Soutenir des formations universitaires francophones ?

Les universitaires français 

 Nous évoquons rapidement deux aspects de l’intervention des universitaires français : leur implication dans des formations universitaires francophones et leur adhésion à la langue française comme langue des enseignements. 

Soutenir des formations universitaires francophones ?

 Les missions sont volontiers qualifiées de « tourisme universitaire » et, à l’instar des postes « permanents » (au moins un semestre), de « coopération de substitution ». Les indemnités de missions, que ce soit côté AUF ou côté MAE, ont fortement diminué au cours des années. Les postes permanents financés par le MAE tendent à être placés sur des délégations. On a vu les problèmes que posaient les délégations aux universités. Elles peuvent en poser aux universitaires également : il s’agit de s’absenter, pour une période assez longue de leur environnement de recherche. Il faut éprouver un certain intérêt, en tant que chercheur, pour ces pays, pour accepter d’y être affecté à long terme – soit en travaillant sur des thématiques liées à ces contextes ; soit en développant des relations de recherche partagée avec des collègues « locaux ». Il est possible que les missions universitaires aient été utilisées de manière abusive. Cela semble être le cas à Galatasaray (Dumont, 1999 : 113 – sans que l’auteur ne généralise). Mais précisément, les discours que nous avons enregistrés témoignent d’une généralisation étonnante, disqualifiant, comme nous l’avons dit, la mission d’enseignement que doivent aussi accomplir les universitaires. Lors de notre enquête empirique, alors que les indemnités de mission allouées par les deux grands organismes financeurs, avaient fortement diminué, nous avons recueilli les deux discours, en écho : le discours des acteurs des SCAC ou du BECO, d’une part ; celui des universitaires d’autres part. Nous en avons déjà relevé quelques-uns (partie sur l’AUF BECO). Voici ce que dit, entre autres, un président d’université, particulièrement investi dans la coopération avec l’université de Sofia. [Difficulté à trouver une relève aux universitaires bulgares]. Il faudra probablement envisager les choses autrement en temps utile, par exemple, en créant une chaire sur place, avec un enseignant français qu’on enverrait sur place. Mais il est évident qu’il s’agirait d’un gros investissement, très différent des missions, sans compter qu’aller en Bulgarie peu d’universitaires français en ont envie. Il est en effet difficile de trouver des enseignants, d’autant que si les ressources humaines ont un coût pour l’université, les enseignants de leur côté ne font pas fortune avec ce type de coopération qui est quasiment du bénévolat aujourd’hui. En tout cas, on ne gagne plus d’argent en partant, il faut une motivation autre que l’argent pour partir. (Entretien, prises de notes, président Lille 1, 2007-2016, intervention dans la formation (missions d’enseignement) depuis 1998) Globalement, les « investissements » des universités et des universitaires français sont plus compliqués à réaliser dans ces formations que ceux permettant des échanges prestigieux avec des universités prestigieuses, hautement cotées dans les classements internationaux – et même tout simplement que des partenariats avec des universités étrangères basés sur la recherche ou des échanges Erasmus n’impliquant pas d’interventions d’enseignement. Si les universités où sont implantées les formations universitaires francophones sont des universités bien cotées dans leur champ universitaire, ce n’est pas le cas « internationalement » – Galatasaray compris. Les soutiens de l’université de Marmara se retirent les uns après les autres. Le MAE, d’abord, progressivement, puis la Fondation nationale de sciences politiques qui arrête sa collaboration en 2002, quand, notamment, le soutien du MAE au poste de coordinateur pédagogique français disparaît. Ce n’est sans doute pas qu’une question de soutien du MAE : mais aussi une question de soutien des directions universitaires, qui, à moins que la coopération ne leur « coûte rien », est délaissée pour d’autres partenariats. «Alors entre-temps, du côté français il y a eu la prise de pouvoir par Richard Descoings à Sciences po [1996], alors manifestement Richard Descoings de la Turquie il n’en a rien à foutre, de plus Marmara. […] Bon ensuite la ligne RD c’est autre chose, manifestement, je ne parle même pas de Marmara, c’était la Turquie, il n’en a rien à foutre, lui c’était l’Amérique le Japon, le Brésil, bon bref. Donc les soutiens se sont un petit peu délités de tous les côtés. Il y a eu cette absence de soutien et de preuves de soutiens matériels d’engagement de la part de l’université de Marmara, il y a eu cet épisode en France où cela s’est un peu délité, il y avait la montée en puissance de Galatasaray, dont on était quand même relativement inquiets. » (Entretien, coordinateur pédagogique DSPA, 1992-1999) La formation en économie de l’université de Sofia est également soumise aux changements de direction à la tête des universités. « […] Et de mon côté, mon président [université Bordeaux IV] m’avait prévenu ‘si ça peut continuer à se développer tant mieux, sinon tu finis ça proprement’, enfin c’est à peu près ce qu’il m’avait dit. Mais je ne savais pas que c’était en fait, ce qui était pertinent. Donc tout allait vers l’achèvement. CT- Mais ils s’étaient concertés [avec le MAE qui souhaite aussi se désengager de la formation] ? PI- Pas du tout. […] Parce qu’ils venaient d’être nommés chacun indépendamment de l’autre, ils ne s’étaient pas rencontrés. […] Il n’y a pas de politique [université de Bordeaux IV] si vous voulez et donc ça ne pouvait pas tourner autrement. On n’a pas de moyens, on n’a pas de prise si on n’a pas de politique, on n’a pas de stratégie. Alors Lille, oui, [dont le Président s’est engagé dans une co-diplomation de Licence] il suffit, alors justement, c’est malheureux aussi que parce qu’un président est sensible, et qu’il n’est pas là pour très longtemps, qui dit, mais oui on y va, il suffit de le dire et ça se fait. […] Ça tient à des personnes voilà, à des intérêts personnels et on ne peut pas, on a du mal. » (Entretien, coordinateur du consortium, université Bordeaux IV, 2001-2006). Même avec Galatasaray, les engagements des établissements d’enseignement supérieur français sont aléatoires : « Le deuxième chantier qui a été plus le mien là cette fois, dont moi, j’ai ressenti le besoin si tu veux, parce que quand je suis arrivée finalement personne ne savait qui était dans le consortium, c’était une information, c’est quand même dingue, je ne parvenais pas avoir une liste des universités, des établissements qui faisaient partie du consortium. Cela était le premier constat. Je pouvais constater également que des universités qui en étaient, ne savaient même pas qu’elles en étaient. Je pouvais constater également que des universités qui étaient très actives dans leur coopération y compris d’ailleurs en nous envoyant des enseignants, etc. en délégation, n’étaient pas dans le consortium. Donc ça, c’est le premier constat qui m’a fait dire, là il y a un problème. » (Entretien, rectrice adjointe GSÜ, 2007-2012) Les universités sont encouragées à s’internationaliser et, finalement, elles multiplient des accords creux. « PI- Oui. Il faut voir qu’il y a énormément d’accords interuniversitaires, j’ai fait un recensement il y avait à cette époque-là 220 accords interuniversitaires signés, ça ne veut pas dire qu’ils étaient tous vivants. Les universitaires sont prompts à faire un petit voyage, à discuter avec leurs homologues, à mettre trois idées sur un bout de papier et appeler ça un accord universitaire. C’est bien différent d’une filière et surtout d’une filière bilingue. Donc voilà c’est quand même un secteur dans lequel il y a beaucoup de choses… » (Attachée de coopération scientifique, Roumanie, 2000-2003) 546 Il est certain qu’un partenariat avec l’université Galatasaray, qui est construite en vitrine, suscite plus d’intérêt qu’un partenariat avec des formations isolées au sein de leur faculté et de leur université. Les petites formations ne parviennent à maintenir leurs partenariats qu’avec des investissements personnels, reposant souvent sur des bases affectives et intellectuelles, pour ne pas rompre des liens qui se sont construits.

La question de la langue française

 Quelle adhésion à la langue française comme langue d’enseignement de la part des universités françaises et des universitaires ? Deux plans peuvent être distingués. – Un plan plus institutionnel : monter des partenariats avec des universités étrangères – plus faciles à réaliser en langue anglaise ; – Un plan plus curriculaire et pédagogique – la nécessité que la langue ne constitue pas un obstacle à la transmission disciplinaire / scientifique. Sur le plan institutionnel, au moins pour les disciplines que nous avons retenues en priorité – sciences économiques / gestion ; sciences politiques / relations internationales -, les universités et certains de leurs universitaires, n’ont aucun mal à envisager des formations en langue anglaise pour monter des partenariats internationaux. La langue française est perçue comme un problème, quand les soutiens institutionnels, du côté de l’université partenaire, disparaissent. Le coordinateur-universitaire expert au MAE pour le DSPA, face aux défections de la direction turque (qui a changé depuis les origines) envisage de basculer pratiquement complétement la formation à la langue anglaise, dans une université turque anglophone où le recteur serait plus investi que le recteur alors en poste à l’université de Marmara. C’est en tout cas, une des solutions qu’il propose au MAE – sans succès – en 2001. « Le passage du français à l’anglais comme langue principale d’enseignement (sauf pour un petit groupe d’étudiants déjà francophones et dans le domaine de la recherche), pourrait sembler réduire notre influence future. Néanmoins, l’anglais nous permettrait d’élargir l’audience de nos contributions à l’enseignement et à la science. En effet, les universités turques francophones accueillent chaque année de nombreux élèves francophones du secondaire (c’est aussi le cas d’un autre établissement avec lequel des contacts ont été pris depuis plusieurs années sans succès pour l’instant à cause de l’exigence de francophonie, les Mûlkiye d’Ankara. De plus, les universités françaises préfèrent envoyer leurs étudiants en programme d’échange dans des établissements anglophones. Enfin, la francophonie peut n’être qu’apparente (des cours se faisant en turc même à Galatasaray), elle peut être insuffisante, elle peut s’accompagner de francophobie ferme ou relative. On peut se résigner à inscrire ses enfants dans une université anglophone parce que l’anglais est devenu la langue de communication internationale, tout en refusant de les placer dans un établissement francophone, parce qu’il n’est pas indispensable d’apprendre le français, et que l’on soupçonne notre pays de vouloir accroître ainsi son influence en imposant sa propre langue (l’anglais n’étant au fond la langue d’aucun État en particulier). Enseigner partiellement en anglais n’empêcherait pas de transmettre notre propre conception de la formation intellectuelle et d’informer les étudiants sur le cours de nos débats scientifiques. Enfin, cela résoudrait une fois pour toutes le problème toujours renaissant du positionnement respectif de Tarabya et de Galatasaray. » Plusieurs raisons sont évoquées pour envisager ce passage pratiquement total du français à l’anglais : il montre bien tous les défis auxquels peuvent être confrontées des formations en langue française. L’argument principal est d’envisager l’influence française en termes scientifiques, plutôt qu’en termes linguistiques. L’argument peut aussi être franchement économique. C’est le cas pour certaines formations, en sciences économiques, par exemple. Les universitaires qui s’étaient investis au départ (à Orléans, avec l’ASE ; à Bordeaux IV, avec la formation de l’université de Sofia), sont surpris des motivations mercantiles de la « nouvelle génération ». 547 Les formations deviennent des marchandises, qui doivent être rentabilisées. Les frais d’inscription au master en finances, délocalisé auprès de la formation de l’université de Sofia – qui devait étendre le curriculum de la licence en langue française, dont le montage avait pris plusieurs années – sont particulièrement élevés, assez dissuasifs pour des étudiants bulgares. Le nombre d’étudiants francophones étant assez restreint, le master ne fonctionne pas avec suffisamment d’étudiants et il bascule à l’anglais, en se rattachant à la filière anglophone. L’anglais est plus rentable que le français. Dans ce cas, le « tourisme universitaire » prend en effet un autre sens. « PI- Alors qu’est-ce qu’il faut en penser exactement ? Je pense, si vous voulez, que si on arrive dans le pays à créer une formation francophone qui marche bien, qui est bien diplômée, donc qui est attractive parce qu’elle est bien diplômée. CT- Bien diplômée c’est-à-dire avec un diplôme français ? PI- A l’IFAG, par exemple vous voyez, à l’IFAG ils sortent avec un master de l’Institut d’administration des entreprises de Nantes. Vous voyez c’est bien diplômé. On sort avec un titre. C’est-à-dire quand on joue un jeu qui est propre du point de vue universitaire et qu’en plus par derrière il y a effectivement un réseau riche d’échanges, que ce n’est pas simplement le tourisme universitaire, parce que vous en avez beaucoup si vous voulez de profs qui sont très contents d’aller enseigner à Sofia exclusivement parce que ça augmente leur fiche de paie quoi. Il y a cet aspect-là. Surtout depuis qu’il y a un master et que le master a été conçu en termes économiques, alors qu’au départ, comme je vous le disais, on avait moins cette idéelà. Mais en tout cas, si on a une formation de ce type-là, elle devient automatiquement attractive dans le pays lui-même. » (Entretien, ACU, SCAC Bulgarie, 2002-2006) Sur le plan curriculaire, les universitaires français comme les universitaires locaux qui interviennent dans les formations considèrent assez spontanément que ce n’est pas, pour eux la priorité, que la langue ne doit pas poser de problème. Plusieurs attitudes co-existent : jugement très sévère – qui paraît souvent exagéré – sur le niveau des étudiants – voire des enseignants – turcs1143 ; tolérances à des usages langagiers variés ; refus de prendre en compte les questions langagières, considérées comme étant du ressort des enseignants de français (université Galatasaray). Le témoignage suivant est un bon exemple de la dissociation opérée généralement entre aspects scientifiques et aspects langagiers dans les enseignements en langue étrangère à un niveau universitaire. « PI- En fait, c’est intéressant cette histoire de langue parce que, moi je suis arrivé le, mon mandat là-bas n’était pas du tout sur les langues. J’ai découvert cela au fur et à mesure, c’est-à-dire que, le mandat il était lié à ceux qui m’avaient nommé, c’est-à-dire au montage institutionnel de Marmara, Fondation nationale des sciences politiques et ministère de la Coopération. […] Et donc le mandat c’était approfondir la coopération dans ce département, mais à partir d’une vision science politique quoi, et d’une vision à la fois sur le fond et institutionnelle science politique. CT- C’est-à-dire, une vision science politique ? PI- C’est un département de science politique. CT- Scientifique ? PI- Oui, c’est ça, scientifique et sur le contenu, quoi. Alors c’était à la fois scientifique, c’est-à-dire essayer de mettre en place, ce qu’on a plus ou moins réussi, des séminaires, on va appeler ça comme ça, réguliers. […] Pour revenir aux affaires linguistiques, c’est-à-dire au tout départ, moi je n’ai jamais entendu parler quand je suis parti ou en tout cas de manière très secondaire, quand je suis parti là-bas, mon mandat c’était d’essayer de poursuivre ce qui était d’existant et notamment de renforcer la présence de la science politique dans ce département. […] Et donc j’ai découvert au fur et à mesure avec beaucoup d’étonnement la problématique linguistique. CT- Quand vous êtes parti ? PI- Non ces affaires-là ne m’avaient pas été du tout présentées, encore moins ce département compliqué où les cours de langue étaient sur un continent et les cours dits de contenus étaient sur l’autre continent. Enfin toutes ces problématiques m’avaient échappé jusqu’au moment où j’ai découvert le pot aux roses au fur et à mesure à partir de mon installation, quoi. » (Entretien, Coordinateur pédagogique, DSPA, 1999- 2002) 

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