villes possédant des fleuves se sont développées autour de ceux-ci, les utilisant pour accroitre leur rayon d’attractivité mais également leurs revenus. L’utilisation commerciale des fleuves grâce au transport fluvial a permis aux villes de se développer et de s’élargir autour de leurs cours d’eau. Cette évolution historique a donc créé la situation contemporaine des fleuves, installés au cœur des zones urbaines et ayant de forts liens avec celles-ci pendant longtemps. Par la suite, les liens avec le fleuve ont été coupés lors de leur désindustrialisation ou encore par la création d’infrastructures de transports : la ville a tourné le dos à son fleuve. Cependant, un mouvement récent de retour au fleuve s’est amorcé, il s’agit d’un phénomène apparu de manière simultanée à travers le globe et qui prend des formes différentes. Ce phénomène est engendré par la prise de conscience du potentiel énorme de ces espaces en friches dont personne ne voulait mais qui pourrait apporter une qualité supplémentaire à la ville. Ces espaces offrent également une source de foncier au cœur même de la ville, qui peuvent être les dernières zones libres dans certains cas. Chaque pays a sa manière de procéder, les processus varient d’un continent à l’autre voire d’un pays à l’autre comme nous pouvons le voir avec le cas de Montréal et la Nouvelle Orléans. Certaines similitudes peuvent néanmoins se retrouver dans le cadre de certains projets entre les deux villes. Ainsi nous pouvons voir des ressemblances entre le projet de « Reinventing the Crescent » de la Nouvelle Orléans et le projet de réaménagement du Vieux Port. Le point commun principal entre ces deux programmes de revitalisation est qu’ils sont tous deux portés par la ville elle-même. En effet, ce sont les pouvoirs publics qui ont développé et géré ces projets, par l’intermédiaire d’une société dédiée dans le cas de Montréal mais le contrôle du programme restait entre les mains des autorités publiques. Le type de projet porté par les pouvoirs publics correspond également dans les deux cas avec la volonté de créer plus d’espaces publics et notamment d’espaces verts. En effet, pour la Nouvelle Orléans comme pour Montréal, le réaménagement des fronts d’eau Les fronts d’eau urbains 59 passe par la mise en place de parcs urbains comme nous avons pu le voir avec Crescent Park ou encore la jetée de l’Horloge pour Montréal. Certains projets se démarquent également par leur volonté de conserver une certaine activité portuaire et fluviale sur le site. Ainsi, nous pouvons comparer le projet de nouvelle marina à la Nouvelle Orléans avec le projet de réaménagement du quai Alexandra et de la garde maritime Iberville. Ces deux projets sont représentatifs de cette volonté de conserver l’activité portuaire. En revanche cette activité évolue pour s’orienter vers la navigation de plaisance et les activités de croisières plutôt que sur le transport de marchandise. Ce changement dans les fonctions est un passage obligatoire en raison des modifications de la taille des bateaux et des infrastructures nécessaires à la poursuite de cette activité. Les projets montréalais se différencient également par l’intérêt qu’ils portent à la préservation du patrimoine. Cette notion n’apparait pas ou très peu dans les projets de la Nouvelle Orléans, qui sont plutôt des plans de mise en place d’infrastructures très contemporaines sans laisser de place au patrimoine. Nous avons pu voir qu’à Montréal, à travers les processus de consultation publique, la population a fortement exprimé le désir de conserver les traces de leur passé. Par un retour aux sources avec une réutilisation des techniques et des matériaux utilisés autrefois, la population peut se reconnecter à ce lieu qu’elle avait oublié. La réhabilitation des anciennes friches industrielles est privilégiée par rapport à la simple destruction et reconstruction. La principale différence entre les deux visions est la place accordée au secteur privé dans chacun des cas. Si certaines portions du projet ont été portées par les pouvoirs publics de la Nouvelle Orléans les plans les plus récents sont à l’initiative de groupements privés qui souhaitent également réinvestir ces lieux. La majorité des projets montréalais sont sous le contrôle des autorités par l’intermédiaire de la Société Immobilière du Canada ou autres alors qu’à la Nouvelle Orléans, ces projets sont enclenchés par de grands groupes comme la Howard Hughes Corporation. Ces projets privés ont pour vocation de créer des lieux d’attractivités importants sur les fronts d’eau afin d’attirer toujours plus de touristes, croisiéristes et conventionnaires mais également des locaux. Pour atteindre cet objectif, les groupes privés lancent une réhabilitation à grande échelle par l’implantation de nouvelles zones commerciales et d’espaces culturels. En comparaison, l’exemple de Montréal montre que la ville souhaite à tout prix à éviter la privatisation des espaces. Les nombreuses consultations publiques qui ont pu être effectuées au fil du temps ont clairement démontré la volonté de la population de conserver ces espaces comme lieux publics. Ces consultations ont même exclu toute intervention privée sur les fronts d’eau dans le but de créer des bureaux ou un quartier d’affaire. Le secteur privé montréalais était même d’accord et souhaitait plutôt se concentrer sur le Vieux Montréal qui, par sa position en bordure du Vieux Port, pouvait également profiter de cette réhabilitation. En effet les projets permettent l’augmentation de la valeur des territoires les entourant, ainsi le Vieux Montréal profite également de ce regain d’activité sans que le secteur privé n’ait à investir directement dans le projet. La volonté de consultation publique que nous retrouvons dans la majorité des projets sur Montréal n’est pas la même à la Nouvelle Orléans. En effet, les projets étant portés par de grands groupes, l’importance de la participation citoyenne à la Nouvelle Orléans n’est pas la même. Cependant, les processus de consultations publiques ont pu avoir lieu dans certains cas à la Nouvelle Orléans, principalement dans les phases de reconstruction post-Katrina. Ces processus ont été entrepris par l’intermédiaire d’America Speaks et ont permis l’élaboration d’un programme de reconstruction cohérent et correspondant aux désirs et aux besoins des habitants. En revanche, depuis la mise en place de ses programmes, l’importance accordée à la consultation publique a fortement diminuée et la majorité des projets s’élaborent sans la participation des habitants. Les modes de gestion des projets ont beaucoup évolué au fil du temps et le mode top-bottom à large échelle, ayant pu exister précédemment, est à présent considéré comme obsolète. Il s’agissait d’un modèle où les projets étaient contrôlés en intégralité par une puissance publique forte et 60 impactait un territoire vaste. Les modes actuels privilégient plutôt des projets de moindre envergure sur des aspects particuliers et gérés par des agences publiques-privées ou parapubliques comme à Montréal. C’est là que nous pouvons voir la différence entre les deux villes étudiées car si ce changement a eu lieu à Montréal, à la Nouvelle Orléans il en est tout autre. Les projets de très grande envergure sont développés par des compagnies privées qui souhaitent centrer leurs développements sur l’économie et ainsi créer de nouvelles sources de revenus. Par la création de zones résidentielles, commerciales, d’hôtels ou espaces culturels, ces compagnies souhaitent créer un nouveau pôle d’attraction permettant de générer de nouvelles rentrées d’argent. En comparaison, les développements montréalais ne sont pas créés dans le but de créer des revenus mais bien d’améliorer le cadre de vie des habitants. L’inconvénient majeur des projets montréalais est la durée de mise en place qui est extrêmement longue si les projets voient jamais le jour. Nous pouvons prendre l’exemple de la Pointe du Moulin où les prémices ont débuté en 2010 et aucun acte concret n’a eu lieu depuis. Il s’agit ici de l’avantage majeur des projets du secteur privé, une fois approuvés il se réalisent très vite. Les projets montréalais et néo-orléanais ont tout de même en commun leur mode de création qui regroupe différents domaines de compétences entre les acteurs afin d’élaborer le programme le plus complet possible. Nous pouvons retrouver cette approche multi-professionnelle dans l’élaboration de projets comme Reinventing the Crescent pour la Nouvelle Orléans ou encore celui du Vieux Port de Montréal. L’objectif derrière cet aspect du travail est de proposer des ensembles cohérents, traitant de tous les domaines concernés afin de créer un espace pertinent et adapté au milieu. Un autre point commun entre les orientations que prennent les projets dans les deux villes est l’importance accordée aux modes de déplacements doux tels que la marche à pied, le vélo le roller…. Cet aspect est très visible dans les projets du Crescent Park ou encore du Convention Center pour la Nouvelle Orléans et du projet du Vieux Port pour Montréal. Les développeurs mettent ici l’accent sur le déplacement piétons en créant des espaces qui leurs sont dédiés et en facilitant les déplacements pour ceux-ci comme par exemple avec la passerelle du Crescent Park qui permet aux usagers de traverser les voies ferrées et le mur anti-inondation en toute sécurité pour continuer leur chemin. Les transports en commun sont également un aspect important dans le cadre de ces projets avec la création de tramway ou de ferry. Grâce à ces aménagements, les développeurs peuvent atteindre l’objectif qu’ils s’étaient fixés, qui est de faciliter l’accès au fleuve pour les habitants. Cet accès renforcé ne prend pas que la dimension physique de l’usager se rendant directement sur le front d’eau mais également la dimension visuelle par la création d’ouverture sur le fleuve et de percées pour créer un lien entre l’habitant et l’eau. Cet accent porté sur les déplacements permet également de relier le projet au reste de la ville par la création de liens physiques tels que le tramway à la Nouvelle Orléans. Ainsi, les projets peuvent s’inclure dans une perspective plus grande et dans un environnement à plus grande échelle avec le reste de la ville, permettant que le redéveloppement puisse toucher un plus grand nombre de personnes. Nous pouvons également retrouver la volonté commune entre les deux villes de développer un projet au design remarquable afin de créer un nouveau point d’intérêt sur le front d’eau. Plusieurs projets ont également le point commun de vouloir créer un élément marquant dans le paysage afin de développer une reconnaissance du projet avec par exemple la tour « aiguille » du projet de Convention Center à la Nouvelle Orléans ou encore la tour « phare » du quai Alexandra à Montréal. Chacun de ces projets est également destiné à se développer et se modifier au fil du temps pour s’adapter aux plus près des besoins et des réalités du lieu et de ses habitants. Nous pouvons donc voir que dans les deux cas, les projets se veulent d’un processus évolutif pour laisser la place à de possibles changements majeurs dans le futur. Dans chacun des cas, le retour au fleuve et la réhabilitation de ses fronts d’eau proviennent d’un élément marquant qui enclenche le processus. Pour Montréal, il est plus ancien et provient de la volonté de transformer l’image du front d’eau pour la célébration du 350ème anniversaire de la ville. Ce processus est également renforcé par l’utilisation des expositions et notamment de l’exposition 61 Terre des Hommes de 1967 pour remettre l’attention sur le fleuve et impliquer de nouveau la population dans son développement. Pour ce qui est de la Nouvelle Orléans, les projets ont pris une nouvelle tournure à la suite de l’ouragan Katrina qui a ravagé la ville. Les destructions engendrées ont rendu obligatoires les aménagements du front de fleuve et ont également été une opportunité de les redévelopper avec l’aide financière du fond fédéral. 

Quelles conséquences pour la population ?

Les fronts de fleuve ont longtemps été des espaces en friches et de mauvaise réputation comme nous avons pu le constater dans cette recherche. Auparavant des espaces indispensables à l’industrie et au commerce, ils ont progressivement été abandonnés et laissés entre les mains des populations les plus pauvres qui n’avaient pas d’autres choix que d’aller dans les zones dont personne ne voulait. Lorsque le regain d’intérêt pour les territoires de front de fleuve s’est développé, il est donc normal que les populations défavorisées soient les premières touchées. 62 Comme nous avons pu le voir précédemment, lorsque des projets de redéveloppement de fronts d’eau incluent des plans de résidentialisation, ces plans créent majoritairement des quartiers de haut standing pour une population aisée. Cet état entraîne une augmentation de la fracture sociale déjà bien présente dans des villes comme la Nouvelle Orléans où ces types de projet est mis en place. En effet, il existe déjà une forte ségrégation spatiale à la Nouvelle Orléans comme nous l’avons vu dans l’étude de cas avec les populations les plus pauvres, principalement noires, vivants dans les quartiers les plus à risques alors que les populations plus aisées vivent en périphérie de la ville. La mise en place de résidences de haut standing entraîne une augmentation du prix du foncier dans ces quartiers ainsi que des taxes. La création de parcs urbains et d’espaces publics a également pour conséquences d’augmenter la qualité générale du quartier ainsi que son cadre de vie, ce qui entraîne aussi une hausse des prix. Ainsi, ces projets peuvent entrainer un phénomène de gentrification dans les villes qui les mettent en place. Pour comprendre ce phénomène de gentrification il faut tout d’abord nous intéresser à ce qu’est la gentrification. Il s’agit d’un néologisme développé en 1964 par le sociologue Ruth Glass pour décrire la ville de Londres. Le mot est composé à partir de gentry qui désigne la petite noblesse terrienne en Angleterre mais aussi la bonne société dans un sens péjoratif. Le concept est par la suite théorisé dans les années 1970 par des chercheurs anglais et nord-américains. Il s’agit d’un phénomène de modification de l’évolution sociale des quartiers centraux dégradés des grandes villes, au contraire des modèles d’écologie urbaine de l’Ecole de Chicago. Nous pouvons parler de « retour au centre » des classes aisées, qui reviennent vers un milieu auparavant délaissé et abandonné aux classes plus pauvres. Nous pouvons parler également d’embourgeoisement du quartier, ce qui passe par une modification de l’habitat, de l’espace public mais aussi des commerces. Grâce à cette définition de la gentrification, nous pouvons voir qu’il s’applique totalement à ce qui se passe à la Nouvelle Orléans mais c’est un processus un peu plus subtil dans le cas de Montréal. En effet, les quartiers de fronts d’eau ne sont pas habités et ne l’ont jamais été, nous ne pouvons donc pas parler de gentrification de ces espaces puisqu’ils consistent majoritairement en espaces publics et donc ouverts à tout le monde. En revanche, ce phénomène a bel et bien lieu dans les quartiers adjacents puisque l’ajout d’un espace public de qualité, principalement des espaces verts, a tendance à améliorer le cadre de vie et ainsi faire monter le coût de la vie. La question qu’il faut maintenant se poser c’est comment reconvertir ou valoriser des sites par de nouveaux aménagements tout en atténuant les effets induits de renchérissement du coût de la vie, du loyer ou encore du prix du foncier. Cette question ne s’applique pas qu’aux espaces de fronts d’eau urbains mais ressort particulièrement dans ce cas, compte-tenu des enjeux inhérents à ces territoires. En effet, les espaces de fronts d’eau sont parmi les dernières réserves foncières intra ou péri-urbaines avec une vue et un accès direct à la nature. Ce phénomène se fait bien évidemment au détriment des classes les plus pauvres qui vivaient là précédemment et qui sont forcées de se déplacer car elles n’ont plus les moyens de continuer de résider sur place. La Nouvelle Orléans assiste déjà à de fortes oppositions de la part des classes défavorisées qui se sentent lésées par l’implantation de ces nouveaux projets et qui ont déjà dû affronter le traumatisme de Katrina par le passé. Selon la ville de la Nouvelle Orléans elle-même, l‘objectif du programme Reinventing the Crescent était de créer une nouvelle économie basée sur une nouvelle « classe créative de travailleurs dynamiques tels que des ingénieurs, des architectes, des musiciens, des éducateurs, des scientifiques et des artistes » (city of New Orleans). Ce sont les personnes pour lesquelles le projet est développé mais ce projet de 300 millions de dollars est payé par le contribuable moyen apparemment non créatif. La ville de la Nouvelle Orléans considère pourtant cela comme un investissement « prudent, acceptable et essentiel ». Ce projet devait néanmoins permettre la création de 24 000 emplois mais seulement 900 d’entre eux étaient des postes d’ingénieurs, d’architectes etc…L’ensemble des autres emplois se trouve dans le secteur du tourisme, recréant ainsi l’ancien modèle économique de la Nouvelle Orléans où la ville comportait 63 beaucoup d’emplois tertiaires permettant de seulement « payer le loyer mais jamais au-delà » et surnommé le système de la « Happy Plantation ». Ainsi les habitants de la Nouvelle Orléans cherchent à déterminer le nouveau visage de leur ville à la suite de tous ces projets mais également à savoir pour qui cette ville sera adaptée. Il est certain que ce n’est pas dans une ville comme la Nouvelle Orléans que la réponse au problème de la gentrification sera trouvée. En effet, l’inaction et le laisser faire de la part des autorités quant aux projets pharaoniques ne risquent pas d’apporter de solution. La réponse pourrait, en revanche, provenir d’une ville comme Montréal où les pouvoirs publics exercent un contrôle un peu plus fort sur le réaménagement de leurs fronts d’eau et sont plus à l’écoute de la volonté de leurs habitants. 

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