L’ESS dans sa diversité et sa conflictualité

L’Économie Sociale et Solidaire (ESS) est un champ hétérogène et hétéronome en dépit de l’image qu’elle s’efforce de renvoyer. Parler d’ESS comme d’un secteur unifié et institutionnalisé, « c’est parler de la partie émergée d’un iceberg en laissant les véritables causes de son développement dans les profondeurs des eaux troubles des transformations de la société française » . Qu’est-ce qui se cache derrière cette bannière consensuelle de l’ESS ? Nous porterons une attention toute particulière aux différentes définitions que recouvre l’ESS, ainsi qu’aux différents acteurs qui la composent, pour analyser les principaux points de clivages consubstantiels à cette hétérogénéité.

Une diversité des définitions données à l’ESS

Un peu d’histoire…

La coopération, activité centrale de l’ESS, est ancienne et trouve ses origines dans les débuts de l’humanité. C’est d’ailleurs ce qui caractériserait notre espèce, selon l’historien Yuval Noah Harari : « Sapiens peu coopérer de manière extrêmement flexible avec d’innombrables inconnus. C’est ce qui lui permet de diriger le monde pendant que les fourmis mangent nos restes et que les chimpanzés sont enfermés dans les zoos et les laboratoires de recherche. » . Mais on situe généralement le début de l’histoire de l’ESS, et de la coopération au sens qu’on lui donne aujourd’hui, en concomitance avec la naissance du capitalisme au XIXe siècle. C’est pour pallier aux fortes inégalités qui en ont découlées que l’ESS s’est développée. Dans une émission consacrée à l’ESS, Hervé Defalvard, enseignant chercheur à l’Université de Paris-Est Marne-la-Vallée, remarque : « Dès le départ on observe deux dimensions de l’ESS, celle de la réparation du libéralisme et d’autre part, celle de l’émancipation par rapport à une visée démocratique dans l’économie, à travers notamment les coopératives. » . À partir de ce moment-là ont été théorisé deux courants historiques : « l’économie sociale » d’une part et « l’économie solidaire » de l’autre. La première repose sur la solidarité interne de ses membres, que l’on retrouve dans les milieux coopératifs ou mutualistes. C’est le cas des premières coopératives fruitières dans le Jura, au Moyen-Âge, qui auraient vu le jour grâce à l’association de paysans pour rassembler leurs surplus de lait et produire ensemble une meule de comté. Ou c’est encore, la création de caisses de solidarité par les ouvriers, pour prévenir les accidents du travail qui apparaissent avec la Révolution Industrielle.

L’économie solidaire quant à elle, émerge dans les années quatre-vingt, sur les bases d’une solidarité externe. Les chercheurs Jean-Louis Laville et Bernard Ème, ont été les premiers à employer le terme « d’économie solidaire » , en prenant d’abord acte de : « l’émergence de nouveaux besoins de services, dus aux évolutions sociodémographiques – allongement de la durée de vie, réduction de la taille des ménages, travail des femmes, développement du temps libre, etc. –, qui ne peuvent trouver de réponses ni dans l’État-providence, en crise, ni dans le marché, incapable d’intégrer la dimension relationnelle de ces nouveaux services. » .

C’est la montée en puissance des entreprises d’insertion, et des associations, qui apportent des solutions à des besoins sociaux auxquels ne répondent pas les services publics et les entreprises privées. Néanmoins, l’économie solidaire reste une tradition ancienne, qui trouve un écho dans la charité chrétienne, et plus récemment dans le bénévolat, qui caractérise « des personnes s’alliant pour rendre service à des tiers » .

Lancées sur deux dynamiques différentes, l’économie sociale « se fonde sur un groupe homogène » tandis que l’économie solidaire « organise le dialogue entre une pluralité de groupes […] qui co-construisent a posteriori leur identité commune. » . La progressive institutionnalisation de l’économie sociale rend indispensable le nouveau souffle qui provient de l’économie solidaire. Au fil des publications , mais aussi grâce à la promotion des pouvoirs publics, une alliance de l’économie sociale et solidaire semble se dessiner. La sociologue Danièle Demoustier est la première à faire figurer les deux termes dans le titre de son livre L’économie sociale et solidaire : s’associer pour entreprendre autrement , à partir du postulat que « l’économie sociale est solidaire… ou elle n’est pas ». L’ESS telle qu’on la connaît aujourd’hui, porte encore la trace de ce rassemblement hétérogène historique. Sans revenir aux conflits qui ont émergé au sein même de l’économie sociale (par exemple entre la dynamique caritative et militante), on observe que ce champ est encore loin d’être consensuel dans son approche par les acteurs.

À la suite de la crise du capitalisme, démarrée par la crise des subprimes de 2008, de plus en plus de travaux appellent à dépasser le clivage entre économie sociale et économie solidaire . Leur alliance est renforcée avec l’avènement de l’entrepreneuriat social, qui porte les valeurs d’intérêt public d’une ESS encore en consolidation, sans en appliquer les principes de gestion ou de gouvernance. L’économie sociale et l’économie solidaire partagent des missions démocratiques, en favorisant les initiatives citoyennes au sein de l’activité économique, et des missions territoriales en favorisant les dynamiques locales. Il est donc dans leur intérêt de s’associer pour prospérer.

Une définition légale

La Loi du 31 juillet 2014 relative à l’Économie Sociale et Solidaire finit par clore les controverses et par réunir théoriquement ces deux courants. Portée par Benoît Hamon, alors Ministre de l’ESS, sous le gouvernement de François Hollande, elle marque la reconnaissance législative « d’un mode d’entreprendre et de développement économique adapté à tous les domaines de l’activité humaine » . Les entreprises appartiennent à l’ESS si elles remplissent les conditions suivantes : « 1° Un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices. 2° Une gouvernance démocratique, prévoyant l’information et la participation, dont l’expression n’est pas seulement liée à leur apport en capital, des associés, des salariés et des parties prenantes aux réalisations de l’entreprise. 3° Une gestion conforme aux principes suivants :
a) Les bénéfices sont majoritairement consacrés à l’objectif de maintien ou de développement de l’activité de l’entreprise ;
b) Les réserves obligatoires constituées, impartageables, ne peuvent pas être distribuées ;
c) En cas de liquidation ou, le cas échant, en cas de dissolution, l’ensemble du «boni de liquidation » est redistribué à une autre entreprise de l’économie sociale et solidaire. » .

L’objectif est donné au projet humain, dans un environnement démocratique, et non plus à la simple recherche de profit qui guide les entreprises classiques.

Aussi, cette loi détaille les statuts qui peuvent se prévaloir de droit de l’ESS. Ce mode d’entreprendre est composé par « les personnes morales de droit privé constituées sous la forme de coopératives, de mutuelles ou d’unions relevant du code de la mutualité ou de sociétés d’assurance mutuelles relevant du code des assurances, de fondations ou d’associations régies par la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association » ainsi que par les « sociétés commerciales qui, aux termes de leurs statuts, remplissent [certaines] conditions »  sur lesquelles nous reviendrons plus tard. Toutes les associations, coopératives, mutuelles et fondations relèvent donc par défaut de l’ESS. Ces différents statuts sont, ce qu’on appelle dans le milieu de l’ESS, des « familles ». Il y a la famille des associations, qui recouvre une réalité très diverse (de l’aide à la personne aux associations sportives…), la famille des fondations, la famille des mutuelles de santé (comme la Mutualité Française ou la MGEN ) et d’assurance (comme la MACIF), et celle des coopératives. Les coopératives peuvent être de différents types : il y a les coopératives d’entreprises (comme Super U), des coopératives d’usagers (comme La Louve), des coopératives de production (comme Scop-ti), des coopératives multisociétariales (comme Plateau Urbain), mais aussi des banque coopératives (comme le Crédit Agricole). À ces familles historiques de l’ESS, s’ajoutent avec la loi, certaines « sociétés commerciales », appelées dans le langage courant « entreprises sociales ». Si les familles précédentes acquièrent de droit une légitimité à faire partie de l’ESS par leurs statuts, ce n’est pas le cas des entreprises sociales, qui doivent ajouter, dans leurs statuts, une finalité sociale. Elles doivent déployer des efforts pour devenir d’ESS, ce qui leur permettra d’acquérir une image positive si elles y arrivent, mais aussi de bénéficier d’une épargne salariale et solidaire (qui correspond à un prêt à taux bas pendant longtemps). La loi du 31 juillet 2014 permet de fixer les contours de l’ESS, en ouvrant la voie à de nouveaux acteurs. La définition usuelle de l’ESS reprend cette délimitation par statuts : ce sont « les associations, les coopératives, les mutuelles, les fondations et depuis peu les entreprises sociales » .

Table des matières

Introduction
CHAPITRE 1 : L’ESS DANS SA DIVERSITÉ ET SA CONFLICTUALITÉ
I) Une diversité des définitions données à l’ESS
II) Un paysage institutionnel dense
III) Des conflits récurrents au sein de l’ESS
CHAPITRE 2 : LES EXIGENCES DU PLAIDOYER : LA CONSTRUCTION D’UN DISCOURS COMMUN
I) La construction d’un discours institutionnel
II) La construction d’un discours expert
III) Un discours positif et d’actualité
CHAPITRE 3 : LE CAS PARTICULIER D’UNE TÊTE DE RÉSEAU DE L’ESS : LA CRESS ILE-DE-FRANCE
I) Présentation de la CRESS Ile-de-France
II) Rassembler le réseau
III) Faire vivre le débat
Conclusion

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