Les relations est-ouest dans les congrès allemands des géographes des décennies 1980-1990

Les relations est-ouest dans les congrès allemands des géographes des décennies 1980-1990

 LES CONGRES EN CONTEXTE DE GUERRE FROIDE

Rupture des géographies allemandes Academia certainly was one of the fields of human activity most affected by the bitter political and ideological confrontation of the Cold War. In the years immediately after 1945, many scientists and researchers from all over Europe briefly nourished hopes that, after having fallen into the abyss of such a murderous conflict as World War II, the Old Continent would finally see the triumph of humanist principles. Their dream was that scientific and scholarly research would benefit from unlimited international cooperation, generously supported and promoted by every government for the cause of peace and human progress15 . (Argentieri, 2004) Comme le souligne F. Argentieri, dans la recension d’un ouvrage de György Péteri sur le monde académique d’Europe de l’Est dans la Guerre froide, cette période est marquée par les affrontements idéologiques et politiques qui clivent le champ scientifique, allant à contre-sens d’un lieu commun de l’épistémologie consistant à valoriser les échanges scientifiques. Distance entre les sciences dans la Guerre froide Dans un article sur la scientométrie spatiale, Frenken, Hardeman et Hoekman regroupent l’ensemble des études publiées dans ce domaine autour de la notion de proximité, empruntée à l’économie (Frenken, Hardeman et Hoekman, 2009). Je propose ici d’appliquer ce cadre conceptuel, en l’inversant, à l’ensemble des contraintes et limites à l’échelle nationale qu’ont pu connaître les sciences de la autres dimensions. Les auteurs distinguent – à partir de la littérature – les proximités physique (physical), cognitive, organisationnelle (organisational), institutionnelle (institutional) et, de façon plus secondaire, linguistique (lingual), ethnique (ethnic) et idéologique (ideological) comme facteurs d’encouragement ou d’entrave à la coopération scientifique. Les dimensions linguistique, ethnique et kilométrique constituent, pour les congrès des géographes, des éléments de proximité. Dans les décennies 1980 et 1990, la langue du congrès est très majoritairement l’allemand. L’ensemble du corpus écrit et oral produit à cette occasion (livrets de programmes, rapports, exposés, présentations) est en allemand16 . Chaque année, à l’Est comme à l’Ouest, le nombre d’intervenants s’exprimant dans une langue autre que l’allemand ne dépasse pas la dizaine et la langue qu’ils utilisent est alors l’anglais ou le français 17 . La proximité physique kilométrique, enfin, est importante à l’échelle internationale puisque les deux Allemagnes sont limitrophes. Dans le contexte de la Guerre froide, d’autres éléments jouent un rôle d’éloignement entre les scientifiques de l’Est et de l’Ouest. La question de la proximité idéologique (ideological) est la première mise en avant par les contemporains et la littérature. La science est partie intégrante de l’idéologie : dans la conception politique de la RDA inspirée par la philosophie marxiste-léniniste, science et politique constituent une unité dialectique. Il n’y a, d’après Kocka, pas de mise en cause des potentiels conflits entre les deux. Ainsi lit-on, dans le programme de la SED de 1971 : Die Wissenschaft leistet einen ständig wachsenden Beitrag zur planmäßigen Vervollkommnung der Produktion und zur Entwicklung des materiellen und geistigkulturellen Lebens aller Werktätigen. Sie fördert den Wohlstand, die Gesundheit und die geistigen Bedürfnisse der Menschen im Sozialismus 18 . (Kocka, 1998) Aussi les objectifs du congrès de Leipzig définis par le Parteitag19 de la SED en 1981 sont-ils : ⎯ le soutien de l’aménagement sur le long terme de la structure territoriale de la nature, de l’économie et de la société en RDA à travers la mise en place d’une base scientifique ; ⎯ la présentation des expériences de coopération scientifique entre les géographes des pays du Conseil d’assistance économique mutuelle ; ⎯ le développement de nouvelles méthodes de la recherche géographique20 .Cela n’est pas l’apanage des Européens de l’Est puisque que dans une partie de rapport intitulée « Concurrence (Wettbewerb) et performance (Leistung) », le Wissenschaftsrat ouest-allemand commande au personnel politique des universités et des institutions de recherche de prendre en compte des critères reconnus et pratiqués à l’international, tels que : ⎯ la priorité à la performance scientifique pour l’attribution de bourse, obtention de postes, la nomination et l’attribution de moyens de recherche ; ⎯ la concurrence avec les scientifiques de l’Ouest et de l’étranger ; ⎯ la mobilité internationale21 . Même si ces directives sont bien moins explicitement édictées au nom d’une idéologie particulière, les concepts de concurrence, performance, les impératifs d’internationalisation qu’elles instaurent soutiennent une conception libérale de l’activité scientifique et de sa place dans la société. Il semble que ce rapport de la science au politique durant la Guerre froide amène l’idéologie à imprégner l’activité scientifique. Lorsque Katherine Verdery, anthropologue américaine, choisit dans les années 1970 comme sujet de thèse la Roumanie, l’image qu’elle en a est largement construite par les médias et la culture de la Guerre froide. Elle « envisag[eait] une société roumaine étroitement contrôlée par un parti-État tout puissant » et explique depuis : Je n’avais jamais lu Marx et je pensais que ses idées étaient mauvaises, autre preuve de l’influence de la guerre froide sur la vie intellectuelle américaine. (Faure, 2011) D’après Kocka, ceci s’exprime, pour ce qui est de l’Allemagne de l’Est, au travers d’un certain nombre de « Tabus » c’est-à-dire de questions qui ne sont pas posées par les chercheurs du fait de l’ingérence du politique (Kocka, 1998). Cet éloignement idéologique peut se décliner de plusieurs façons et avoir une dimension générationnelle (proximity in terms of age), ce dont témoigne un entretien : Also die westdeutschen Geographen meiner Generation, die haben sich […] für die amerikanische Geographie in der ersten Linie, und in zweiter Linie für die französische Geographie interessiert. […] Natürlich [hatten] ältere Kollegen […] noch private Kontakte zu Geographen in Ostdeutschland, weil [sie] Studienfreunde gewesen waren. Aber die jüngere Generation überhaupt nicht… Mauer in den Köpfen!2

1981 : Société socialiste, environnement et mission de la géographie

Lors du congrès de Leipzig, les intervenants proviennent de peu de villes. Sur la Figure 1(A), un ensemble de lieux hiérarchisés se dessine, reflétant le peu de lieux dédiés à la recherche et l’enseignement supérieur en géographie en RDA. Cette hiérarchie aurait pu être expliquée par une spécialisation des lieux de recherche mais ce congrès convoque un nombre assez important de thématiques et d’approches de la géographie pour lisser cet effet-là. Le lieu d’organisation, Leipzig, prédomine, suivi de Berlin et Dresde ; les trois villes comptant les plus importantes sections locales de la société de géographie67 de RDA. L’importance de l’effet de proximité est flagrante mais se trouve balancée par le nombre d’intervenants venus de pays de l’Est de l’Europe. Leur présence s’explique en grande partie par une session dédiée au conseil d’assistance économique mutuelle et à la coopération scientifique de ses membres68 . A Mannheim beaucoup plus de lieux sont représentés. Ils sont moins hiérarchisés et une moins grande place est faite au lieu d’organisation. Parmi les villes principales d’origine des intervenants la forte présence de Bâle, Zurich et Vienne montre l’importance des liens au sein de la communauté des géographes germanophones – exception faite de ceux d’Allemagne de l’Est. La surreprésentation de Bayreuth s’explique à la fois par un exposé coprésenté par un certain nombre d’intervenants ainsi que par une thématique69 qui rassemble plusieurs Bayreuthiens, dont le président de la session, ce qui montre sans doute l’importance des réseaux personnels dans les invitations et l’importance de la proximité spatiale dans la coopération scientifique, mais aussi peut-être une certaine spécialité de Bayreuth dans le domaine concerné ; les deux allant sans doute de pair. L’importance de Bonn et de Göttingen montre quant à elle une toute autre configuration : les Bonnois et Göttinguoisinterviennent dans des sessions différentes à chaque fois et sur des thématiques très contrastées. Il s’agit donc peutêtre de pôles de la géographie plus généralistes et importants. La forte présence des chercheurs originaires de métropoles, de Hambourg et Berlin en particulier, montre aussi la dimension urbaine de l’activité scientifique. Les intervenants étrangers proviennent d’Europe uniquement, de pays surtout limitrophes, de l’Ouest et du Nord, principalement neutres (Suisse, Autriche, Irlande et Finlande) ou membres de l’OTAN (Belgique, France, Pays Bas, Royaume Uni).

Table des matières

Introduction
La géographie allemande dans les Cold War et Science studies
Une question des Science Studies
Le congrès comme question de recherche
Guerre froide et géographie
Science et historiographie de la « réunification » allemande
Cadres historiques et spatiaux de l’objet d’étude
Discrétisation du temps
Géographie de l’objet d’étude
Une méthodologie multiple entre archives, cartographie, théorie des graphes et analyse statistique
Terrain en archives
Cartographie, graphes et traitements statistiques comme moyens d’appréhension de la production scientifique
Partie 1. Problèmes de commensurabilité : les congrès en contexte de Guerre froide
Rupture des géographies allemandes
Distance entre les sciences dans la Guerre froide
Deux géographies séparées
Deux séries de congrès
Prise en compte méthodologique
Qu’est-ce qu’une session ?
Par-delà les questions nationales
Partie 2. « Couvrir le monde » dans la Guerre froide : les géographies allemandes des années 1980
Lieux d’origine des intervenants : des congrès nationaux et ouverts
1981 : Société socialiste, environnement et mission de la géographie
1985 : Cartes, société et responsabilité de la géographie
1989 : Géographie, économie, écologie
La rencontre de l’autre bloc : session commune et collaboration scientifique
Le congrès comme lieu de rencontre est-ouest
Des relations deutsch-deutsch médiatisées
UNE « CHUTE DU MUR » GEOGRAPHIQUE
Exploration de la « terre entière » ?
Deux géographies différentes ? Etude des thématiques de recherche
Thématisation de la séparation est-ouest
Champs et thèmes de recherche
Partie 3. De l’unification géographique : la fin du géographe rouge ?
Géographie de l’unification géographique : lieux et réseaux de la géographie allemande dans les congrès des années 1990
Topographie
Topologie.
Parcours de géographes
Partie 4. Discussion : les modalités de la réunification géographique
Evaluation de la science de l’autre côté
« A l’Ouest rien de nouveau » : l’organisation de la réunification géographique
Victoire et mémoire : « l’Orient créé par l’Occident »
Conclusion
Annexes
Frise chronologique
Cartes
Photographies
Entretiens semi-directifs
Statistiques
Littérature grise
Bibliographie
Archives
Sitographie de l’étude longitudinale
Littérature scientifique
Table des illustrations

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