PASSION ET RAISON DANS LA TRAGEDIE GRECQUE

PASSION ET RAISON DANS LA TRAGEDIE GRECQUE

LESMANIFESTATIONS DE LA PASSION

Les mobiles de la passion qui se caractérisent par leur immatérialité, sont à la source, à l’origine des passions et se définissent le plus souvent par leur intensité. Ils tiennent du cœur et de la raison, domaine par excellence de l’abstraction et du déraisonnable. Quant aux manifestations passionnelles, elles se veulent exclusivement visibles et concrètes en ce qu’elles sont l’expression dynamiquement extériorisée des sentiments intérieurs ou enfouis. En effet, les manifestations ressortent presqu’exclusivement sur le plan physique et peuvent être verbales, physiques et physiologiques. Nous pouvons donc avancer qu’elles sont multiples puisqu’elles peuvent également être actées, mimées ou verbales. Ainsi la passion, comme dira Kant, « parce qu’elle s’oppose à la raison, parce qu’elle « est une inclination que la raison du sujet ne peut pas maîtriser », a souvent été condamnée pour cause de dérèglement, de démesure, ou encore de « maladie de l’âme », car elle est incapable de se dominer, méconnaît les liens de parenté, d’amitié, s’agite pour de vains motifs, ne sait pas discerner le juste du vrai et demeure velléitaire. Elle peut également se manifester dans tous les domaines de la vie et plus spécifiquement en ce qui concerne le pouvoir et l’amour. Et quelque soit le domaine dans lequel elle se manifeste, la passion subordonne tous nos affects et même notre raison pour les mettre exclusivement à son service. L’un des terrains les plus propices à cette mise au pas de l’être reste certainement l’amour qui est le contexte le plus souvent évoqué quand on parle de passion. Cette dernière peut générer une soumission intégrale de la raison de l’individu à ses sentiments. Le pouvoir constitue également un vaste champ très propice à l’expression de la passion qui, dans certaines circonstances, conduit très souvent à des conséquences désastreuses. Pour rendre notre travail plus clair et plus varié, nous étudierons les manifestations dans leurs aspects collectifs et individuels, qu’il s’agit de protagonistes humains ou divins.

LES MANIFESTATIONS COLLECTIVES DELA PASSION

Qu’elles soient humaines ou divines, les manifestations proviennent d’entités sociales qui obéissent à des lois et règles. Cependant, même au sein du groupe social, chaque personnage vit et manifeste différemment sa passion en réagissant selon des mobiles qui lui sont propres. Les dieux comme les humains expriment leur émotion soit par une vengeance divine et meurtrière, soit par une violence barbare et sauvage au sein des familles. Cependant, vu l’importance des dieux dans la tragédie ou leur influence dans le fonctionnement de la vie des mortels, ne serait-il pas plus intéressant d’analyser la notion de justice divine, manifestation de leur passion, et de voir comment les hommes la traduisent au sein de la famille. A-La justice des dieux La justice, de manière générale, reste un principe juridique, philosophique et moral à travers lequel les actions des hommes et celles des dieux doivent être analysées pour, au vu des résultats, être sanctionnées ou récompensées en fonction de leur mérite au regard du droit et de la morale. La justice est aussi un principe universel qui répond à la subjectivité parce que variant en fonction des facteurs culturels des individus ou des dieux mis en scène. C’est ce manque d’équité en fonction de l’accusé que nous pouvons appeler le caractère arbitraire des sentences que nous aborderons ultérieurement. La justice constitue un principe fondamentalement essentiel à l’harmonie sociale au sein du groupe par sa capacité à faire respecter les lois de l’autorité en place, qu’elle soit légitime ou non. Elle est donc un organe social, culturel dont les applications varient selon les coutumes, les époques, les traditions et selon le parti pris des dieux.  L’étymologie du mot justice est conforme à son histoire. Le vocable apparaît d’abord en droit romain, créateur de la première justice institutionnelle de l’histoire. En latin, « justitia » ou « institia,ae » , nom féminin provenant de « justus » qui signifie « conforme au droit », a le même radical « jus, juris », c’est-à-dire le droit au sens de permission dans le domaine religieux. Par son étymologie, elle est également apparentée au verbe « jurare » qui signifie « jurer » dans le sens de proclamer une parole sacrée à haute voix devant un public en vue de donner une preuve à la véracité ou à la justesse de ses propos pour une application juste, voire favorable du « verdict ». De même, le terme justice est proche du mot « juge » qui renvoie au latin «judex »qui désigne celui qui montre pour trancher, attribue, prononce le verdict. Le philosophe britannique John Stuart Mill estime, quant à lui, que le vocable justice est un dérivé du verbe latin « jubere », qui veut dire « ordonner, décréter » et qui, par conséquent, permet d’établir l’ordre. Ce verbe « jubere » énonce donc à la fois le droit et sa juste application. Donc de manière générale et du point de vue de son étymologie latine, la notion de justice renvoie à tout ce qui relève d’un ordre devant être respecté par tous. Ce principe moral exige non seulement le droit et le respect, mais aussi le droit et l’équité, comme nous le voyons dans les expressions figées d’ « idée de justice », « de faire régner la justice » ou encore « d’amour pour la justice ». Ainsi, même si le terme « justice » est polysémique69 , elle maintient sa qualité morale qui revendique et appelle le respect des droits d’autrui, le droit de dire ce qui est légalement juste ou injuste. La qualité morale se recoupe avec la qualité philosophique pour consolider les bases, les applications objectives et subjectives de la justice. En effet, la première trace d’une réflexion sur la justice se retrouve chez le philosophe présocratique de la Nature, Héraclite, qui affirma au VIème siècle avant J.C : « s’il n’y avait pas d’injustice, on ignorerait jusqu’au nom de justice ». Le définissant 69Il est utilisé et comporte plusieurs locutions et tournures idiomatiques avec des sens différents comme « faire justice » qui signifie « châtier », «rendre justice » c’est-à-dire, « reconnaître les mérites de quelqu’un », « demander justice », qui est l’acte par lequel on obtient son dû, ou l’expression « raide comme la justice », qui revoie au sens allégorique ou personnifié. 54 ainsi, par son antonyme, il pense que l’idéal de justice en soi se comprend par le refus d’un état d’injustice assimilée au chaos social qui s’oppose au maintien de l’ordre dans le corps social. Dans l’antiquité, cette justice se comprend selon deux concepts : la morale ou diké et la justice légale, comme chez les Romains où la justice devient une réalité pratique par l’apparition d’une norme. La justice renvoie au droit et obéit à des règles. Pour les Grecs, le juste « dikaion », un dérivé de diké, est une vertu et non une règle. Le juste est ce que nous devons établir dans nos relations avec les autres pour établir l’égalité entre les membres de la communauté et de la cité. Saint Thomas d’Aquin la définit comme une disposition par laquelle on donne une perpétuelle et constante volonté à chacun son droit. Aristote parlera de justice communicative, corrective qui vise la réalisation de la rectitude dans les transactions privées. Cela constitue une forme de justice qui, abstraction faite des mérites personnels, détermine selon une stricte légalité arithmétique ce qui est dû à chacun. Dans l’Ethique à Nicomaque, v7, Aristote évoque cette forme de justice dans le rôle du juge au cours des procès. Nous retrouvons également cet aspect moral dans la pensée de nombreux libéraux tels qu’Adam Smith et Friedrich Hayek. Platon et Aristote perçoivent la justice comme une harmonie, une concorde, une vertu. En effet, dans les premiers temps de la démocratie athénienne, elle est considérée comme une nécessité qui participe de l’ordre de l’univers et non seulement de l’homme. C’est pourquoi, auparavant, Socrate comparait la justice à la médecine qui préserve la santé du corps. 55 Cette image métaphorique reprise par la philosophie grecque puis romaine assimile le corps social au corps biologique. La justice est la préservation de la santé de la société, la vertu par excellence étroitement liée à l’éducation des citoyens. Et si la polis ou le bon gouvernement de la cité en est une condition, la justice équivaut avant tout à une qualité individuelle puisqu’il s’agit d’une disposition de l’âme, d’une vertu sans laquelle la société ne saurait être juste. C’est aussi la théorie que reprend et développe Cicéron dans son ouvrage intitulé De NaturaDeorum, III, 15 et affirme que «la justice émane d’une société hiérarchisée ». Dans son DeOfficiis, III, 6, il confirme et avance que la justice est « la reine de toute vertu ». En somme, la justice perçue comme principe universel visant à harmoniser dans la paix les sociétés et leur mode de fonctionnement constitue la pièce maîtresse, le moteur incontesté et incontournable de l’équilibre social. A l’instar des autres dramaturges, Eschyle, le premier d’entre les trois tragiques grecs, qui est contemporain du passage de la tyrannie à la démocratie, intègre ce principe de justice dans ses écrits pour tenter de participer à la consolidation, à l’harmonie des peuples. En effet, dans leurs différentes pièces tragiques, ils font intervenir des personnages mythologiques, plus précisément les dieux qui jouent le rôle de justiciers en s’immisçant dans les affaires humaines en vue d’instaurer la cohésion du groupe. Ces dieux, symboles de l’ordre et dotés de pouvoirs supérieurs, parviennent ainsi à mettre en évidence leurs passions qu’ils manifestent sous forme de justice au sens précis de vengeance. 56 Il reste cependant entendu que cette justice divine peut s’adosser sur différents mobiles. En effet les dieux, à l’instar des hommes, investissent leurs sentiments dans les affaires qui les impliquent. Et leurs points de vue, positifs ou négatifs, influent pour le meilleur et pour le pire. Ces deux extrémités donneront lieu à ce que nous appelleront : la Némésis et la vengeance arbitraire, toujours fonction de la position du dieu par rapport à la sanction infligée. 1-L a Némésis La Némésis que nous nommerons autrement justice divine équitable constitue l’expression de la colère des dieux assimilée à une vengeance juste, c’est-à-dire, légale et légitime donc conforme à la loi et à la morale. Elle dérive du terme grec « neimen » qui signifie « don de ce qui est dû » ou restitution de ce qui doit être rendu. Selon la mythologie romaine, le terme reprend un aspect différent sous le vocable d’invidia qui traduit l’indignation devant un avantage injuste. En somme, elle s’oppose à la Némésis qui joue le rôle de messager de la Mort envoyé par les dieux en guise de punition du coupable. Donc par antonomase, le terme « Némésis » s’emploie pour désigner la colère justifiée face à un acte délictuel. Dans ce cas précis, la colère des dieux ne signifie nullement débordement et démesure, elle renvoie plus à l’indignation qui les anime devant celui ou celle qui enfreint la loi, qu’elle soit celle des hommes ou celle des dieux. C’est dans ce sens que le théologien chrétien Saint Thomas d’Aquin écrit : « la colère est l’inclination que nous avons de punir quelqu’un pour en tirer une juste vengeance. » Chez les Grecs, les Romains et les chrétiens, la vengeance, même dans la colère, implique l’idée de justice et de mesure. Autant les dieux-bourreaux qui sanctionnent, les hommes qui constatent la sanction que la victime qui la subit, tous s’accordent, même de manière implicite, sur la justesse de la vengeance. D’ailleurs ne devrions-nous pas parler de sanction ou de punition, étant entendu que ces deux mots impliquent d’office l’idée d’une vengeance méritée. Et si selon la théologie, les dieux sont autocrates en ce qu’ils ont confisqué l’immortalité et la colère et se réservent le droit exclusif de la colère, cette dernière ne devrait déborder de certaines limites. Donc parler de l’ire des dieux comme d’un flot d’ouragan, d’un souffle torride qui balaie tout sur son passage comme le déluge renvoie juste à la force de la colère, mais point à ses débordements qui paraîtraient alors injustifiées et inacceptables aux yeux des témoins que sont les hommes. Aussi dans les textes chrétiens parlera-t-on de « Dieu lent à la colère et plein d’amour. » Ces différentes expressions métaphoriques montrent très clairement que les manifestations de la colère divine correspondent à la Némésis. Cette passion est sombre, agressive et meurtrière selon les circonstances, mais jamais aveugle : le dieu Apollon, dans l’expression de sa colère, guide le bras d’Oreste qui tue Clytemnestre qui a tué son mari70 . Même vengeurs, les dieux ne se départissent point de leur esprit de justice et d’équité. L’intensité de la vengeance se comprend et s’explique chez les Grecs par l’origine même de Némésis qui, selon le mythe, serait la fille de l’Erèbe, 70 Elle paie ainsi pour son crime mais pas au-delà de ce qui, dans la justice moderne, serait appelé « les intérêts » Le ouolof parlerait dans ces circonstances précises de « ndampaye » qui se paie en sus de la réparation principale. 58 personnification des ténèbres infernales et souterraines et de Nyx, la Nuit. Tous deux sont issus du même père, Chaos (Xaos), qui personnifie le vide antérieur à la création, le temps où l’Ordre n’avait pas été imposé aux éléments de la création du monde. Cette origine sombre et mystérieuse participe à l’explication de l’intensité de la passion vengeresse mais juste, que les dieux tiennent à appliquer comme la peine méritée. C’est pourquoi la Némésis se présente également soit sous le nom d’Adrastée qui signifie à qui on ne peut échapper, soit sous les formes d’une fille née sans père de la mère Nécessité qui incarne l’obligation absolue, la force contraignante du destin auquel nul ne saurait échapper. Cette naissance explique à elle seule le caractère obligatoire et inéluctable de la poursuite divine pour tout fautif. La Némésis est très diversement représentée :Hésiode, par exemple, l’associe à la déesse Aïdos qui symbolise à la fois Pudeur et Respect, Homerca Cypria la présente comme la fille de Zeus 71 et d’autres la peignent sous les traits de Diké. Toutes les connotations symboliques que nous venons ainsi d’évoquer sont assez révélatrices de l’importance de son rôle et de sa force irrésistible à appliquer la loi pour le fonctionnement normal des affaires humaines. Concrétisant la passion des dieux dans la vie quotidienne des hommes et des dieux, la Némésis représente la justice et le cours du destin en châtiant les mortels et les dieux qui enfreignent la loi, qu’ils soient dans un excès de bonheur ou fassent preuve d’un orgueil excessif.

Table des matières

INTRODUCTION
Première partie : Présentation des mobiles passionnels
Chapitre I : Les mobiles de la passion chez les personnages récurrents
A- La passion chez les personnages récurrents dans le cycle des Atrides
1-Clytemnestre
2- Electre
3- Oreste
B- La passion chez les personnages récurrents dans le cycle thébain
1-ŒDIPE
2-ETEOCLE/POLYNICE
3-ANTIGONE
CHAPITRE 2 : Les mobiles de la passion chez les personnages indépendants
A- La passion chez les personnages humains
1-XERXES
2-AJAX
3-PHEDRE
B- La passion chez les personnages divins
1-Apollon
2-Dionysos
3-Héraclès
Deuxième partie : les manifestations de la
passion
Chapitre 1 : Les manifestations collectives de la passion
A- La justice des dieux
1- La Némésis
2- L’arbitraire des dieux
B- La fatalité familiale
1 – La vengeance meurtrière des Atrides
2 – La vengeance barbare des Labdacides
Chapitre 2 : les manifestations individuelles de la passion
A- L’instabilité destructrice des femmes
1-L’amour suicidaire chez Phèdre
2-La jalousie maladive chez Médée
3 – La solitude insupportable chez Déjanire
B- L’hubris démentiel chez les hommes
1-L’orgueil chez Xerxès
2-La crise meurtrière chez Ajax
3-La démence d’Héraclès
Troisième partie : Impact de la raison sur la passion
Chapitre I : Les tentatives raisonnées sur la passion
A- La voix des protagonistes spécifiques
1-L’ intervention du chœur
a- Les spécificités du chœur
b-La tentative raisonnée du chœur
2-L’intervention divinatoire
a- Les spécificités de la divination
b- La voix raisonnée de Tirésias
B – La voix des protagonistes ordinaires
1- Les réactions raisonnées des Labdacides
a – La rigidité implacable de la raison d’Etat chez Créon
b- L’intercession insistante de Jocast
c-La supplique désespérée d’Ismène
2-Les positions équilibrées des femmes éplorées
a- Les prières d’Atossa
b- Les tentatives insistantes de Tecmesse
Chapitre2 : Passion et raison chez les personnages
A- La passion raisonnée
1-Apollon : la passion équilibrée
2-Œdipe : la quête déraisonnée de la vérité
3-Antigone : la logique passionnée
4-Phèdre : la femme partagée
B- La raison passionnée
1-Créon : la force inflexible de l’Etat
2-Tecmesse : l’amour utilitaire
3-Ismène : le respect aveugle de la loi
4-Atossa : la peur de l’asservissement

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