Place du médecin généraliste dans la prise en charge des endeuillés par suicide

Risque excessif de mortalité des endeuillés

Le deuil est associé à un risque excessif de mortalité estimé à environ 15%. Cette surmortalité des endeuillés est significative jusqu’à 2 ans après la perte. Elle est particulièrement importante dans les premières semaines et les 6 premiers mois suivant le décès d’un proche.
Surmortalité selon les caractéristiques des endeuillés : Dans certaines études, des différences de surmortalité sont visibles selon les caractéristiques des endeuillés .
Ainsi, il existe un plus grand risque de mortalité lié au deuil chez les hommes que chez les femmes de manière générale. Mais les différences entre les sexes peuvent varier selon les types de perte (conjoint, enfant, parent…). On signale que le décès d’un enfant a un effet encore plus grand sur les mères que sur les pères. En cas de deuil conjugal, les veufs sont relativement plus exposés au risque de mortalité que les veuves.
Par ailleurs, cette surmortalité est plus importante chez les Blancs que chez les Noirs ; il en est de même chez les plus jeunes que chez les personnes plus âgées . La durée du deuil a également un impact sur cet excès de mortalité. Les personnes qui ont été endeuillées pendant une courte période sont plus à risque de mortalité que celles qui sont endeuillées pendant plus longtemps. Causes de décès des endeuillés : Les causes de décès des personnes endeuillés sont diverses et sont différentes selon la durée du deuil, le lien avec la personne perdue, et la cause de décès de celle-ci. Une explication citée de décès est l’effet du stress occasionné par la perte d’un proche, pouvant être à l’origine de problèmes coronariens, d’un manque de sommeil et de l’abus de substances psycho-actives pouvant précipiter accidents de la circulation et suicide.
Les ischémies coronariennes ont la plus grande part de responsabilité dans la surmortalité des endeuillés.
Il existe par ailleurs un taux de suicides plus élevé dans les suites d’un deuil. Les hommes sont particulièrement concernés par ce passage à l’acte. Si la personne perdue est décédée par suicide, alors le risque de suicide des endeuillés augmente encore plus, notamment chez les veufs et les parents endeuillés .
Dans le cas de couples, les veuves et veufs ont, comparativement aux personnes mariées, une surmortalité par causes accidentelles et violentes, maladies liées à la consommation d’alcool ou autre toxique, cardiopathies ischémiques chroniques et cancer du poumon. Suite à la perte d’un enfant, les pères ont un risque plus élevé de décès de cause non naturelle au début du deuil. La détresse psychologique liée à la perte d’un proche, la solitude et les conséquences secondaires de la perte, comme les changements dans les liens sociaux, les conditions de vie, les habitudes alimentaires et le soutien économique sont à l’origine de ces causes mortelles.

Maladies et consommation de substances

Les endeuillés sont une population à risque de développer des maladies organiques et consommer des toxiques.
Par exemple, une personne ayant perdu son conjoint a un sur-risque de maladie organique par rapport à une personne ayant toujours son conjoint. Ce conjoint endeuillé a une probabilité 1,40 fois plus élevée d’avoir une nouvelle maladie ou une aggravation de maladie préexistante deux mois après la perte.
De même, la consommation auto-déclarée de médicaments est plus élevée chez ces conjoints endeuillés (1,73 fois plus élevée), tout comme la perception de mauvaise santé actuelle.
Complications cardiovasculaires : Les complications cardiovasculaires sont les plus fréquentes, et ce chez les deux sexes. On retrouve ainsi fréquemment une augmentation de la pression artérielle, un sur-risque de syndrome coronarien aigu et d’accidents vasculaires ischémiques. On peut les expliquer en partie par l’accumulation de plusieurs facteurs comme le stress et le chagrin avec libération de gluco corticoïdes, mais également par la majoration du risque de consommation éthylo-tabagique, de la mauvaise hygiène de vie en particulier sur le plan alimentaire.
Consommation de substances toxiques : Les endeuillés présentent en effet une augmentation de la consommation de substances toxiques tels que l’alcool, le tabac, les psychotropes. Ce comportement entraine un risque encore plus accru d’accident de la voie publique et d’acte auto-agressif, suicide. Ils entrainent également des complications somatiques directement liées à ces substances : cancer, broncho-pneumopathie chronique obstructive, cirrhose, hépatite, affections cardiovasculaires…
Troubles immunitaires : Des troubles du système immunitaire liés au stress de la perte d’un proche engendrent une plus grande susceptibilité aux infections chez les endeuillés.
Il existe des liens biologiques entre le deuil et les risques accrus de maladies physiques. Par exemple, des recherches ont été effectuées sur la façon dont le deuil affecte le système immunitaire et entraîne des changements dans le système endocrinien, le système nerveux autonome et le système cardiovasculaire.

Particularités des endeuillés du suicide

Il y aurait en fait plus de similitudes que de différences entre le deuil après suicide qu’avec les autres types de décès. Et les différences existantes tendent à diminuer après 2 ans. Malgré tout, le décès par suicide est associé chez l’entourage à des réactions délétères fréquentes associées au stress, au deuil et aux réactions de crise. La particularité du décès par suicide pour l’entourage tient dans le caractère traumatique de la perte du proche.
Cet évènement traumatique peut engendrer des réactions de stress telles que l’état de stress temporaire, l’état de stress aigu et le trouble du stress post-traumatique (TSPT). Ces réactions de stress diffèrent par l’exposition directe ou indirecte au suicide et à leur intensité et leur durée. A la suite du suicide d’un proche, l’annonce de la nouvelle ou l’atmosphère environnante créent un stress. Dans ce contexte traumatique, il est normal de développer des réactions de stress temporaires. L’endeuillé en état de stress temporaire trouvera des stratégies à court terme pour retrouver son état d’équilibre. Si les réactions de stress temporaire se prolongent, on parlera alors d’état de stress aigu.
Lorsqu’une personne est témoin direct de la scène du suicide, elle peut également développer un état de stress aigu. Les symptômes apparaissent généralement dans les jours suivant l’évènement traumatique mais peuvent se manifester dans les 4 semaines. Ils se dissipent au-delà d’un mois.  Si les symptômes de l’état de stress perdurent au-delà d’un mois, on parlera de trouble du stress post-traumatique.
Par ailleurs, les proches du suicidé sont exposés à des réactions de crise dans la mesure où ils sont confrontés à un évènement pouvant paraitre insurmontable malgré le déploiement de stratégies d’adaptation, entrainant une désorganisation. Les tentatives d’adaptation de ces endeuillés ne sont pas toujours adéquates pour retrouver leur état d’équilibre et la succession d’échec amène vers l’état de crise. Celui-ci est marqué par la désorganisation, la tension et un stress intense. Il peut durer 6 à 8 semaines.

Endeuillés après suicide

« Survivant du suicide » ou « endeuillé par suicide » : Il convient de définir les termes désignant ces personnes qui sont endeuillées par le suicide d’un autre.
Historiquement, le terme « survivant du suicide » a été introduit par Cain en 1972 dans son ouvrage «Survivors of suicide». Dans l’avant-propos, Shneidman a aussi utilisé l’expression «survivor-victims» et il a inclus une citation de Toynbee (1968) concernant « les survivants qui sont endeuillés ». Au cours des décennies qui ont suivi, le terme « survivant du suicide » est devenu l’expression courante.
Mais plus tard, comme l’ont mentionné Clark (2001) et McIntosh (2003), les mots « survivants du suicide » ont un double sens. Ils peuvent se référer au deuil par suicide mais également aux personnes qui ont tenté de se suicider et y ont survécu. Cela peut donc causer une confusion. Cependant en suicidologie, ce terme était devenu si fortement associé au deuil après suicide que ce n’est plus une cause de confusion selon McIntosh, 2003. Philip Seager a déclaré en 2004 que «survivant du suicide» ne fait pas référence à un endeuillé par suicide, mais à une personne qui a fait une tentative de suicide non létale. Il a proposé d’utiliser le mot « revivre », plus approprié pour désigner les personnes endeuillées par suicide. Mais le terme a peu été repris.
Afin d’en sortir, le mouvement des survivants a adopté plusieurs autres noms, tels que les personnes «endeuillées après le suicide» ou «endeuillés par suicide», largement utilisé dans le monde, ou «survivants après le suicide».
La perte d’un «proche» : Un survivant après suicide est généralement considéré comme quelqu’un qui a perdu une personne significative par suicide, et dont la vie est changée à cause de la perte. Il n’y a cependant pas de définition consensuelle car la notion de significativité de la relation interpersonnelle est difficile à mesurer.
Le modèle des cercles de vulnérabilité peut aider à déterminer l’ampleur des conséquences affectives d’un suicide sur les membres d’une communauté. Les individus les plus exposés au risque englobent ceux qui se trouvent dans la proximité géographique, sociale et psychologique de la personne qui s’est suicidée. La proximité géographique fait référence à la distance physique après l’acte de suicide (les témoins, les personnes ayant découvert le corps…).
La proximité psychologique fait référence aux personnes qui entretiennent des liens avec la victime, qu’ils soient culturels, professionnels, membres d’une même équipe, camarades scolaires ou ayant l’impression d’avoir vécu la même chose.
La proximité sociale fait référence aux relations que l’on a eu avec le suicidé : les membres de la famille, les amis, les membres du cercle social ou une relation amoureuse. Pour conclure, retenons que la postvention correspond à «ces activités développées par, avec ou pour les survivants du suicide, afin de faciliter l’après suicide, et pour prévenir les résultats indésirables, y compris le comportement suicidaire». Cette prise en charge s’étend de la phase suivant immédiatement le suicide jusqu’au long terme.

Le rôle du médecin généraliste dans la prise en charge des endeuillés

Pour l’OMS, il faut investir sur l’organisation des soins primaires via le médecin généraliste traitant. « Sa position de professionnel d’interface est celle de ressource, relais, repère stable et investi par les usagers et les familles pour une cohérence des parcours de soins, de prévention et de postvention » .
Quand un suicide survient, le médecin généraliste a un rôle clé dans les contacts avec les proches directs selon Axel Geeraerts, Sociologie et Directeur du Centre de Prévention du Suicide à Bruxelles. Le généraliste, par son statut de « médecin de famille », est souvent la personne la mieux placée pour accueillir les proches qu’il connait généralement bien. Il est conseillé au médecin généraliste de faire des pas actifs envers les proches ; le fait de faire une visite à domicile peut signifier un soutien important pour ces derniers. L’étude de Brownstein montre que les familles endeuillées espèrent une prise de contact par le médecin traitant. Les auteurs rapportent que parmi les douze médecins interrogés, un seul a pris contact avec la famille. Comme l’ont indiqué De Groot et al , les proches consulteront probablement leur médecin généraliste lorsqu’ils ressentent le besoin d’une aide professionnelle. Ainsi, ce dernier peut jouer un rôle clé dans le soutien et le repérage. Cependant, les médecins généralistes ont besoin d’une formation supplémentaire pour faire face efficacement aux complications d’une perte traumatique chez les personnes endeuillées et de connaître les services disponibles pouvant être fournis.

Table des matières

INTRODUCTION
Partie 1: Données de la littérature
LE SUICIDE ET L’ENTOURAGE DU SUICIDÉ
I- Epidémiologie du suicide
A- Le suicide dans le monde
B- Le suicide en France
C- Le suicide en Basse-Normandie
II- Entourage du suicidé
LA FRAGILITÉ DES ENDEUILLÉS
I- Risque excessif de mortalité des endeuillés
A- Surmortalité selon les caractéristiques des endeuillés
B- Causes de décès des endeuillés
II- Diminution de la santé physique des endeuillés
A- Maladies et consommation de substances
1- Complications cardiovasculaires
2- Consommation de substances toxiques
3- Troubles immunitaires
B- Recours aux services de santé par les endeuillés
C- Symptômes physiques
III- Diminution de santé mentale des endeuillés
A- Symptômes psychologiques
1- Description des symptômes psychologiques du deuil
2- Phases du deuil normal
B- Troubles psychiatriques
C- Troubles du processus de deuil
1- Deuil compliqué
2- Deuil pathologique
IV- Impact social
V- Particularités des endeuillés du suicide
LA POSTVENTION
I- Définition
A- Postvention
B- Endeuillés après suicide
1- « Survivant du suicide » ou « endeuillé par suicide »
2- La perte d’un « proche »
C- Les champs d’application de la postvention
II- Un enjeu de santé publique
III- Quand intervenir ?
IV- Les moyens de postvention
A- Prise en charge du stress
1- La postvention proactive
2- Le débriefing ou defusing
3- Ventilation
4- Recadrage de l’information
B- Prise en charge du deuil
1- L’intervention précoce du deuil
2- Counseling de deuil
3- Thérapie de deuil
C- Prise en charge des réactions de crise
D- Repérage des autres complications psychiatriques
E- Les comorbidités somatiques
F- Le rôle des groupes de soutien
PLACE DU MÉDECIN GÉNÉRALISTE DANS LA PRISE EN CHARGE DES ENDEUILLÉS PAR SUICIDE
I- Le rôle du médecin généraliste dans la prise en charge des endeuillés
II- Problématique du professionnel de santé en tant que proche lui-même
Partie 2: Étude qualitative
MATÉRIEL ET MÉTHODE
I- Type d’étude
II- Guide d’entretien
III- Population
IV- Réalisation des entretiens
V- Analyse des entretiens
RÉSULTATS ET ANALYSE
I- Présentation des médecins interviewés
II- Ressenti du médecin généraliste devant le suicide
A- Questionnement du médecin généraliste
B- Recherche d’explication du suicide par le médecin généraliste
C- Incompréhension du médecin généraliste
D- Recherche de signes précurseurs
E- Remise en cause du médecin généraliste
F- Vécu douloureux
G- Suicides rares mais
III- Que connaissent les médecins généralistes sur la postvention ?
A – Expérience et pratique professionnelle
1- Principes de prise en charge psychique par le médecin généraliste
2- Le médecin généraliste dans la prise en charge du deuil
a- Repérage de la difficulté du deuil
b- Consultation des patients ayant un deuil difficile
3- Le médecin généraliste dans la prise en charge physique et médicamentation
a- Prise en charge de la santé physique des endeuillés par suicide
b- Prescription médicamenteuse par les médecins généralistes
4- Le médecin généraliste dans la prise en charge sociale
a- Rôle dans le lien social
b- Rôle dans le travail
5- Organisation pratique de la prise en charge chez le médecin généraliste
a- Premier contact avec l’endeuillé
b- Suivi de l’endeuillé
6- Prise en charge en lien avec la psychiatrie
a- Adresser vers une prise en charge psycho-psychiatrique spécialisée
b- Les problématiques de la prise en charge psycho-psychiatrique selon les généralistes
c- Adaptation du généraliste à ces difficultés
7- Place et limites du médecin généraliste
a- Place du médecin généraliste
b- Limites du médecin généraliste
B – Connaissance et conception de la postvention par les généralistes
1- Connaissance de la postvention
2- Conception de la postvention
IV- Comment les médecins généralistes imaginent-ils améliorer la postvention ? 
A – Amélioration chez le généraliste lui-même
1- Amélioration de principes de prise en charge
2- Amélioration de l’organisation du généraliste
3- Formation du généraliste
4- Prise en charge du médecin généraliste
B – Amélioration avec le réseau psycho-psychiatrique
1- Mise en place d’un réseau d’aide psycho-psychiatrique
2- Lien entre le médecin généraliste et un réseau de postvention
C- Amélioration par la participation d’autres intervenants
DISCUSSION
I- Discussion concernant la méthodologie de l’étude 
II- Discussion concernant le suicide 
A- Trouble psychiatrique associé au suicide
B- Tentatives de suicide et suicide
C- Suicide « familial »
D- Suicide rare en médecine générale
III- Discussion concernant le ressenti des généralistes
A- Culpabilité et responsabilité du médecin généraliste devant le suicide de son patient
B- Douleur et mémoire des histoires de suicides racontées par les généralistes
C- Sentiment de solitude des généralistes
IV- Discussion concernant la prise en charge des endeuillés du suicide par le généraliste
A- Le médecin généraliste comme médecin de famille
B- Adaptation du généraliste selon son expérience professionnelle
C- Motif caché et signe de la porte
D- Connaissance du décès d’un patient par son médecin traitant
E- Prise de contact des généralistes avec les endeuillés par suicide et planning de suivi
F- L’écoute apportée par les généralistes expérimentés
G- La problématique du manque de temps en médecine générale
H- Support d’évaluation du deuil en médecine générale
I- Prescription médicamenteuse du généraliste dans le deuil normal
V- Discussion concernant les problématiques du généraliste vis-à-vis du réseau psycho-psychiatrique et perspectives
A- Démographie médicale
B- Coût financier des psychologues libéraux
C- Communication des spécialistes psycho-psychiatriques avec les médecins traitants
D- Médecin généraliste et équipe de postvention
VI- La double problématique du médecin généraliste
A- Nécessité d’une prise en charge des généralistes
B- Comment prendre en charge les généralistes ?
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
Annexe 1 : Définition du médecin de famille selon la WONCA Europe 2011
Annexe 2 : Deuil complexe et persistant : critères diagnostiques DSM-V (2013)
Annexe 3 : Etat de stress aigu : critères diagnostiques DSM-V
Annexe 4: Trouble du stress post-traumatique : critères diagnostiques DSM-V
Annexe 5: Verbatim

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