L’ESTHẺTIQUE DE L’UNICITẺ DANS LES FLEURS DU MAL DE CHARLES BAUDELAIRE

L’ESTHẺTIQUE DE L’UNICITẺ DANS LES FLEURS DU MAL DE CHARLES BAUDELAIRE

La part des influences

Les influences des courants d’idées Etant à la fois poète et critique littéraire, Baudelaire a, par ses lectures, traversé toute l’évolution de la littérature française. Cette transcendance diachronique montre que le poète est influencé par plusieurs écrivains et artistes qui le précédent. Ainsi, la construction de ses phrases, la formulation de ses idées et même sa façon de penser ont des similitudes avec le style et le raisonnement d’autres penseurs. En dépit de ces ressemblances, nous essayerons de voir comment le poète est parvenu à actualiser cet essaim d’idées et de doctrines dans son recueil. Parmi ceux qui ont laissé des traces dans la mémoire de l’auteur des Fleurs du mal, nous pouvons citer : En premier lieu, en observant de près la plume de Charles Baudelaire, on sent très nettement un univers qui symbolise le XVIII siècle. Ce siècle rationnel est marqué par la libération de l’esprit humain dans plusieurs domaines. C’est ainsi qu’on assiste à l’apparition d’une littérature orientée vers la sensibilité érotique. C’est-à-dire une sensibilité dominée par l’idée de plaisir obtenu par la cruauté sadique et masochiste. Ainsi, le marquis de Sade est la figure emblématique de cette idéologie qui aura une influence forte sur les textes de Baudelaire. D’ailleurs il y a même dans l’Art romantique des allusions qui montrent que Baudelaire connaissait bien les œuvres du marquis de Sade. Il avait découvert en lui ce côté diabolique de la nature et de l’instinct de l’homme. Ce sadisme se reflète à travers ses idées, à travers ses comportements et même dans sa vie quotidienne. C’est ainsi qu’une œuvre10 toute entière a été conçue pour étudier ses relations avec le sadisme. En effet, Baudelaire partage avec Sade l’idée selon laquelle, la nature humaine est parsemée d’horreurs et de turpitudes. Et c’est cette nature même, qui bascule l’homme perpétuellement vers le mal. Chez Sade, la vertu même est conçue comme un facteur de déséquilibre. Elle doit s’incliner vers le mal selon le marquis de Sade « il vaut mieux s’abandonner au vices que d’y résister »11. Mais, par contre Baudelaire lui, fait de la vertu et de l’artifice, des armes pour lutter contre l’instinct : « Le sadisme du marquis de Sade tend à servir et magnifier la nature, celui de Baudelaire vise, au contraire, à la corriger et à l’étouffer ». Ces attitudes sadiques que certains poèmes expriment de la façon la plus ostentatoire ont chez le poète une grande importance. Dans le poème « A celle qui est trop gaie »13 , faisant partie des pièces destinées à Mme Apollonie Sabatier que Baudelaire a rencontrée en 1852 et qu’il a adorée secrètement durant longtemps. Il l’adressait des poèmes anonymes et pleins de sensibilité. Dès le lendemain de leur première relation, Baudelaire l’adresse une lettre de rupture. Ainsi, les poèmes inspirés de madame Sabatier forment un cycle de neuf pièces14 . Ce poème traite du thème d’une relation amoureuse de façon extravagante et provocante. Le poète entretient ici avec l’objet de son amour une liaison purement sadique. Dès le début du poème, il compare la femme avec la nature. Il exalte ici la beauté féminine, ce pouvoir et cette puissance octroyés à la femme capable d’attirer l’attention de l’artiste et du voyant « ta tête, ton geste, ton air/ Sont beaux comme un beau paysage/ Le rire joue en ton visage comme un vent frais dans un ciel clair ». Il montre ici que toute la beauté et l’harmonie de la nature se retrouvent dans la forme et les gestes de la femme. Malgré toute cette beauté et cette splendeur, il montre aussi que la femme est dotée d’un esprit faible « esprit bariolé » 15. Elle lui inspire à la fois l’amour et la haine « je te hais autant que je t’aime ! »vers16. Ensuite, il exprime une mélancolie « et le printemps et la verdure/ Ont tant humilié mon cœur » (vers21- 22). Cette mélancolie s’accompagne d’une agressivité contre la nature et contre la femme qui incarne cette nature « que j’ai puni sur une fleur/ L’insolence de la nature » (vers23-24). Il exprime encore un désir d’entretenir une relation intime avec cette femme. Ainsi, il choisit un moment propice pour accomplir son dessein « je voudrais une nuit/ Quand l’heure des voluptés sonne » (vers25-26). Le champ lexical de la violence dans les trois derniers quatrains suggère la double image d’un « lâche » bourreau et un serpent qui jouit du mal infligé à sa victime : « ramper sans bruit », « châtier », « meurtrir ton sein », « blessure large », « t’infuser mon venin ». Ce champ lexical reflète un sadisme pur : il s’agit de cette sensation cruelle qui préside à la relation d’un bourreau et de sa victime. Cette sensation qui fait naître dans la souffrance de la victime, un plaisir sombre à son bourreau. D’ailleurs, il écrit dans ses Notes 13 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Paris, Le livre de poche, 1999, p.216. Toutes les citations des Fleurs du Mal proviennent de cette édition. Pour ne pas multiplier les notes, l’indication de la page suit l’abréviation (Les FM) dans la suite de notre texte. 14 Ces neuf pièces sont : « « Tout entière », « Que diras tu ce soir, pauvre âme solitaire », « le flambeau vivant », « A celle qui est trop gaie », « Réversibilité », « confession », « l’aube spirituelle », « harmonie du soir », et enfin « Le flacon ». 15 Les FM, Ibidem. 10 intimes qu’il «faut toujours en revenir à De Sade, c’est-à-dire à l’homme naturel, pour expliquer le mal »16 En plus, il existait aussi au XVIIIème siècle un groupe d’écrivains surnommé (les écrivains de l’outrance) qui prônait une idéologie qui se propageait non seulement en France mais partout dans l’Europe et spécialement en Angleterre. Ces écrivains ont exploité avec une sorte de délectation perverse les thèmes du mal, du péché, de Satan, de l’horreur, de la mort : bref, l’ensemble des thèmes scandaleux et ignobles que l’on retrouve dans la poésie baudelairienne. Aux environs des années 1830, on a des publications comme : L’Hermite de la tombe mystérieuse17 , La vampire ou la vierge de Hongrie18 , L’Ane mort et la femme guillotinée19, etc. Du fait que l’outrance renvoie à la démesure et aux franchissements des bornes, cette vision est parallèle avec « la bizarrerie de la beauté » que Baudelaire suggère à travers sa conception esthétique. C’est en quelque sorte ce goût de l’horreur, cette beauté paradoxale qu’il exprime souvent par des oxymores par exemple : l’union de spleen et idéal, beauté et mal, amour et haine, etc. Au-delà de ces oppositions, Baudelaire insinue une relation de réciprocité, d’osmose. En effet, malgré les critiques qu’il a faits à Jules Janin20, Baudelaire ne méprisait pas totalement son œuvre. Or, Janin avait en 1829 publié un roman intitulé L’Ane mort et la femme guillotinée, qui avait connu un retentissement considérable. Il y a exploité tous les détails infâmes et répugnants de la condition de l’homme. Même la préface «le vrai dans l’horrible, l’horrible dans le vrai » annonce le projet de l’œuvre. C’est dans cette même veine que, dans son poème liminaire « Au lecteur », Baudelaire fait un portrait de la vie de l’homme en montrant ses vices et ses faiblesses. Des faiblesses physiques et morales influencées par Satan dont l’homme ne peut s’en passer « la sottise, l’erreur, le péché, la lésine, / Occupent nos esprits et travaillent nos corps, » (vers1 et 2). Il exalte ici la précarité de la situation de l’homme sur terre. Ce dernier est sous une forte influence du diable et est dépourvu de 16 Charles Baudelaire, Notes intimes, Paris, M. Lévy frères, 1837 p.409. 17 Par Mme Anne Radcliffe, Traduit par Le Baron Langon, L’Hermite de la tombe mystérieuse, Paris, Lecointe et Durey, Libraires, Quai des Augustins, 1822. 18 Le Baron Lamothe Langon, La vampire ou la vierge de Hongrie, Paris, Mme Cardinal, Libraire, rue des Cannettes, N°18, 1825. 19 Jules Janin, L’Ane mort et la femme guillotinée, Paris, Migihl Levy Frères, Librairie Nouvelle, 1865. 20 Jules Janin a 25ans quand il publie en 1829 L’âne mort et la femme guillotinée. L’œuvre parue aussitôt un roman bizarre, une œuvre indéfinissable, parodie et imitation du roman noir, « un tissu d’horreurs accumulées à plaisir ». Mais elle connut de multiples éditions ; en 1840 la sixième édition portait seulement le titre édulcoré l’âne mort : on évacue la décapitation d’une femme. Le titre complet continuait à cristalliser un rapport bizarre entre deux morts violentes fort différentes, celle d’un âne dans la rue et celle d’une femme guillotinée. Roman bizarre, titre bizarre, mise en rapport bizarre, cela ne cesse de peupler les commentaires, eux même très décontenancés, dans les années trente, quarante et suivante du XIXe siècle. 11 moyens nécessaires pour lutter contre cet ennemi. Le champ lexical du mal, « péchés », « Satan », « diable », « enfer », « ténèbres qui puent », qui traverse le poème, montre que le malheur est indispensable dans la vie de l’homme. Il fait ici l’apologie de Satan « Satan trismégiste » (vers9) en exaltant sa puissance et sa capacité de pouvoir transmuer l’esprit humain et de l’orienter vers le mal. L’homme ne peut rien contre cette aliénation. Il est une marionnette du diable selon l’auteur des Fleurs du mal « c’est le diable qui tient les fils qui nous remuent » (vers 13). Ce poème peut être considéré comme l’entreprise poétique du recueil, une entreprise dans laquelle Baudelaire fait du « Mal » un objet d’art. Le mal devient ainsi avec Baudelaire un objet de culte, une matière première à travailler et à métamorphoser en beauté esthétique. En second lieu, il serait aussi intéressant de souligner l’inévitable question des rapports entre Baudelaire et le courant romantique du XIXème siècle. Il se trouve même qu’il est né en une période où ce courant était en pleine débauche. Ce qui fait que son parcours n’a pas échappé à la fascination de ce mouvement. Il aimait beaucoup Chateaubriand, mais aussi beaucoup de ses poèmes portent la marque de Victor Hugo. Il y a même dans Les Fleurs du mal un cycle de poèmes dédié au chef de file du mouvement romantique. Il dit dans le salon de 1859 que « Le romantisme est une grâce, céleste ou infernale, à qui nous devons des stigmates éternels » 21. Mais, malgré cette affection à l’égard des romantiques, Baudelaire cherche à se démarquer de ces derniers. Ainsi, on assiste à la prédominance des thèmes sataniques, à la subversion du lyrisme élégiaque des romantiques, au penchant irréversible pour la forme du sonnet et à la forme du poème en prose. Cette transposition esthétique le relie ainsi avec les poètes de la seconde génération22 romantique. Il a imité aussi à ces derniers, toutes sortes de dérèglements de sens. Ả l’instar des romantiques, Baudelaire éprouve lui aussi ce sentiment de désespoir qui se trouve entre la force du désir et l’impuissance de l’action. C’est ce que l’on nomme le « spleen baudelairien ». C’est lui-même qui a préféré ce vocable anglais spleen. Le terme « ennui » qui vient du latin « in odium » qui signifie « dans la haine » c’est-à-dire le fait de prendre toute la vie en haine avait perdu cette signification intense au XIXe siècle. Ainsi, pour mettre en évidence le paroxysme de son inquiétude face à la vie, il utilise le terme anglais  « Les petits romantiques » un groupe d’écrivains, en réaction contre les grands romantiques, qui ont produit de moins grandes œuvres mais dont l’expérience présente une riche authenticité. Il s’agit de Gérard de Nerval, Philothée O’Neddy et surtout Pétrus Borel le « lycanthrope ». 12 spleen. Ce spleen ne caractérise pas seulement le mal du siècle23 des romantiques mais c’est aussi un état pathologique d’une grande envergure. C’est dans le poème « Ennemi » qu’il nous montre que le sentiment de spleen est un compagnon qui le hante depuis sa tendre enfance. Il suggère dès le début du poème, à travers la métaphore « Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage »24, l’idée d’une souffrance, d’un malheur et d’un désespoir. Cette souffrance est causée par des dégâts qu’il compare avec les ravages de la pluie et des tonnerres. Ainsi, le poète montre ici que sa vie est depuis longtemps réduite au néant « qu’il ne reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils » (vers4) et qu’il mène une lutte perpétuelle contre ce sentiment de désespoir. En outre, sur le plan de la forme et des procédés stylistiques, Baudelaire respecte le plus souvent les règles reconnues de la versification comme les exigences de la rime ou la forme très classique du sonnet en alexandrin. C’est ce qu’il exprime clairement dans le poème « Spleen »25. C’est un poème en alexandrin avec un rythme solennel, profond et lent à lire. Il contient aussi des allégories, inscrites en majuscules (Espérance, Espoir, Angoisse) et d’autres formes rhétoriques d’un ton classique. Il suit ainsi une longue tradition poétique à laquelle le romantisme s’était également soumis. Au-delà de la forme et des règles, on a aussi des traces de cette littérature apologiste des classiques. Il s’agit de cette alliance de la littérature avec les vertus du christianisme qui remonte même jusqu’à la période de la Renaissance. Cette liaison se retrouve aussi chez Chateaubriand dans Le Génie du Christianisme. Il s’agit de cette Beauté idéale dont l’esthétique classique avait fait un grand usage. Chez Baudelaire de même que chez certains écrivains romantiques, cette beauté idéale est travestie. On assiste ainsi à une autre tournure de la littérature qui prend le Mal, le trivial, l’urbanisme, etc. comme des domaines à exploiter. On a aussi une très grande partie des Fleurs du mal écrite sous le registre lyrique qui est un registre propre au mouvement romantique. C’est l’expression des sentiments personnels du poète dans le but de combler un idéal poétique. Ces sentiments de perte, d’angoisse, de deuil, rappelant Orphée26, qui avait perdu sa femme et qui passait tout le reste de sa vie à chanter cette perte en errant dans le monde entier. C’est ainsi qu’on assiste à la 23 Le « mal du siècle » est une prise de conscience d’une inadaptation fondamentale de l’être sensible dans son environnement social. Les écrivains romantiques expriment donc un certain désenchantement. Le monde est mauvais, la société corrompue, et toute tentative d’y remédier est vaine.  Orphée, dans la mythologie grecque, poète et musicien, fils de la muse Calliope et d’Apollon, dieu de la Musique, ou d’Œagre, roi de Thrace. Apollon lui donna la lyre et il devint un si bon musicien qu’il n’avait pas de rival parmi les mortels. Quand Orphée jouait et chantait, il envoûtait les êtres et les choses. 13 naissance de la poésie qui exprime le moi, la douleur et la souffrance. Le poète cherche à détecter dans la nature un état conciliable au sien. Ainsi, il recourt à la première personne du singulier, aux champs lexicaux de la douleur, de la souffrance, de l’angoisse, etc. Baudelaire reprend ce lyrisme car lui aussi ayant perdu un état idéal de bonheur et d’harmonie, il déambule partout dans le but de retrouver cet état. Ainsi, il invente un nouveau lyrisme dans lequel, le « moi » renvoie à plusieurs significations que nous détaillerons dans les chapitres ultérieurs. Enfin, le thème romantique de la fuite du temps est fréquemment évoqué dans Les Fleurs du mal. Cette fuite du temps est présentée comme « un obscur ennemi qui nous ronge le cœur»27. Cet ennemi, selon le poète, a un pouvoir extraordinaire. Le temps suit un rythme qui lui est propre et l’homme est faible devant cette cadence car n’ayant pas la possibilité de la maîtriser. D’ailleurs, on retrouve cette même idée dans « le voyage »28 où le temps est désigné comme « L’ennemi vigilent et funeste » (vers115). Dans les poèmes « L’horloge » et «Le Goût du néant », il considère la conscience de la fuite du temps comme l’une des plus lancinantes composantes de son spleen. Omniprésent et oppressant, le temps s’inflige à toutes les étapes de la vie, les prédominant, les maintenant dans une situation de dépendance absolue qui anéantie toute volonté et toute forme d’inspiration. Le temps est comme un « dieu sinistre, effrayant, impassible »29, toujours despotique et l’homme est obligé de suivre ses mutations. Ce temps infini et incontrôlable est une allégorie qui désigne la profondeur de l’abîme chez Baudelaire. C’est l’esthétique de l’infini, la beauté convulsive que le poète symbolise à travers la fuite du temps. Cependant, il nous incombe aussi de montrer l’admiration de l’auteur des Fleurs du Mal, à l’encontre de Théophile Gautier, le pionnier de la doctrine de « l’art pour l’art ». Il prend de lui le sens de la rigueur et de la perfection formelle. Gautier, en effet, est le « bourgeois de la république des lettres, le buveur d’apéritifs et de Homais du landerneau littéraire »30, selon Thibaudet. Plus loin encore il dira « à qui manque le sens de Gautier et de l’amitié pour Gautier, manque un certain quartier de bourgeoisie, de familiarité, d’habitude, de républicanisme municipal dans la république des Lettres » . Pendant la période que Baudelaire le connaissait, écrit Jean Prévost, Gautier « est le seul poète qui publie encore des choses de valeurs, et qui, devant le romantisme tari ou vaincu, donne l’exemple d’un repliement de la poésie sur elle- Ainsi, dès la dédicace du recueil de 1857, Baudelaire le considère comme un « magicien », comme un génie en matière de création. Aux environs des années 1850, une école littéraire est formée autour de la revue « Le Parnasse Contemporain », par Gautier, Théodore de Banville, Leconte de Lisle, Catulle Mendes, Sully Prudhomme, accordant dans leur poésie le primat à la forme sur le message et le lyrisme. C’est bizarrement au sein du romantisme que le parnasse trouve ses origines. L’inclination vers l’originalité, les descriptions minutieuses, la quête formelle et les images saisissantes se retrouvent chez Hugo dans Les Orientales et chez Musset dans Contes d’Espagne et d’Italie. Gautier trace la ligne de démarcation entre ces deux mouvements d’inspiration et oriente les tenants de « l’art pour l’art » vers une voie qui tourne le dos au romantisme et à ses excès. Manifestant son hostilité face à l’engagement social dans l’Art, il affirme déjà en 1834, ces mots qui seront considérés comme la devise de cette esthétique nouvelle : « Il n’y a de véritablement beau que ce qui ne peut servir à rien. Tout ce qui est utile est laid, c’est l’expression de quelques besoins et ceux de l’homme ignobles et dégoutants, comme sa pauvre et triste nature. L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines »33 La poétique des parnassiens repose sur la valeur accordée au travail du langage. Le poème doit être authentique, varié et précis. La concordance du langage et de la pensée doit être recherchée avant toute chose. Ils considèrent le vers comme une matière à explorer, à modeler et à façonner au même titre que la pierre, l’objectif principal est la perfection formelle au nom de l’amour et de la beauté. C’est ce que Gautier manifeste dans son poème « L’Art » : « Sculpte, lime, cisèle ; / Que ton rêve flottant / Se scelle / Dans le bloc résistant ! »34. Avec Baudelaire aussi on a un amour excessif pour la beauté, sa passion pour un travail concis et parfait, provient adéquatement de Gautier et de ses émules. Le recueil même est dédié à celui qu’il considère comme son maître en poésie : « Au poète impeccable, au parfait magicien es langue française, à mon très cher et très vénéré maitre et ami, je dédie ces fleurs maladives ». En effet, la période de l’activité poétique baudelairienne est contemporaine à celle des poètes parnassiens. Le poème «L’Art », manifeste de Gautier parait en 1857, en même temps que Les Fleurs du Mal.  Ainsi, le sonnet des Fleurs du mal « La Beauté », célèbre la beauté impassible et figée des parnassiens. Dans ce sonnet, Baudelaire exalte l’intérêt poétique de la beauté en montrant sa suprématie, les caractères d’un poème idéal et la tâche du poète. Dans le premier quatrain qui débute par « je », (je suis belle) la beauté est ici matérialisée par le corps d’une jolie femme, il s’agit d’une allégorie. Cette femme se vante et se compare à une pièce sculptée dont la beauté inspire tous les artistes. Il montre aussi que la beauté est la seule motivation qui pousse l’auteur à écrire. La personnification de la beauté ici par le corps d’une femme (sein, cœur, pleure, ris, mes yeux) lui confère un caractère vivace. Dans la deuxième strophe, la beauté est élevée à un haut niveau «je trône dans l’azur»vers5, elle réclame ici la souveraineté et Baudelaire utilise la comparaison avec « un sphinx » qui est un animal qui symbolise la force et la beauté en même temps. Selon l’auteur, ce qui est beau est aussi certainement fort et puissant. Enfin, dans le dernier tercet Baudelaire, à l’image des parnassiens, exalte le culte du travail du poète comme dans plusieurs de ses poèmes « les poètes devant mes grands attitudes / consumeront leurs jours en d’austères études » (vers9 et vers11). Ainsi, le beau est le résultat d’un dur labeur. 

Les traces des peintres du XIXe siècle

C’est presque un défi, le fait de vouloir retracer toutes les sources qui ont influencé Baudelaire et orienté son œuvre et sa pensée tant celle-ci est riche et complexe. Dans cette partie, on se contentera d’étudier les liaisons de l’auteur des Fleurs du mal avec les peintres du XIXe siècle à l’instar d’Eugène Delacroix. En effet, même si Baudelaire s’est intéressé à d’autres peintres, Ingres, Courbet par exemple où encore Goya, il voue, cependant, une admiration considérable à Delacroix. Dans son premier ouvrage critique, Salon de 1845, il montre d’ores et déjà son attrait pour la peinture et notamment pour le peintre Eugène Delacroix : M. Delacroix est décidément le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes. Cela est ainsi, qu’y faire ? Aucun des amis de M. Delacroix et des plus enthousiastes, n’a osé le dire simplement, crûment, impudemment, comme nous. […] M. Delacroix restera toujours un peu contesté, juste autant qu’il faut pour ajouter quelques éclairs à son auréole.40 En étudiant les influences de la peinture sur l’œuvre de Baudelaire, nous allons accentuer notre analyse sur la dimension picturale que reflètent certains poèmes des Fleurs du 38 Ibid. p.212. 39 Les FM, p.101. 40 Charles Baudelaire, Œuvres Complètes, Bibliothèque La Pléiade, 1999, Tome 2, Salon de1845, II, Tableaux d’Histoire, « Delacroix », Page 353. 18 mal. En effet, la peinture comme sujet littéraire fut une constante au XIXème siècle. Beaucoup d’écrivains se sont intéressés à l’effort créateur des peintres et à leur façon de voir le réel. Ce foisonnement au réel est intensifié par l’évolution des techniques scientifiques de ce siècle. On assiste ainsi à un changement sur la perception de la couleur et du dessin. Cette mutation est mise en œuvre par les impressionnistes. Leur but était de sortir des codes stricts fixés par l’académie royale de la peinture et de la sculpture de l’époque. L’objectif alors fut d’élaborer une nouvelle représentation de la réalité. On a ainsi le jeu sur la perception de la couleur et la précision du dessin. Par ailleurs, Diderot disait déjà au XVIIIe siècle que : « la couleur est dans un tableau d’art ce que le style est dans un morceau de littérature »41 il montre ici que le peintre doit beaucoup travailler sur la couleur de sa toile. Cette volonté est accomplie par les impressionnistes qui ont pris la peine de ne pas mélanger les couleurs dans leurs œuvres mais les juxtaposent. Pour exprimer la spontanéité de leur art, ils utilisaient les couleurs vives et claires qui expriment les effets de la lumière sur les paysages. Dans le salon de 1846, Baudelaire lui aussi exalte sa vision personnelle sur la couleur. Il y montre une expérience esthétique où la couleur est conçue comme l’un des éléments fondamentaux de cette expérience. Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ; mais, – un beau tableau étant la nature réfléchie par un artiste -, celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible. Ainsi le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie42 En plus, sur le plan formel, Hugo dès 1847 théorise les couleurs de l’alphabet. Car il a toujours pensé que les mots et les images sont indissociables. L’écriture et les dessins sont chez lui complémentaires. Ainsi, Il affirme que : Les voyelles existe pour le regard presque autant que pour l’oreille et elles peignent des couleurs, on les voit. A et I sont des voyelles blanches et brillantes, O est une voyelle rouge. E et EU sont des voyelles bleues, et U est la voyelle noire Hugo ici a tendance à élargir les frontières de la poésie vers d’autres horizons, notamment vers la peinture. Il montre ici que les mots sont remplis de mystères que le regard de l’artiste doit déchiffrer. Ainsi, à travers l’unicité de chaque mot, se dégagent plusieurs connotations symboliques. Baudelaire, quant à lui, prône une représentation picturale dans laquelle il incite le lecteur à jouir pleinement de son imagination pour comprendre les suggestions. C’est cette tendance qui fait de sa représentation pittoresque un genre ne trouvant pas une correspondance dans les formes classiques. C’est par rapport à la technique picturale de Delacroix qu’il a formulé la plupart de ses principes artistiques. Il conçoit ainsi ce dernier comme un poète en peinture. Partageant avec lui le « souci du nouveau et la recherche de l’harmonie », Baudelaire le cite d’ailleurs dans plusieurs poèmes : « les phares »44, « sur le tasse en prison d’Eugène Delacroix », dans le poème « les bijoux »45 et dans « Une martyre » 46 ce qui témoigne sa profonde affection à l’égard de ce peintre. En effet, dans le poème « Les phares », Baudelaire rend hommages aux grands peintres (Rubens, Leonard de Vinci, Rembrandt, Michel-Ange, Watteau, Goya et Delacroix.) en essayant de montrer que la poésie peut être équivalant à la peinture. Il exalte ici la dimension universelle de la poésie, capable d’enchevêtrer plusieurs modes de représentations. Il est intéressant de remarquer ce que le titre même du poème semble suggérer, Charles Baudelaire a choisi de mettre en lumière les peintres illustres qui ont inspiré sa propre conception artistique et poétique. En effet, un phare est défini comme une haute tour munie d’un foyer lumineux pour guider les bateaux le long des côtes. Ces phares donc font allusion aux peintres dont les images ont nourri l’imaginaire et la poésie baudelairienne. Cette attraction et ce goût pour le domaine pictural semblent remonter à l’enfance même du poète. En effet, son père, Joseph-François Baudelaire fut membre à part entière du Sénat en tant que « Chef des bureaux de la Préture ». Son rôle était de contrôler le budget du Sénat, mais grâce à sa fonction, il était également en relation avec les artistes qui travaillaient au sein de l’assemblée : Il recevait les peintres et les sculpteurs en quête d’une commande ou d’un acompte ; souvent, c’est lui qui, avec Chalgrin, architecte chargé de transformer le palais de Salomon de Brosse, devait signifier les décisions des sénateurs aux artistes qui avaient soumissionné. (…) Parmi les relations du fonctionnaire figurait aussi Jean-Baptiste Regnault, le peintre alors célèbre des 44Les FM., p.57. 45 Ibid. p. 217. 46 Ibid. p.166. 20 Trois Grâces, qui reçut deux commandes importantes pour orner les salons du Sénat. (…)Au musée du château de Versailles, Charles Baudelaire remarquera en juillet 1838 le tableau peint en 1810 et représentant le mariage du prince Jérôme Bonaparte et de la princesse de Wurtemberg. (…)47 Ainsi, ce premier contact avec la peinture s’est réalisé grâce à l’influence de son père. Cet amour restera toujours omniprésent chez le poète les années plus tard. C’est ce sentiment qu’il exalte à travers la réalisation le poème « Les Phares »48 . De fait, le poème est parsemé de noms des peintres célèbres qui ont marqué la pensée baudelairienne. Par le biais de la métonymie, il définit chaque artiste par un tableau imaginaire en exaltant son génie. Par exemple Rubens dans la première strophe est désigné par un « fleuve d’oubli », « jardin de la paresse ». La langueur et la paresse qui caractérise son œuvre sont évoquées par le paysage (fleuve, jardin). On a ici un tableau qui exprime l’harmonie de la nature. Cette harmonie est comparée avec l’agitation de la vie « la vie afflue et s’agite sans cesse, / Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ; »vers3-4. Léonard de Vinci est défini comme « un miroir profond et sombre » à la seconde strophe. Le climat est mystérieux « profond » et « sombre » chargé de mystère « ombre », ce que suggère l’assonance en « on ». On a ici un retour à la peinture académique selon laquelle l’artiste doit toujours exprimer les mystères biblique ainsi que ceux de la nature. Rembrandt lui est comparé à un « triste hôpital tout rempli de murmures ». Le terme hôpital désigne l’univers urbain mais aussi il y a l’expression des sentiments de tristesse, d’ennui et de mélancolie. Watteau est désigné par un carnaval. Le décor ici renvoi à l’amusement et au divertissement. Goya est désigné par un cauchemar plein de choses inconnues, les descriptions sont violentes « fœtus qu’on fait cuivre, démons ajustant bien leur bras ». Enfin Delacroix, quant à lui, est désigné par un lac de sang. Le climat est violent et fantastique «lac de sang», «fanfares étranges». « Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent, comme un soupir étouffé de Weber » Dans ces quelques vers, Baudelaire semble exposer son idéal artistique et esthétique. En effet, l’œuvre du peintre propose un maniement des couleurs et de la lumière, synonyme de perfection pour Baudelaire. De plus, la mention du musicien Weber « où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges/ Passent, comme un soupir étouffé de Weber » (vers31-32), accentue cette association des Arts chère à Baudelaire. Musique, peinture et poésie sont ici liées. Cette strophe a d’ailleurs été directement commentée par Baudelaire dans son article consacré à Eugène Delacroix : Lac de sang : le rouge ; – hanté des mauvais anges : surnaturalisme ; – un bois toujours vert : le vert complémentaire du rouge ; – un ciel chagrin : les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux ; les fanfares et Weber : idées de musique romantique que réveillent les harmonies de sa couleur49 . Ce poème fonctionne comme une généalogie esthétique dans laquelle Baudelaire évoque les grands peintres dont il se sent héritier. Chaque tableau est porteur d’un univers qui caractérise l’artiste évoqué. C’est ainsi qu’on assiste à une fusion entre les visions de tous ces artistes dans un seul poème. Dans cette fusion, le poète réalise en même temps une communion entre les paysages, les couleurs, les sensations et les sons. Par ailleurs, dans le poème « Don Juan aux enfers », on a une ekphrasis50 où le poète décrit une image poétique en imitant les techniques des peintres. Il utilise le passé simple pour mettre en évidence l’aspect narratif. En s’inspirant à partir de la pièce Don Juan de Molière, il fait ici une représentation détaillée de la descente aux enfers de ce personnage. En effet, de la même manière que les écrivains de l’époque prenaient comme sujet littéraire la peinture, Baudelaire lui se conçoit comme un peintre en faisant à partir de sa poésie un tableau détaillé de cette pièce de Molière. Il y exalte les noms des personnages de la pièce avec chacun son rôle : au vers trois il mentionne le nom d’un mendiant qui rappelle le pauvre de la comédie, au vers neuf on a le nom de Sganarelle, au vers dix Don Luis père de Don Juan, Elvire au vers quinze, et enfin le statut du commandeur « un grand homme de pierre » (vers17). Quand Don Juan descendit vers l’onde souterraine Et lorsqu’il eut donné son obole à Charon, Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène, 49 Charles Baudelaire, Œuvres Complètes, Exposition universelle (1855), III, Eugène Delacroix, p.595. 50 Une ekphrasis, au pluriel : ekphraseis (grec ancien εκφραζειν, « expliquer jusqu’au bout »), est une description précise, détaillée et vivante. Pour Georges Molinié et Michèle Aquien, il s’agit d’un « modèle codé de discours qui décrit une représentation (peinture, motif architectural, sculpture, orfèvrerie, tapisserie). Cette représentation est donc à la fois elle-même objet du monde, un thème à traiter et un traitement artistique déjà opéré, dans un autre système sémiotique ou symbolique que le langage ». La critique moderne emploie aussi le terme d’ekphrasis en un sens plus large, comme un synonyme de critique d’art, pour désigner un commentaire discursif portant sur une œuvre d’art. 22 D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron. Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes, Des femmes se tordaient sous le noir firmament, Et, comme un grand troupeau de victimes offertes, Derrière lui trainaient un long mugissement. Sganarelle en riant lui réclamait ses gages, Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant Montrait à tous les morts errant sur les rivages Le fils audacieux qui railla son front blanc. Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire, Près de l’époux perfide et qui fut son amant, Semblait lui réclamer un suprême sourire Où brillât la douceur de son premier serment. Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre Se tenait à la barre et coupait le flot noir ; Mais le calme héros, courbé sur sa rapière, Regardait le sillage et ne daignait rien voir51 . Ainsi, le lecteur est tenu en haleine du début à la fin du poème suivant le voyage vers l’enfer du personnage Don Juan. Le poète fait ici une description méticuleuse de cet endroit dans le second quatrain avec l’image des femmes : « Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes, / Des femmes se tordaient sous le noir firmament, / Et, comme un grand troupeau de victimes offertes, / Derrière lui trainaient un long mugissement. » (vers5-8) Ainsi, le poète en quête perpétuelle d’une beauté fait ici une peinture réaliste de cette zone abominable afin d’en exalter une dimension symbolique. Son objectif est en effet de faire de ce lieu morbide, un univers esthétique splendide. Ce poème renvoie aussi aux tableaux de Delacroix ; La Barque de Dante et Le Naufrage de Don Juan. Du fait de sa vision objective sur la question de l’art, Baudelaire tente de condenser dans son recueil de diverses pratiques appartenant à plusieurs domaines. D’où l’insertion de la dimension picturale dans les textes poétiques.

Table des matières

INTRODUCTION GẺNẺRALE
PREMIÈRE PARTIE : L’ẺSTHẺTIQUE DE BAUDELAIRE DANS LES FLEURS DU MAL
CHAPITRE I : La part des influences
I-1 : Les influences des courants d’idées
I-2 : Les traces des peintres du XIXe siècle
I-3: La rencontre de Baudelaire avec Edgar Poe
CHAPITRE II : Le concept du Beau selon Baudelaire
II- 1 : La connotation du Moi
II – 2 : La mythification de la ville
II – 3 : L’orientation vers le Mal
DEUXIÈME PARTIE : LA QUESTION DE L’UNICITẺ DANS LES FLEURS DU MAL
CHAPITRE III : La quête de l’absolu
III- 1 : L’ivresse baudelairienne
III- 2 : L’évasion par l’imagination
III- 3 : Le regard sur la Femme
CHAPITRE IV : Le symbolisme dans Les Fleurs du Mal
IV- 1 : La synesthésie
IV- 2 : L’image baudelairienne
IV- 3 : La poétique de la Mort
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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