Limites des outils biomarqueurs et bivalves marins

Invertébrés benthiques et biomarqueurs : témoins du fonctionnement trophique de l’écosystème côtier

Les bivalves filtreurs De par leur abondance, leur capacité de filtration (Jorgensen, 1990) et leur intérêt commercial, les bivalves forment le groupe le plus étudié parmi les suspensivores benthiques (Gili et Coma, 1998). Ils sont depuis longtemps utilisés comme enregistreurs et indicateurs à court ou long terme des conditions environnementales dans les eaux douces et côtières (Miller et al., 1966; Burns et Smith, 1981), notamment grâce aux propriétés écologiques et physiologiques suivantes rapportées par Dame (1996) : – Leur abondance et leur large distribution géographique permettent des études à large emprise spatiale ; – Leur sédentarité permet de les utiliser comme intégrateurs des perturbations naturelles ou anthropiques (contamination) d’une zone d’étude ; – Ils peuvent être relativement tolérants, mais pas insensibles, à une large gamme de conditions environnementales ; – Ils filtrent de grands volumes d’eau, ce qui concentre les éléments chimiques dans les tissus, et permet de mesurer des concentrations beaucoup plus élevées que dans l’eau ; – Leur activité enzymatique de métabolisation est faible, ce qui est primordial dans le suivi du cheminement des composés provenant de l’environnement ; – Enfin, les bivalves ont des comportements et des réponses physiologiques aux stress qui peuvent être facilement et rapidement mesurées.

Ainsi, grâce à ces caractéristiques, les bivalves intègrent dans leurs tissus la composition de la matière organique présente dans l’environnement, ce qui permet d’obtenir une estimation de la disponibilité de cette matière dans l’environnement étudié sur des périodes à durée variable, selon le temps de renouvellement du tissu analysé. Dans les environnements côtiers, il est établi que plusieurs espèces de bivalves n’ont pas la même alimentation malgré des sources potentielles similaires (e.g. Bacon et al., 1998). La composition des particules en suspension dans l’environnement benthique est dominée par du matériel minéral de taille variable, mélangé à une grande variété de matière organique, provenant du plancton, des microalgues benthiques, des fèces, des détritus, et des communautés bactériennes (Newell et Field, 1983). Les processus de tri et de rejet de ces particules chez les bivalves font l’objet de nombreuses études depuis plus de 30 ans et sont encore d’actualité. Aussi bien la taille des particules que la qualité de la matière organique (Shumway et al., 1997; Ward et Shumway, 2004; Hégaret et al., 2007) sont prises en compte dans le choix des particules ingérées et ce à travers des traits fonctionnels propres à chaque espèce, comme la taille des branchies et des palpes labiaux (Compton et al., 2008). Ainsi, un même pool hétérogène de matière organique assimilable peut être ingéré dans des proportions différentes par plusieurs espèces.

De plus, en utilisant les isotopes stables du carbone et de l’azote, de nombreux travaux ont montré que les suspensivores benthiques n’ont pas seulement accès aux microalgues planctoniques mais également aux microalgues benthiques (Riera et Richard, 1996; Middelburg et al., 2000), et que les contributions respectives de ces sources dépendent de la position des suspensivores dans le substrat (Grall et al., 2006; Fanelli et al., 2011). Au sein même du groupe des bivalves, on trouve des espèces endogées et épigées, ce qui suggère des accès différents aux sources disponibles (Fig. 1.1). L’utilisation et la comparaison de plusieurs espèces devraient permettre de prendre en compte dans notre étude toutes les sources potentielles. A l’instar de Grall et al. (2006) et de Fanelli et al. (2011), nous avons utilisé cinq espèces de bivalves (Fig. 1.2) dont les répartitions bathymétriques sont similaires et dont les comportements physiologiques et alimentaires sont relativement connus, car certaines sont des espèces à intérêt commercial sur les côtes européennes.

Fig. 1.1 – Représentation de la position dans le substrat des cinq espèces de bivalves étudiées. P. maximus et A. opercularis sont épigées, les trois autres sont endogées mais les siphons de V. casina et L. crassum affleurent à la surface alors que G. glycymeris est complètement enfouie dans le sédiment. La coquille Saint-Jacques Pecten maximus La coquille Saint-Jacques (Linnae, 1758) fait partie de la famille des Pectinidés et sa taille peut atteindre 150 mm (Minchin, 1978). Sa répartition géographique 5 Chapitre 1. Présentation bibliographique des méthodes et matériels utilisés Fig. 1.2 – Photographies des cinq bivalves utilisés. Voir dans le texte pour les tailles respectives. 6 Chapitre 1. Présentation bibliographique des méthodes et matériels utilisés sur les côtes est de l’Atlantique s’étend de la Norvège au Portugal, ainsi qu’en Méditerranée. Abondamment présente en rade de Brest et en Baie de Saint-Brieuc, dans les parties les plus marines, elle se raréfie à l’approche des zones estuariennes caractérisées par des dessalures significatives.

On la trouve en patchs irréguliers du littoral au talus continental, jusqu’à 200 m de fond. P. maximus vit sur des fonds de types graviers fins, maërl ou débris coquillers. C’est une espèce épigée dont la valve supérieure (gauche) est au niveau de l’interface eau-sédiment (Brand et al., 2006), se déplace rarement, surtout en cas de stress soudain par claquement des valves et rejet d’eau (hydropropulsion). La coquille Saint-Jacques est une espèce d’intérêt commercial et la plus prestigieuse parmi les autres pétoncles de la même famille. La physiologie de P. maximus a largement été étudiée dans le cadre de son exploitation et de sa culture en milieu contrôlé (Utting et Millican, 1998; Saout et al., 1999). En parallèle de l’intérêt porté à cette espèce par les chercheurs en aquaculture, les écologistes se sont intéressés à la coquille Saint-Jacques comme modèle biologique pour comprendre comment les bivalves pourraient intégrer des informations environnementales (Chauvaud et al., 1998, 2001, 2010; Lorrain et al., 2002; Grahl-Nielsen et al., 2010). Le pétoncle blanc Aequipecten opercularis A. opercularis (L. 1758) fait également partie de la famille des Pectinidés et mesure jusqu’à 90 mm à sa taille adulte. Comme la Saint-Jacques, on le trouve à des profondeurs comprises entre quelques mètres et 200 m.

Ce pétoncle est très répandu en Méditerranée et le long des côtes de l’Europe, en particulier dans le nord est de l’Atlantique, autour des îles anglo-saxonnes (Brand, 1991; Ansell et al., 1991). A. opercularis se trouve sur des substrats meubles tels que des sables ou des graviers. C’est une espèce épigée capable de se fixer grâce à un byssus jusqu’à ce qu’elle atteigne 60 mm (revue dans Carter, 2009). Tout comme P. maximus, le pétoncle blanc peut nager rapidement par hydropropulsion (Chapman et al., 1979). A. opercularis est une espèce d’intérêt commercial, notamment en Angleterre et en Irlande où il est pêché activement (Vause et al., 2007). Le pétoncle blanc fait également l’objet de recherches écologiques dans le cadre de son exploitation en Mer Celtique et au nord de l’Espagne (e.g. Vause et al., 2007; Cano et al., 2006). De part sa répartition géographique, il a également été largement utilisé comme outil intégrateur de la variabilité des sources trophiques à large échelle spatiale autour de l’Angleterre (Jennings et Warr, 2003; Barnes et al., 2009). L’amande de mer Glycymeris glycymeris Aequipecten opercularis (L. 1758) est un bivalve de la famille des Glycyméridés qui mesure environ 50 mm et peut atteindre 80 mm. L’amande de mer se trouve de la Norvège à la côte marocaine, dans la zone sublittorale à des profondeurs atteignant environ 100 m. G. glycymeris est une espèce endogée, qui s’enfouit de quelques centimètres dans les sédiments sablo-vaseux et de débris coquilliers grâce 7 Chapitre 1. Présentation bibliographique des méthodes et matériels utilisés à son pied (Ansell et Trueman, 1967).

C’est également une espèce pêchée dans le nord de l’Europe, particulièrement en Manche. Une caractéristique remarquable de G. glycymeris est qu’elle peut vivre plus de 25 ans, et que certains individus ont été âgés de 70 à 100 ans (voir dans Savina et Pouvreau, 2004). La praire du large Venus casina (dans le transect nord) V. casina fait partie des Veneridés, une famille qui regroupe un grand nombre d’espèces de praires ou de palourdes. Cette praire est plus petite que les espèces précédentes étant donné qu’elle mesure de 30 à 50 mm mais elle dépasse le pétoncle blanc en terme de biomasse individuelle. On trouve cette espèce sur les côtes européennes, depuis l’infralittoral jusqu’au bord du plateau continental. V. casina vit légèrement enfouie sous la surface du substrat, avec la partie postérieure de la coquille parfois exposée (Ansell, 1962) et elle accède à la nourriture grâce à deux courts siphons. D’un point de vue commercial, elle est exploitée localement mais moins que la praire commune Venus verrucosa qui est plus côtière donc plus facile d’accès.

La bucarde lisse Laevicardium crassum (dans le transect sud) L. crassum (Gmelin, 1791) est une espèce de la famille des Cardiidés. Sa longueur peut atteindre 75 mm. La bucarde est présente en Atlantique, de la Norvège aux côtes du Sénégal et également en Méditerranée. Elle vit enfouie sur des subtrats meubles comme des sables, des sables vaseux ou des graviers, de l’infralittoral jusqu’à 200 m de profondeur. C’est une espèce endogée, mais enfoncée peu profondément dans le sédiment, avec la coquille qui peut être apparente. D’un point de vue halieutique, la bucarde est comestible mais peu exploitée.

Les marqueurs trophiques 

Généralités

 Le marqueur trophique parfait est un composé dont l’origine est unique et peut être facilement identifiée (Dalsgaard et al., 2003). Il est inerte et non toxique et n’est pas transformé par les processus métaboliques d’intégration et d’assimilation puisque métaboliquement stable. Il serait donc transféré d’un niveau trophique au niveau supérieur de façon qualitative et quantitative. Toutefois, les marqueurs parfaits sont rares si ce n’est inexistants, et nous devons nous contenter de composés moins idéaux, tels que les isotopes stables et les acides gras, dont les modes de transfert et de dégradation sont connus et/ou quantifiables. Dans un environnement où les sources sont multiples, l’identification et la quantification de ces composés dans un organisme consommateur permet alors de déterminer l’origine de la matière organique assimilée, et éventuellement de quantifier les contributions respectives de chaque source (Peterson et Fry, 1987)

Les isotopes stables 

La méthode du traçage isotopique repose sur les mesures d’abondance naturelle des isotopes stables de certains éléments chimiques dont les plus utilisés en écologie trophique sont le carbone (13C) et l’azote (15N). Les isotopes sont des atomes d’un même élément chimique avec des nombres de protons différents. Dans le milieu naturel, l’isotope léger est en proportion majoritaire (12C, 14N) et les isotopes lourds sont trouvés à l’état de traces (13C, 14C, 15N). On distingue également les isotopes radioactifs qui ont la caractéristique de se dégrader au cours du temps et les isotopes stables, dont la masse atomique est plus faible, et qui persistent sous la même forme. Le rapport entre isotopes stables (rapport ou composition isotopique) s’exprime en unité δ (‰) qui compare le rapport isotope lourd / isotope léger à un rapport fixé par un standard international. Pour le carbone (δ 13C), la composition isotopique du standard est celle de la Pee Dee Belemnite (roche fossile) et pour l’azote (δ 15N), la référence est celle de l’azote atmosphérique. δ 13C =  » 13C/12Cechantillon ´ 13C/12Cref´ erence ´ − 1 # × 103 δ 15N =  » 15N/14Nechantillon ´ 15N/14Nref´ erence ´ − 1 # × 103 En écologie trophique, les isotopes stables sont considérés comme des biomarqueurs efficaces car ils présentent des caractéristiques importantes : – La composition isotopique des producteurs primaires dépend des sources de carbone et d’azote et des voies métaboliques utilisées lors de l’assimilation de ces éléments.

Il en résulte que les grandes catégories de producteurs primaires possèdent des signatures isotopiques distinctes. – L’intégration de la matière organique des producteurs primaires par les processus de dégradation et de transfert n’entraine que très peu de variation de la composition isotopique. A chaque réaction physique, chimique ou biologique, l’isotope léger (12C, 14N) est préférentiellement utilisé par le métabolisme et la matière organique s’enrichit en isotope lourd (13C, 15N). Cet enrichissement crée une différence de composition isotopique entre une source et son consommateur appelée fractionnement isotopique. – Le carbone et l’azote ont généralement des applications différentes : l’enrichissement en 13C permet d’identifier les sources consommées alors que l’enrichissement en 15N correspond à l’augmentation du niveau trophique. Ainsi, l’utilisation couplée des isotopes stables du carbone et de l’azote permet de comparer les signatures isotopiques des sources potentielles et des consommateurs (Fig. 1.3) afin de déterminer par une approche qualitative et quantitative les processus trophiques dans de nombreux systèmes (e.g. Dubois et al., 2007b; Wilson et al., 2009; Bode et al., 2011). 

Le traçage isotopique révèle cependant certaines limites dans son application à l’étude des relations trophiques. Dans un premier temps, si la détermination du fractionnement isotopique entre une source et son consommateur apparaît comme primordiale (DeNiro et Epstein, 1978, 1981; Minagawa et Wada, 1984; Fry, 1988; Post, 2002), il s’avère que le degré de fractionnement varie en fonction de plusieurs facteurs (groupes taxonomiques, sources, physiologie…) et est soumis à débat encore aujourd’hui (e.g. Dubois et al., 2007a; Martinez del Rio et al., 2009). Il a également été montré que les méthodes de traitement et d’analyse des échantillons peuvent entraîner des biais dans les facteurs de fractionnement (McCutchan et al., 2003). Toutefois, de plus en plus d’expérimentations en milieu contrôlé et de mesures sur des espèces ciblées (Paulet et al., 2006; Dubois et al., 2007a; Leal et al., 2008; Deudero et al., 2009; Emmery et al., 2011) permettent d’utiliser des fractionnements adéquats. Dans un second temps, l’identification des sources et la quantification de leurs contributions au travers de la composition isotopique d’un consommateur se font de plus en plus en utilisant des modèles de mélange d’isotopes stables tels qu’IsoSource (Phillips et Gregg, 2003) ou siaR (Parnell et Jackson, 2011 http://cran.r-project.org/web/packages/siar/siar.pdf).

Ces modèles impliquent a fortiori de connaître toutes les sources de matière organique disponibles pour ce consommateur. Or, l’échantillonnage de toutes les sources est parfois restreint par les possibilités techniques, comme pour le prélèvement de microalgues benthiques en milieu subtidal (Yokoyama et Ishihi, 2003). Malgré ces limites, le traçage isotopique naturel s’est révélé un outil majeur dans l’appréhension du fonctionnement trophique des écosystèmes côtiers et continue d’être utilisé et développé, notamment en parallèle à la modélisation des processus physiologiques comme le Dynamic Energy Budget proposé par Kooijman (2010) (e.g. Emmery et al., 2011) ou en association avec d’autres marqueurs trophiques comme les métaux traces (Chouvelon et al., 2011) ou les acides gras (e.g. Kharlamenko et al., 2008; Nérot et al., 2009; Guest et al., 2010). 

Les acides gras 

Les acides gras font partie de la classe des molécules lipidiques, c’est-à-dire des substances peu ou pas solubles dans l’eau mais solubles dans des solvants polaires. On distingue, selon leur polarité, les lipides neutres (acides gras estérifiés avec du glycérol, des stérols, des alcools gras, acides gras libres, stérols) et les lipides polaires (glycolipides, lipoprotéines, phospholipides composés d’un ou deux acides gras et de glycérol ou acide phosphorique). Alors que les lipides neutres constituent des réserves énergétiques en stockant l’énergie issue de la photosynthèse ou apportée par la nourriture, les lipides polaires ont un rôle structurel et fonctionnel puisqu’ils sont les constituants principaux des membranes cellulaires. Selon le questionnement scientifique et les organismes étudiés (poissons, bivalves, mammifères. . . ), il peut s’avérer nécessaire d’analyser séparément les acides gras provenant des lipides neutres de ceux des lipides polaires. Nomenclature des acides gras Un acide gras est une chaîne linéaire ou ramifiée comprenant entre 4 et 40 atomes de carbone (entre 10 et 30 en général). On note les acides gras sous la forme C:XnY, où C est le nombre de carbones de la chaîne carbonée, X est le nombre de double liaisons au sein de cette chaîne et Y est la position de la première double liaison à compter du groupement méthyle terminal (Fig. 1.4).

Table des matières

Introduction
1 Présentation bibliographique des méthodes et matériels utilisé
1.1 Les bivalves filtreurs
1.2 Les marqueurs trophiques
1.3 Les zones d’étude
2 Variations des signatures isotopiques des bivalves filtreurs sur l’étendue bathymétrique du plateau continental
2.1 Abstract
2.2 Introduction
2.3 Materials and methods
2.4 Results
2.5 Discussion
2.6 Conclusion
2.7 Acknowledgements
3 Variations spatiales des compositions en acides gras de la coquille Saint-Jacques sur le plateau continental du Golfe de Gascogne
Préambule
3.1 Abstract
3.2 Introduction
3.3 Materials and methods
3.4 Results
3.5 Discussion
3.6 Conclusion
4 Tendances côte-large des signatures isotopiques des consommateurs primaires, influence de la bathymétrie et des apports fluviaux
4.1 Abstract
4.2 Introduction
4.3 Materials and methods
4.4 Results
4.5 Discussion
4.6 Conclusion
5 Conclusions et Perspectives
5.1 Les bivalves filtreurs, composante du fonctionnement trophique de l’écosystème benthique du plateau continental nord-Gascogne
5.2 Limites des outils biomarqueurs et bivalves marins
5.3 Perspectives
Bibliographie

Limites des outils biomarqueurs et bivalves marinsTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *