NOUVELLE FIGURE DE L’HUMAIN DANS L’ETHIQUE EVOLUTIONNISTE

NOUVELLE FIGURE DE L’HUMAIN DANS
L’ETHIQUE EVOLUTIONNISTE

L’HOMME DANS LA NATURE 

REFONDER L’HUMAIN SUR LA NATURE 

Histoire naturelle et naturalisme moral au XVIIIème siècle

La modernité, philosophique en tout cas, en parlant de Descartes, le célèbre comme son penseur, c’est-à-dire comme celui à qui se rattache le mouvement de refondation des idées qui a eu cours au XVIIème siècle et qui sonna l’aurore des temps modernes. Et, en guise de preuve, entre autres arguments, on rappelle cette profession de foi technicienne1 par laquelle l’auteur du Discours de la méthode insiste sur les ambitions prométhéennes de l’homme. L’homme Descartes est donc en cela bien un inspirateur. Mais, en ce qui nous concerne (et pour évoquer son lien apparemment improbable avec le naturalisme et l’évolutionnisme), ce qui nous intéressera surtout chez lui, c’est sa non moins célèbre théorie ou thèse de l’animal- machine. Avant de décliner le pourquoi de cet intérêt, il nous semble toutefois nécessaire de redécrire, serait- ce à grands traits, les aspects de cette conception cartésienne. Descartes, promoteur d’un mécanisme universel, assure que tout ce qui est étendue fonctionne de façon nécessaire suivant les lois de celui-ci. Si les animaux sont assimilables à des machines, c’est que, à l’instar de ces dernières, ils n’ont pas une âme2 à laquelle il faudrait se référer et qui rendrait compte de leurs mouvements ; ils ont une autonomie mécanique entièrement justifiable et compréhensible sous le strict point de vue des lois qui régissent toute étendue, tout corps. L’âme, principe  Descartes n’apporte pas vraiment une nouveauté en assimilant les animaux et les corps aux machines. S’il se démarque de la tradition, c’est surtout parce qu’il a promu l’idée suivant laquelle le corps peut fonctionner conformément aux lois du mouvement sans qu’il ne soit nécessaire de supposer qu’il est l’instrument d’une âme qui le mènerait. 13 pensant, est exclue de cette sphère. Cette exclusion est rendue possible grâce à cette véritable chasse aux âmes, menée par Descartes et les autres défenseurs de la nouvelle physique, qui a permis de tourner le dos aux conceptions aristotéliciennes. Selon François Jacob, la conception cartésienne des animauxmachines est une résultante nécessaire de cette idée d’une mécanique universelle à laquelle se soumettent tous les êtres matériels et qui consacre la rupture avec le stagirite. « Pour Descartes, écrit-il, les propriétés des objets ne peuvent provenir que de l’arrangement de la matière. Cela est vrai pour les mouvements d’une machine dont on a produit et agencé les parties à seule fin de lui donner un mouvement particulier. Cela est nécessairement vrai pour le corps d’un animal ou il est inutile d’invoquer (…) »3 une quelconque âme. Celle-ci, qui n’appartient qu’à l’homme en tant que substance pensante4, n’empêche pas pourtant ce dernier, du moins son corps, d’être régi par les mêmes principes s’appliquant à l’animal. Nous touchons là au point déterminant pour notre perspective. En effet, ce que l’on a appelé le dualisme cartésien et qui est une traduction de cette considération de l’être humain sous le double aspect du corps et de la pensée, a créé une situation, si on peut dire, embarrassante concernant le rapport de celui-ci à la nature. Ce que nous voulons dire, c’est que Descartes, du fait de ce dualisme, instaure une césure nette entre le spirituel et le sensible (ce dernier étant la seule attache de l’homme à la nature), dont la conséquence est l’écartèlement de l’homme entre les deux. Tout l’effort, au siècle suivant, sera alors de tenter de réinsérer l’homme dans la nature, en rompant avec cette extraterritorialité de fait causée par son éloignement vis-à-vis de celle-ci. Car même si Descartes range le corps humain du coté des animaux, on remarque que l’homme, dont l’essence est la pensée, se voit attribué un règne séparé et singulier qui le place dans une position de transcendance par rapport au reste du monde vivant et à la nature en général. L’homme de Descartes, en effet, est un être qui prend la figure de l’élu. Il jouit d’un statut particulier et celui-ci fait de lui une sorte de missionnaire venu d’ailleurs, dont les facultés exceptionnelles lui donnerait le droit de s’approprier la nature par la connaissance et l’emprise technicienne, témoignage ardent et convaincant de son appartenance à une sphère à laquelle sont interdits ces autres êtres que sont les animaux. C’est pourquoi l’entreprise qui visera à le réintégrer dans l’univers des autres êtres se fera sur fond d’une opposition aux idées exprimant la transcendance de l’homme et à la thèse de l’animal- machine. Tout un ensemble d’auteurs, dont Condillac, Diderot et ses amis de l’Encyclopédie, vont s’évertuer à opérer la rupture qui se traduira justement, ainsi qu’il est dit tantôt, par cette réintégration de l’homme dans la nature. Cette nouvelle vision, que nous qualifierons de naturaliste, se manifeste à travers deux aspects. D’abord on remarque un premier mouvement de rejet de tout ce qui s’apparente aux philosophies de l’esprit et à toute forme de transcendance. Cela est principalement le fait de Diderot, La Mettrie, Helvétius et d’Holbach. Bréhier l’exprime de la manière suivante: « Du côté du transcendant, que ce transcendant soit une autorité extérieure comme celle de l’Eglise ou du roi, ou bien une autorité intérieure comme celle des idées innées, on ne veut plus voir qu’arbitraire, invention humaine qui n’est justifiée que par des raisons trop humaines, la ruse des prêtres et des politiques, les préjugés philosophiques : on pense trouver la vraie généralité, la règle, en allant précisément dans le sens opposé, vers la nature, telle qu’elle se présente à une observation sans préjugés (…) »5 Si donc dans les faits on constate ce parti- pris, ce penchant pour la nature, comment peut- on en rendre compte? Qu’est- ce qui, dans ce XVIIIème siècle, permet de comprendre pourquoi on a tourné le dos aux philosophies de l’esprit ? A 5 Emile Bréhier, Histoire de la philosophie, tomeII, XVIIème-XVIII ème siècles, Paris, PUF (coll. « Quadrige »), 1996, p.285. 15 en croire toujours Bréhier, la raison est à chercher dans le changement de profil que l’on a observé chez les philosophes dudit siècle. Alors qu’à l’époque de Descartes il y avait chez ces derniers une forte tradition classique qui favorisait une incorporation des idées dans le tissu théologique, au temps des Lumières, on voit l’avènement de penseurs à l’esprit positif6, anti-systémique et hostiles à toute subordination de ce genre. Ces nouveaux philosophes, « (…) détachés de tout lien avec la tradition universitaire, font pénétrer peu à peu dans les esprits une conception nouvelle de l’homme et de l’univers (…) »7. Désormais on cesse de penser l’humain à partir du théologique, à partir du divin. La religion (et c’est la conséquence majeure) cesse de fonder la morale. Descartes, en séparant l’âme du corps, avait réussi à maintenir et à faire promouvoir la transcendance de l’homme par rapport à la nature. Par la même occasion, l’idée d’une morale enseignée par Dieu semblait acceptable. Mais, avec Diderot par exemple, on refuse cette perspective. Dans l’un de ses écrits, on le voit expressément, tout au début, déclarer ceci : « c’est de la nature que je vais écrire. »8 , sous- entendant que c’est sous l’angle de celle-ci qu’il va considérer les choses, y comprises humaines. C’est toute la vision religieuse ou d’inspiration religieuse avec laquelle rompt ce naturalisme. L’homme n’est plus un élu ; il n’est plus une entité isolée. Il faudra reconsidérer l’humain, le refonder sur la nature. Il convient alors de le réinsérer dans ce qu’on appelle l’histoire naturelle, en dépouillant celle-ci de tout dogme.

L’évolutionnisme moral darwinien : moralité et sélection naturelle

Dans le point précédent, nous avions fini par arriver à la conclusion que le XVIIIème siècle consacre bien la pensée qui prône le retour de l’homme dans la nature, avec comme point d’orgue la profession d’un naturalisme en morale. Avec Darwin, nous verrons se poursuivre la même tendance, inscrite cependant dans une perspective évolutionniste. Celle-ci constitue le point d’ancrage historique de l’éthique évolutionniste. En effet, même si cette dénomination n’est pas l’œuvre de l’auteur de l’Origine des espèces et est pour cela assez récente, le courant de pensée ainsi désigné -et qui concerne la réflexion éthique ou morale, entreprise sous l’angle de la théorie de l’évolution biologique- a bien lui comme ancêtre. Si donc la même tendance se manifeste chez Darwin, cela veut dire qu’il y a une continuité, un lien de parenté entre celui-ci et les penseurs de l’époque d’avant. Dans le chapitre III de The descent of man, intitulé: « Comparison of the mental powers of man and the lower animals, il écrit: << Je souscris entièrement au jugement de ces auteurs (…) qui insistent sur le fait que de toutes les différences existant entre l’homme et les animaux inférieurs, celle liée au sens moral ou conscience est de loin la plus importante (…) »53 Pour les théoriciens du sentimentalisme moral, en particulier pour Hume et Smith, nous avons vu que l’un des arguments majeurs qui militaient en faveur de la naturalité de la morale était que celle-ci -et ce quelles que soient les différences entre les auteurs- est l’émanation, la manifestation d’une passion originelle sympathique, bienveillante ou encore généreuse, envers autrui. En suivant Darwin dans ses écrits, il ne semble pas du tout exclure cette pulsion ou impulsion 53Charles Robert Darwin, The descent of man and selection in relation to sex (M.A, Frasers, first edition 1871, second edition, 1874), Mississippi, The Gutenberg Project Literary Archive, August 2000,p. 92. “I fully subscribe to the judgement of those writers (…) who maintain that of all the differences between man and the lower animals, the moral sense or conscience is by far the most important”. Cette traduction est nôtre, de même que toutes celles qui vont suivre. 35 première pour reprendre ses termes. En effet, à l’image de ses devanciers, il parle de sympathie54, d’approbation et de désapprobation. La sympathie qui, selon lui, explique la conduite morale, est un instinct, c’est -à- dire est naturelle. Mais, différence de taille avec les premiers, elle n’est pas la propriété exclusive de l’être humain. En d’autres termes, on la retrouve ailleurs dans la nature (dans laquelle l’homme est complètement inscrit), notamment chez les animaux. Et, mieux encore, ce n’est pas la seule chose dont ces derniers sont dotés. « En dehors de l’amour et de la sympathie dont sont capables de faire preuve les animaux, ils manifestent d’autres qualités liées aux instincts sociaux, que chez nous nous appellerions morales (…) »55 Si Darwin ne s’est pas contenté de parler de naturalité de l’homme et de la morale et a franchi la frontière pour se retrouver chez les animaux ou, comme cela semble plus exact ici, a convié ceux-ci dans la sphère de l’humain, c’est que les prémisses ont changé. On peut se souvenir certes que, lorsque nous évoquions les vues condillaciennes, nous avions mis en exergue ce double mouvement consistant à rapprocher l’homme et l’animal en tirant un peu vers le premier le dernier56. Darwin, à son tour, amorce bien ici la même chose, mais ainsi qu’indiqué tantôt, sur des bases autres. Même si, en effet, il souscrit comme Condillac au principe de continuité de la nature, celui-ci répond chez lui à une nouvelle façon d’envisager la vie (celle de l’être humain en particulier, qui d’abord fut affirmée et développée dans L’origine des espèces57. Dans cet ouvrage, il émit l’idée que tous les êtres 54 On a même quelques fois l’impression d’avoir sous les yeux, en lisant Darwin, Hume ou Smith. A titre indicatif, on peut observer cette ressemblance entre des propos de Hume et de Darwin. Le premier écrit : « la sympathie, nous l’admettrons, est beaucoup plus faible que notre souci de nous-mêmes, et la sympathie pour des personnes éloignées de nous, beaucoup plus faible que celle que nous éprouvons pour des personnes proches et voisines (…) » (David Hume, Enquête sur les principes de la morale II, p. 139), et le second, comme par écho, ceci : « but I cannot see how this views[il parlait de la sympathie en tant qu’instinct] explains the fact that sympathy is excited, in an immeasurably stronger degree, by a beloved, than by and indifferent person (…)» , Ch. Darwin, op. cit., p. 99. C’est nous qui soulignons. 55 « Besides love and sympathy, animals exhibit other qualities connected with the social instincts, which in us would be called moral (…) », Ch. Darwin, op. cit. , p. 97. 56 Voir les développements sur Condillac au point précédent. 57 Cette œuvre est considérée en général comme fondatrice de la théorie de l’évolution des espèces qui constitue l’arrière-fond de toute la pensée biologique moderne. Elle fut publiée d’abord en 1859 mais, du vivant même de son auteur, elle connut cinq autres publications au cours desquelles il réactualisait sans cesse 36 vivants sont apparentés les uns aux autres ; qu’ils descendent les uns des autres et qu’ils sont donc généalogiquement liés. Ce qui lui fait dire que la diversité, extraordinaire d’ailleurs, que l’on observe dans le monde vivant, cache en réalité une unité et qu’elle est le résultat de l’évolution des espèces, cette dernière étant la conséquence de l’action de la sélection naturelle « La théorie de la sélection naturelle est basée sur l’idée que toute variété, et en définitive toute espèce nouvelle, est produite et conservée en suite de quelque avantage acquis sur celles avec lesquelles elle se trouve en concurrence ; et sur l’extinction des formes moins favorisées, qui en est la conséquence inévitable »58 La sélection naturelle, ou encore survivance du plus apte, permet ainsi de justifier pourquoi, de l’animal à l’homme, il y a continuité, voire gradualisme, et non point rupture. Ce sont là les nouveaux éléments dont dispose Darwin, qui lui permettent d’inscrire son naturalisme dans un évolutionnisme biologique. Si, dans son œuvre majeure consacrée à l’évolution des espèces, il avait juste promis qu’un jour lumière serait faite sur l’origine de l’être humain, dans La descendance de l’homme, dès le début du chapitre III, il précise bien que celui-ci, de par sa structure corporelle, témoigne de sa descendance d’une forme inférieure (Some lower form) et ce, malgré tout ce que l’on pourrait dire concernant ses facultés mentales et la grande différence que celles-ci impliquent vis-à-vis des autres animaux. L’homme est un animal, mais « sans doute, écrit-il, la différence dans ce domaine est énorme, même si nous comparons la mentalité du sauvage le plus arriéré, qui ne dispose d’aucun mot pour exprimer un nombre supérieur à quatre, et qui utilise à peine des termes abstraits pour les objets ordinaires ou les sentiments (…) à celle du grand singe le plus hautement organisé (…) »59 ses vues, en tenant compte des critiques qui étaient émises. L’ossature n’a jamais changée cependant. Celle-ci est surtout constituée par l’idée de sélection. 58 Charles Darwin, L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l’existence dans la nature, trad. de la sixième et dernière édition anglaise, Paris, Marabout université, 1973, p. 337. 59 Ch. Darwin, The descent of man, op. cit., p. 66. “No doubt the difference in this respect is enormous, even if we compare the mind of the lowest savage who has no words to express any number higher than four, and 37 Comment alors maintenir qu’il y a continuité et non rupture ? Au fond, cette différence, qui n’enlève rien au fait que l’homme a une ascendance animale, s’explique en réalité par cette continuité et ce gradualisme. Si, aujourd’hui, l’être humain est au stade où il est, si, de façon avérée, on voit bien qu’il est un animal moral, c’est qu’il est le résultat d’un processus graduel d’évolution, qui, à travers des formes successives, a mené jusqu’à lui. C’est là une idée chère à Darwin et qu’il n’a cessé de réaffirmer. La continuité spécifique permet de relier l’homme à un passé et de voir l’origine de ses capacités mentales et morales dans une ascendance animale. Ces aptitudes, notamment les dernières, font bien apparaître une différence entre l’homme et l’animal, mais celle-ci est, non point de nature, mais tout simplement de degré. Le phénomène de la moralité, qui se manifeste avec évidence chez le premier, dès lors, s’inscrit naturellement dans une histoire évolutive. Et, d’ailleurs , il aurait suffi de prouver que seul celui-ci dispose de capacités mentales dans le monde vivant ou que ces derniers étaient différentes de nature, par rapport à celles présentes chez les animaux pour, pense Darwin, remettre complètement à plat le gradualisme qu’il professe. Mais les faits sont tout autres, car il n’est observé aucune distinction de cette sorte et, en outre, on remarque qu’il y a une plus grande différence entre les poissons et les grands singes qu’entre ceux-ci et l’être humain. Quand bien même il n’y a pas espoir de trouver comment ces capacités se sont réellement développées, elles ont leur histoire chez les animaux inférieurs. 

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : L’HOMME DANS LA NATURE
CHAPITRE 1 : REFONDER L’HUMAIN SUR LA NATURE
1 – Histoire naturelle et naturalisme moral au XVIIIème siècle
2- L’évolutionnisme moral darwinien : moralité et sélection naturelle
CHAPITRE 2 : DE L’ESPRIT ET DE LA MATIERE
1 – Du dualisme cartésien au matérialisme neurobiologique
2 – L’éthique évolutionniste contemporaine
SECONDE PARTIE : BIOLOGIE ET VALEURS
CHAPITRE I : DU BIOLOGIQUE A L’HUMAIN
1 – Critique de l’idée de transcendance des valeurs  l’illusion de rationalité
2- Nature et normativité éthique
CHAPITRE II : LES LIMITES DE L’ETHIQUE EVOLUTIONNISTE
1-Déterminisme biologique et indéterminisme humain
2- Universalité éthique contre relativité de l’éthique évolutionniste : pour une morale ouverte
CONCLUSION

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